De l’actuelle crise du logement à une colonie d’enfants sauvages, de la découverte d’un cadavre sur le mont Royal à des duos improbables ou encore à une saga familiale, les romans de Catherine Leroux, parfois contemporains, parfois utopiques, s’inspirent souvent de faits divers glanés dans l’actualité. L’autrice, dont la capacité narrative et l’imagination débordante ne sont plus à démontrer, poursuit sa lancée vers la vérité.
La romancière et traductrice littéraire est née en banlieue de Montréal en 1979. Elle cumule tant les nominations de haut niveau que les prix littéraires ou de traduction : prix France-Québec pour Le mur mitoyen, prix Adrienne-Choquette pour Madame Victoria, prix Jacques-Brossard de la science-fiction et du fantastique pour L’avenir, prix John-Glassco de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada pour Corps conducteurs (Us Conductors, de Sean Michaels) et Prix du Gouverneur général (traduction) pour Nous qui n’étions rien (Do Not Say We Have Nothing, de Madeleine Thien).
Les « inlogés », ou le Peuple de verre1
Plusieurs l’ont déjà dit et écrit, le cinquième et dernier roman de Catherine Leroux, publié en 2024 et encensé par la critique, ressemble davantage à une docufiction qu’à une dystopie.
La crise actuelle du logement, que l’autrice a elle-même vécu de plein fouet, trouble les autorités gouvernementales plutôt inactives et fait la une des journaux, choses impensables il y a peu. L’écrivaine introduit des concepts qui donnent froid dans le dos, dont celui de l’HAPPI, Habitation Atelier pour personnes inlogées, d’où il est presque impossible de sortir : « Est-ce qu’ils ont choisi cet acronyme par ironie, par hypocrisie ou par utopisme ? » Quant au mot inlogé, il « désigne maintenant l’identité itinérante, un calque du vieil euphémisme californien unhoused. Après avoir accepté […] le mot présentiel […] notre génération était perméable à tous les néologismes ».
Bien que les HAPPI n’existent pas encore, le sigle ramène en mémoire les workhouses2, ou maisons de travail, ces institutions à l’allure de prisons qui ont fleuri en Angleterre sous Elizabeth Ire. Elles existeront de 1597 jusqu’à 1948, alors que le premier programme d’aide sociale sera créé pour secourir les démunis de tous genres, itinérants, personnes âgées, orphelins ou invalides.
Dans Peuple de verre, la journaliste Sidonie couvre avec un professionnalisme imaginatif la crise du logement sévissant au pays, jusqu’à ce qu’elle soit à son tour amenée de force et hébergée contre son gré dans l’HAPPI « de l’Est de l’Île ». Elle n’avait rien vu venir. « Il faut prouver qu’on a un bail valide pour pouvoir circuler dans les rues. Sinon, hop ! » Elle découvre avec horreur les journées sans espoir où l’ont conduite ses mille mésaventures, dont un divorce qu’elle a vraiment mal géré.
Alors que Sidonie pensait avoir touché le fond de la misère au sein d’une communauté emprisonnée et en détresse, elle constate qu’il y a pire encore, car il existe dans les souterrains de la HAPPI un monde oublié où, en pleine noirceur, des gens à moitié nus vivent dans des cages. Homo homini lupus est3.
L’arrivée d’enfants dans son dortoir exclusivement féminin – les hommes étant logés ailleurs – tout d’abord lui procurera une tristesse infinie, puis éventuellement lui insufflera l’espérance de jours meilleurs et la force pour y parvenir.
La révolte gronde ; Sidonie n’a plus le choix, elle doit agir.
Une colonie de sauvageons, ou L’avenir4
Dans un Fort Détroit imaginaire, à une date non précisée, une petite collectivité de francophones tente de survivre. Les personnages du quatrième roman de Catherine Leroux, comme les « inlogés » de Peuple de verre, ne devront leur salut qu’à la résilience des enfants.
Récipiendaire du prix Jacques-Brossard de la science-fiction et du fantastique, L’avenir est une uchronie d’espérance et de solidarité, dont l’action se situe à Motor City, la ville de Détroit fondée par Cadillac en 17015 mais totalement réinventée. Ne disparaissent du décor ni l’automobile, symbole de la ville, ni la pollution, ni les inégalités sociales et raciales, ni la pauvreté inhérente au déclin des usines dans « la ville des révoltes, des faillites, des injustices et des balles perdues ». Depuis 1967, année des sanglantes émeutes aux États-Unis, la ville se meurt.
