Dans la section liminaire bonifiant la réédition, chez Mains libres, de son tout premier livre, Stanley Péan traite des ultimes moments passés avec son père. Il revient sur cette période éprouvante qui coïncide avec ses débuts en tant qu’auteur.
Il raconte notamment que, visitant son paternel atteint d’un cancer à l’hôpital, ce dernier l’avait présenté comme son fils écrivain à un de ses anciens collègues de travail venu, lui aussi, à son chevet. Cette désignation à la fois audacieuse et prophétique avait tout pour étonner, surtout qu’elle provenait d’un homme parfois intransigeant, un enseignant à la retraite, fervent de littérature avec un grand L qui ne semblait accorder qu’une mince importance au genre fantastique que pratiquait son fils. Rappelons que celui-ci est alors dans la jeune vingtaine, qu’il étudie à l’Université Laval et qu’il n’a encore rien véritablement publié. Le temps donnera toutefois raison au vieux sage, à celui que l’on surnommait Mèt Mo, c’est-à-dire le maître des mots.
S’immiscer dans le monde des lettres par la porte entrouverte du fantastique
Péan a beaucoup écrit depuis 1988, l’année où La plage des songes arrive initialement dans les librairies de la province. Concernant son livre nouvellement réédité, il affirme avoir « voulu le laisser presque tel quel, par respect pour le gamin rêveur et idéaliste qu’[il était] ». Bien sûr, l’écriture du Québécois né à Port-au-Prince s’est affinée au cours des 35 dernières années. Il n’en demeure pas moins, cette œuvre de jeunesse, ce prélude à une longue carrière, affiche de nombreuses caractéristiques encore observables dansCrépusculaires (2022) et Cartes postales d’outre-monde (2023), deux recueils récemment parus chez le même éditeur.
La plage des songes regroupe huit textes, écrits entre 1985 et 1987, convoquant le lecteur à pénétrer dans un monde vacillant, dans une réalité fragile et instable qui constamment appelle à voyager de l’autre côté du miroir. On perçoit l’inspiration de Borges par une propension pour les récits labyrinthiques et celle d’Edgar Poe en raison d’un penchant pour le macabre et le mystère. Dans les dialogues et les référents visant à dépeindre le pittoresque des personnages, on constate une présence accrue d’éléments tirés de la langue créole et de la culture haïtienne. En filigrane de certaines intrigues, on discerne parfois même un discours critique à l’égard du statut complexe de l’immigrant. Dans le passage suivant, par exemple, Péan décrit le fait de quitter son pays pour s’installer ailleurs avec une inquiétude presque kafkaïenne : « Tu t’absentes de ta patrie trop longtemps, la métamorphose s’opère, l’exil fait de toi un intrus, un étranger partout même chez toi, la distance et les années creusent un gouffre-indifférence, au sortir de rêves agités, l’insensé réveil dans ton lit transformé en Dieu sait quoi, un mutant, un hybride, enfin quelqu’un, quelque chose d’autre, mais plus un Haïtien ». D’une certaine façon, cet état d’esprit embrouillé illustre assez bien l’indicible sentiment d’étrangeté que l’on observe fréquemment dans les histoires de l’auteur.
Péan a grandi à Jonquière, au Saguenay, loin de l’île des Caraïbes qui l’a vu naître, loin aussi d’une métropole multiethnique comme Montréal où se retrouvait, dans les années 1970 et 1980, une large part de la diaspora haïtienne du Québec. Une des nouvelles de La plage des songes met ainsi en scène Alix, un Noir vivant dans une grande ville, dont le véhicule est tombé en panne au milieu d’une communauté rurale aux abords de l’autoroute 20. Confronté à une altérité blanche et raciste, il trouve refuge auprès de Noémie, une Autochtone qui l’invite dans son modeste logis. Soudainement, en pleine nuit, il décide de se rendre au garage où se trouve prisonnière sa voiture. Et dans une suite de gestes à la fois désespérés et hallucinés, il fracasse la vitrine le séparant de ce moyen de transport pouvant l’aider à fuir la désagréable malveillance de ce village qui, comme dans un film d’horreur, ne présente pourtant rien de particulier sous la lumière du jour. Un autre texte expose les tribulations d’un pauvre couple dont le mari, sans emploi et plutôt fainéant, se voit offrir un coffre miraculeux, une sorte de lampe magique apte à réaliser tous ses désirs de luxe et d’argent. Malheureusement pour lui, toutes ses demandes finissent par s’envoler en fumée. Plus loin, un homme ayant l’impression de partager son lit avec une concubine morte-vivante tente sans succès d’exorciser son angoisse par l’entremise d’un sorcier vaudou, et ailleurs, une femme tente de réaliser son désir de maternité en se rapprochant d’un jeune garçon doté d’un incompréhensible pouvoir. En somme, les personnages sont constamment confrontés à des situations dans lesquelles une valeur incongrue s’insère dans l’équation rationnelle du réel, provoquant bien souvent une espèce de déraillement de l’esprit.
