Je hasarderai cette formule : toute autobiographie est sous-tendue par une métaphysique.
Devenu presque nonagénaire, je ressens le sentiment d’un accord avec moi-même, celui d’être parvenu à un point où je dois être, et d’une liberté. Là aussi ma plume et ma tête continuent de beaucoup s’exercer. Cet accord intime s’accompagne d’une dissidence par rapport à une époque dont je refuse les valeurs qui l’orientent et la dirigent. Situation inconfortable jusqu’à un certain point, certes, mais j’y vois aussi l’occasion, plus, la nécessité d’affirmer des fidélités intimes. Tous les livres que j’ai lus sont autant de voies qui convergent. Tout ce que j’ai écrit et continue d’écrire ne constitue sans doute que des bribes, des tâtonnements, des fragments de la chronique d’un parcours auquel conviendrait le nom de pèlerinage ou de quête mais celle-ci tournée vers l’intérieur, d’un élan prolongé vers plus de conscience. Je pourrai dire aussi plus justement vers la vérité avec l’espoir d’en être saisi et habité. Si je rapproche l’évolution de mes pratiques littéraire et picturale, une évidence s’impose à mes yeux : celle d’un mouvement identique vers une autonomie progressive. Je pourrais parler d’une personnalisation croissante de mes travaux qui était l’indice et la manifestation particulière d’un processus global de transformation de ma personne. Il ne touchait pas seulement le domaine de l’esthétique, mais encore et surtout ma conduite morale, ma responsabilité dans la communauté des hommes, ma conception de l’existence, de la spiritualité. Le sens en est devenu plus apparent à mes yeux, plus conscient et encouragé. En réalité je me dégageais lentement, malaisément de l’appris, du transmis, des idées, coutumes, croyances, jugements venus d’ailleurs, des autres, constituant la doxa. Je crois avoir échappé peu à peu à son emprise, à la toute-puissance de « l’air du temps ». Je n’en ai évidemment pas fini aujourd’hui ! Bien sûr, je simplifie, car ce ne fut pas un mouvement continu, puisqu’il y eut des ralentissements, des arrêts peut-être, des régressions mais aussi des prises de conscience et des éclairages inattendus. Je crois cependant pouvoir affirmer la pérennité de ce changement intime, son orientation de plus en plus décisive vers une autonomie personnelle et une liberté intérieure croissantes. Tel est du moins ce que livre le regard rétrospectif que je porte sur ma vie. Oserai-je parler d’une émergence de l’Être ? Je suis porté à en faire l’hypothèse, mais qui peut en décider ?
L’imprévisible.
Et maintenant, qu’écrire ?
Voilà ce que je pouvais écrire jusqu’à cette date butoir de février 2020, qui me paraissait raisonnable, et, disons, justifiée. Je crois qu’elle ne l’est plus.
[Rappelons qu’en 2020, nous étions en pandémie.]
Vous réclamiez du nouveau ?
Voici une guerre en Ukraine qui n’est pas près de se terminer ! Les grandes puissances États-Unis et Chine y poursuivent leur implacable conflit pour la suprématie mondiale, avec la Russie et les pays de l’OTAN comme nations interposées. En fait, nous ne savons pas ce qui se passe vraiment. Notre seule certitude est qu’on nous trompe, on nous plonge dans la désinformation, le mot nouveau pour dire « le mensonge ». Ce « on » englobe les gouvernements, les puissances de l’argent, de l’économie, des armes, des médias. Avec des hors-d’œuvre : El Niño qui commence son cycle devrait nous donner des températures dans lesquelles les humains ne peuvent pas vivre, avec inondations, incendies gigantesques, sécheresse, ouragans. Tel est le réel quotidien, la violence que nous oublions quand elle n’est pas à notre porte, mais elle le sera. Les plus pessimistes – ou les plus lucides – voient là les prémices de la Troisième Guerre mondiale avec le danger nucléaire à l’horizon. Dans l’immédiat, nous essayons de vivre notre peur, notre angoisse de la mort. Il faudrait croire cependant à notre salut de toutes nos forces, notre ténacité, notre vaillance. Sera-ce suffisant ? On comprend mieux le psaume qui décrit notre situation : « Du fond de l’abîme je crie vers toi ». Je dirai dans mes mots : « Dieu, souviens-toi que tu nous as créés comme tes enfants ». Ces lignes, je les écris avec un peu de recul et sans souci de méthode, en assumant le risque des redites. Nous ne sommes plus dans l’œil du cyclone, mais d’autres menaces prennent le relais. Les événements mettent à l’épreuve ma résistance, ma confiance surtout, et mon espérance. La lampe est toujours sur la table, comme elle l’était il y a quatre-vingts ans, mystérieusement fidèle. Elle laisse tomber sa douce lumière sur le livre que je lis, sur la page que j’écris. J’en fais la lampe du veilleur. Elle me réconforte, m’apaise, me guide, m’éclaire. La pensée me vient que ma lampe n’est pas la seule, il en existe d’autres allumées un peu partout, proches ou lointaines. J’en reçois la force quotidienne pour faire les derniers pas sur mon chemin dans un sentiment accru de liberté intérieure et la foi intacte en une réalité transcendante.