« Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître », disait le Cid. À quelques gaucheries près, l’affirmation pourrait être reprise par Héloïse Côté, même si cette jeune auteure ne manifeste jamais l’orgueil qui habitait le cher Rodrigue.
Sa trilogie, Les chroniques de l’Hudres1, une « fantasy » forte de 900 pages au total, se range, en effet, parmi les lectures alertes, au rythme soutenu et aux péripéties innombrables. L’écriture, correcte et prudente, n’est pas (encore) de celles qui éblouissent, mais on y sent la volonté d’assurer d’abord la fiabilité avant de tenter la haute voltige. Discipline prometteuse.
L’action ne manque pas. Le sang coule en abondance, les armes fracassent les têtes et tranchent les membres, les colosses surabondent, les alcôves bruissent de complots et de trahisons. Même la mer renchérit en dénichant un monstre au fond de ses eaux. Jusque-là, Les chroniques de l’Hudres ne fait que rejoindre ses analogues. Les choses deviennent plus intéressantes lorsque, comme dans les univers créés par Élisabeth Vonarburg, les courants religieux présentent leurs dimensions et donnent aux humains et à leurs décisions cohérence, rigueur et intransigeance. À la rage humaine de tuer s’ajoutent alors diverses frénésies divines ; et chacune d’exiger de ses fidèles le triomphe de son culte et de ses autels. Telle communauté obéit à une déesse féminine (Shirana), sa rivale ne jure que par un dieu mâle (Shir). Très tôt dans le récit, Héloïse Côté valorise comme troisième voie la synthèse effectuée par le pays de l’Hudres : « Sa foi en la Dualité, et la tolérance qui en résulte, fait de lui l’unificateur de tous les cultes ». L’Hudres ne fracasse pas les cultes l’un contre l’autre, mais harmonise le culte de Shirana et celui de Shir. « En fait, le problème ne découlait pas de la Dualité elle-même, mais bien des monothéistes – qu’ils vénèrent Shir ou Shirana – qui cherchaient à s’exterminer mutuellement… et à exterminer les serviteurs de la Dualité par la même occasion. » À cette heure où les fondamentalismes s’affrontent dans ce qui ressemble à une guerre de religions, la fiction peut nourrir la réflexion…
Une autre facette du récit mérite mention. Le dieu Shir et la déesse Shirana ne pratiquent pas mieux que les humains le respect mutuel et la coexistence pacifique qui en découlerait. À la manière des divinités grecques qui viennent au secours d’Hector ou guident le javelot vers le talon d’Achille, Shir et Shirana accordent parfois à leurs privilégiés humains une force irrésistible. La minuscule Léane triomphe du géant auquel on l’oppose, Léonte met en pièces des dizaines d’opposants. Jusque-là, une fois encore, Les chroniques de l’Hudres s’apparentent aux classiques du genre. La différence, et elle est de taille, ce sera l’effort de Léonte pour soustraire sa dignité d’homme et sa liberté personnelle aux calculs de ses divins protecteurs. Même si les pouvoirs magiques lui promettent la victoire, il refuse de devenir une machine à tuer et résiste de son mieux à cette rentable « possession ».
À cela s’ajoute, à la manière d’attraits supplémentaires, une kyrielle de qualités morales dont sont souvent dépourvus les héros plus grands que nature. La parole donnée est sacrée, les préférences sexuelles sont admises, les racismes les plus virulents connaissent des répits. Un excellent début.
1. Héloïse Côté, Les chroniques de l’Hudres, Alire, Québec : T. I, Les conseillers du roi, 2004, 305 p. ; 13,95 $ ; T. II, Les enfants du solstice, 2005, 309 p. ; 13,95 $ ; T. III, L’ourse et le boucher, 2006, 309 p. ; 13,95 $.
EXTRAITS
Avec le roi Magne à sa tête, l’armée hudresienne, déjà auréolée de plusieurs victoires remportées contre les Damasiens et les barbares osjes, n’avait plus à faire ses preuves… Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir les nerfs tendus. Les triomphes passés ne garantissaient pas ceux du futur, d’autant plus qu’elle n’affronterait ni des légions inexpérimentées ni une horde de barbares désorganisés. Les Namarres comptaient également plusieurs triomphes et, depuis la chute de l’empire de Darsonie, cinq siècles auparavant, ils avaient étendu leur hégémonie sur le sud, sur une grande partie des terres d’Orient et, tout récemment, sur le Lonjois.
Les chroniques de l’Hudres, T.I, p. 002.
Bien que l’animosité entre le nord et le sud remontât pratiquement à la création même du monde, l’armée de Magne n’avait pas encore affronté celle des Namarres. Le souverain du sud, le Rishan, méprisait ce peuple qui vénérait une déesse et jugeait plus digne de son armée d’écraser une rébellion aux frontières orientales de son royaume que de massacrer une dérisoire troupe de femmelettes venue du nord… jusqu’à ce qu’il ait vent que le roi Magne, après son triomphe sur la Damasie, risquait d’envahir le Lonjois pour libérer celui-ci de la présence namarre.
Les chroniques de l’Hudres, T. I, p. 002.
En fait, le problème ne découlait pas de la Dualité elle-même,mais bien des monothéistes – qu’ils vénèrentShir ou Shirana – qui cherchaient à s’exterminer mutuellement… et à exterminer les serviteurs de la Dualité par la même occasion. Il fallait les arrêter, ces aveugles qui menaçaient la paix fragile qui régnait entre le dieu mâle et la déesse femelle, il fallait les éclairer des lumières de la vérité, qui voulait qu’il n’y ait pas qu’un dieu ou une déesse, mais un Tout divin !
Les chroniques de l’Hudres, T. II, p. 226.
Que la grande prêtresse de Shirana dirige un royaume pouvait toujours se justifier aux yeux d’un Osje, mais une simple femme ?Cela relevait de l’impossibilité, voire de l’hérésie. Toutefois, quoi qu’en pensent Hurdaf et les Valdesiens, Léane confierait son trône à Arduf et nommerait les autres femmes osjes ses conseillères. Les Valdesiens devraient obéir, sous peine de représailles de la déesse.
Les chroniques de l’Hudres, T. III, p. 208-209.