Trente-cinq ans plus tard…
Que reste-t-il aujourd’hui des particularités qui définissaient l’univers littéraire du jeune Péan ? Certainement, l’auteur a exploré d’autres sphères d’écriture depuis : il s’est adonné au roman, à l’essai et à la littérature jeunesse. Toutefois, comme nouvelliste, on pourrait avancer que, dans l’essence profonde, rien n’a véritablement changé. Dans ses récentes publications, on observe encore une évidente propension pour l’étrange et le fantastique, pour des personnages éprouvant des troubles ou des dérèglements d’ordre psychique, pour des histoires au-dessus desquelles un mal souvent invisible plane constamment et pour des rebondissements à la limite de la vraisemblance que justifient des moments d’onirisme ou de folie.
Le changement qui semble le plus manifeste se trouve peut-être du côté de l’écriture elle-même. Avec le temps, le vingtenaire doué s’est transformé en maître de l’intrigue. Ses récits sont plus concis, ses chutes plus déstabilisantes, ses phrases plus finement ciselées. On remarque aussi une faculté mieux aiguisée pour décrire et camper des personnages. Au fil du temps, Péan a su développer son assurance à marcher sur la corde raide de la fine marge séparant le rêve et la réalité. Sur le plan des cadres dans lesquels évoluent les protagonistes, on apprécie encore une évidente couleur haïtienne, mais tout semble se profiler plus subtilement. Derrière la pluralité des narrateurs utilisés, on devine un auteur capable d’alimenter ses fictions à même une vie riche en expériences, une posture qui se distingue de celle du jeune écrivain qui, dans le contexte du Québec littéraire de la fin des années 1980, essayait d’inscrire sa voix au regard des paradigmes qu’impliquait la notion d’écriture migrante alors toute récente.
Crépusculaires
Crépusculaires se compose de textes de longueurs variées. Même que certains apparaissent excessivement brefs. Toutes écrites entre 2004 et 2022, près de la moitié des nouvelles du recueil ont fait l’objet de publications antérieures, soit dans des revues ou ailleurs. Pour cette raison, il serait possible de reprocher la direction légèrement imprécise de l’entreprise. Par contre, la présence de sept textes, tout aussi laconiques qu’énigmatiques et dont la création semble plus récente, contribue à mieux faire passer l’éclectisme des éléments. Également, le personnage de Marvin Courage, connaisseur de jazz et animateur du balado L’avocat du jazz, qui apparaît au début et à la fin du livre crée un effet d’encadrement relativement efficace. On doit de plus mentionner ce très beau texte placé en introduction : « Le temps qui passe, Borges et moi », dans lequel l’auteur imagine une conversation entre celui qu’il est devenu et le jeune écrivain qu’il était, autour du grand homme de lettres argentin.
« J’ai eu envie de jeter un coup d’œil sur mon reflet à fleur d’eau, afin de m’assurer que j’étais bel et bien moi, en train de rêver cette rencontre dont je me souvenais autrefois, mais mon alter ego m’avait devancé en m’annonçant froidement qu’il était celui qui rêvait et moi, juste le rêvé dont le visage adoptait en alternance mes traits de cinquantenaire et ceux de mon père, à l’époque où je lui avais fait lire Borges. »
Trente-cinq ans, trente-cinq images, trente-cinq nouvelles
La démarche particulière de ce livre est exposée en liminaire : « Cartes postales d’outre-monde est la réponse à un défi que nous nous sommes lancé l’un à l’autre, mon ami Jean-Michel Girard et moi : un marathon intensif d’écriture ». Il importe de savoir que les deux acolytes ont précédemment collaboré à la bande dessinée Fuites. Izabel Watson, et que c’est d’ailleurs dans le cadre d’une séance de travail liée à la préparation du deuxième tome de cette série que leur est venue l’idée de créer 35 nouvelles inspirées de 35 illustrations proposées par Girard.
Contrairement à Crépusculaires dont on vient de critiquer le caractère un peu fourre-tout, ce plus récent recueil fait preuve d’une unité remarquable. Les images de facture hyperréaliste de Girard possèdent en elles-mêmes un indéniable pouvoir d’évocation et Péan parvient à en maximiser la puissance narrative pour en extraire des récits témoignant d’un art de la nouvelle parfaitement maîtrisé. Aussi, le livre a été conçu dans un très court laps de temps. Un peu à l’instar de la plupart des musiciens de jazz qui enregistrent un album en quelques jours, voire en quelques heures, le duo dans un moment de complicité condensée a su capter cette fusion, cette fluidité homogène et mélodique pouvant exister momentanément entre deux créateurs.
Parlant de jazz, il serait mal avisé de s’intéresser à l’œuvre de Stanley Péan sans rappeler qu’en marge de sa carrière littéraire, l’auteur est aussi connu des auditeurs de la station musicale de Radio-Canada pour l’émission Quand le jazz est là qu’il anime depuis de nombreuses années. Surtout, il serait presque inconvenant de passer sous silence la colossale biographie qu’il vient de consacrer à un légendaire contrebassiste québécois : Michel Donato. Bleu sur le vif (2023), un ouvrage excessivement bien documenté et renfermant une mine d’informations. Dans ce pavé de plus de 400 pages, on en apprend sur les relations que Donato a entretenues avec certains grands noms de la note bleue comme Miles Davis, Oscar Peterson ou Bill Evans, mais aussi, on a accès à tout un tas d’anecdotes tirées de sa vie personnelle et professionnelle. Il est notamment question du lien d’amitié fascinant qui unissait le musicien et le poète Michel Garneau, tout ça décrit par la plume vivante du mélomane Péan.
Sous les ponts de la rivière aux Sables
Si beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la rivière aux Sables, à Jonquière, au cours des 35 dernières années, beaucoup de récits ont été imaginés, écrits puis parachevés depuis cette lecture révélatrice du Livre de sable de Borges. Individu prolifique aux multiples facettes, Péan a su faire sa marque à pas de géant. Et aujourd’hui, s’il avait la chance, comme dans une fiction, de s’adresser à rebours au jeune homme qu’il était, il pourrait sans gêne lui affirmer : « Mission accomplie ! » Aussi, peut-être serait-il tenté de lui transmettre les paroles de cette curieuse sagesse qu’il avait conçue, dans La plage des songes, alors qu’il n’avait que 20 ans : « S’il est une chose que j’ai apprise au fil des ans, c’est que les plages de la réalité sont rarement aussi merveilleuses que celles de nos songes ».
L’auteur a publié aux éditions Mains libres (Montréal) :
Fuites. Izabel Watson, tome 1, 2022, 72 p.
Crépusculaires, 2022, 204 p.
Cartes postales d’outre-monde, 2023, 270 p.
Michel Donato. Bleu sur le vif, 2023, 474 p.
La plage des songes, 2023, 186 p.
EXTRAITS
La mémoire est une faculté qui oublie quand ça lui chante. Et à l’étudiant fraîchement inscrit en lettres à l’Université Laval, je voulais demander ce qui l’avait attiré chez Borges et ce qui pouvait expliquer que cette œuvre exerce encore le même pouvoir de fascination sur le cinquantenaire qu’il était devenu. Je me rappelais en tout cas avoir ébranlé les certitudes de Mèt Mo, mon défunt père rigoureusement cartésien en matière de littérature et peu friand de fantastique, en lui offrant Le livre de sable.
Crépusculaires, p. 11.
Car je n’ai pas imaginé cette histoire, je vous le jure. J’en ai pour preuve la version numérisée du bootleg de Mark Cecil Black enregistrée automatiquement et à mon insu sur mon ordi via la connexion USB et le logiciel d’acquisition audio. Night and day, je me repasse inlassablement l’intégrale du microsillon, et plus particulièrement la plage cachée faite de grésillements indéchiffrables, convaincu d’y trouver éventuellement, sinon la clé du mystère, au moins une piste…
Crépusculaires, p. 25.
J’ai rêvé de Miles, m’avait-il raconté. Dans mon rêve, j’étais sur scène avec le groupe de Tony Williams. Et tout à coup, Miles est sorti des coulisses. Il tenait sa trompette d’une main et a posé l’autre main sur mon épaule. Lui et moi jouions à l’unisson mais, au lieu de notes, des mots jaillissaient de son instrument. Il venait nous dire de ne pas trop pleurer, qu’il allait bien, qu’il veillait sur nous, qu’il était fier de nous.
Crépusculaire, p. 194.
Karine se remémorait enfin une idée de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, citée par quelqu’un, elle oubliait qui, une idée selon laquelle il n’était pas aisé de distinguer le fantastique de la réalité, dans la mesure où nul ne pouvait certifier la véritable nature de ce à quoi on attribuait le statut du réel.
Cartes postales d’outre-monde, p. 24-25.