Gloria vient habiter à Fort Détroit après avoir appris la mort violente de sa fille Judith, toxicomane, et s’installe dans sa maison délabrée. Elle veut comprendre comment et pourquoi le drame s’y est produit et, surtout, retrouver ses deux petites-filles Matilda et Cassandra, disparues le jour même de l’assassinat de leur mère. « C’est vrai que ma fille maltraitait ses enfants ? »
Gloria découvre autour d’elle une communauté d’entraide née dans le chaos de la cité agonisante. Grâce à la générosité de ses voisins – et à l’agriculture urbaine –, la vie lui paraît moins lourde. Elle constate qu’à l’orée du bois s’est installée une bande d’enfants plus ou moins sauvages ayant fui la violence de la ville. Vivant en autarcie, capables d’agressivité sans être vraiment méchants, les petits se sont organisés et leurs vies « sont toutes gouvernées par Fidji. Elle se répète son mantra, ils sont en sécurité, ils sont invisibles ». Les petites-filles de Gloria se cacheraient-elles au sein de cette bande ?
Catherine Leroux a non seulement inventé un monde imaginaire, elle a aussi créé un langage inspiré du Muskrat French6 : « Si t’en verrais d’autres de même, avec des photos, faullait que tu les enlèves », expliquera un des enfants à un autre au sujet d’une affiche portant l’inscription « d-i-s-p-a-r-u ».
The Future, la traduction anglaise du roman faite par Susan Ouriou, a remporté le concours Canada Reads 2024 de CBC.
Un cadavre sur le mont Royal, ou Madame Victoria7
Succès de critique et d’estime, prix littéraire Adrienne-Choquette, le troisième livre de Catherine Leroux s’inspire d’un fait divers révélé à l’émission Enquête de Radio-Canada. À qui appartiennent les restes humains découverts à flanc de montagne, dans le boisé derrière l’hôpital Royal Victoria, au cœur de Montréal ?
Jamais identifié, le squelette, surnommé Madame Victoria, serait celui d’une femme décédée en 1999. Cette appellation deviendra le titre du roman de Leroux, qui tient davantage du recueil de nouvelles que du récit, pour se faire même un peu thriller. Depuis toutes ces années, l’appel à témoins lancé par Enquête n’a jamais rien donné. Malgré une reconstruction faciale et des recherches approfondies, il n’y eut jamais de concordance entre les plaintes déposées par les familles ou amis d’une personne disparue et l’ADN du cadavre. Savoir que Kathy Reichs, la bien connue anthropologue judiciaire et auteure de séries et romans policiers, s’est occupée du dossier, ajoute une touche de véracité au travail d’analyse effectué.
Anonyme. Une mort silencieuse pour l’anonyme Madame Victoria, toujours sans identité. Comment cette énigmatique personne était-elle arrivée au Royal Victoria, « l’hôpital si douillettement niché dans l’étoffe de la montagne », ce dont personne ne doute puisqu’elle en portait encore les vêtements ? Il faudra tout le talent de Catherine Leroux pour proposer une dizaine d’hypothèses, plus fascinantes les unes que les autres. L’autrice retourne au cœur du personnage et frôle peut-être la vérité, qui sait. Victoria a-t-elle été tuée, a-t-elle succombé à une maladie ou à un accident, s’est-elle suicidée ? Le mystère demeure.
Toutes les Victoria imaginées semblent avoir connu des moments pénibles dans leur vie, mais – ainsi en a décidé l’écrivaine – chacune paraît avoir retrouvé une certaine paix au moment de mourir loin des siens. Pour faire vivre ses Victoria, Leroux joue avec les classes sociales, avec l’histoire, avec le passé et le futur. « J’étais une sainte. Une icône, une idole. De partout on venait m’adorer, m’inonder de fumée », dit Victoria Kumari, alors que Victoria dans le temps affirme : « La capsule était douillette comme le jaune d’un œuf bien couvé ».
Coups d’essai, coups de maître : Le mur mitoyen8 et La marche en forêt9
Prix littéraire France-Québec 2014, le deuxième roman de l’autrice, Le mur mitoyen, s’inspire de faits divers et entremêle quatre duos de personnages dont un jour la vie bascule.
Quête des origines et filiation, amours et désamours – autant maternels que de couple, fraternels ou d’amitié –, le roman choral traite de l’importance des liens du sang et des liens affectifs. Lesquels ont plus de valeur ? Sont-ils par nature irréversibles ? Où nichent par ailleurs la fatalité et le destin ?
Catherine Leroux tranche : « Les fratries ne sont pas des organes indestructibles. Peu de choses le sont, en fait ».
Il y a d’abord les enfants Monette et Angie, dont la seconde, l’aînée, protège sa cadette et lui sauvera la vie. « Des larmes pointent au coin des yeux d’Angie. Elles vont mourir. Puis, la solution lui apparaît. » La jeune héroïne paiera cher le prix de sa bravoure. « Dans l’agitation des sirènes, [Angie] n’entend pas Monette qui sanglote dans les bras d’un policier.
Puis Madeleine et Madeleine, qui sont en fait une seule et même personne. « Il semble que vous aviez une sœur jumelle avec qui vous avez fusionné in utero. […] Les patients qui sont dans cette situation sont appelés des chimères. » Lorsqu’elle avait passé des tests génétiques, Madeleine, éberluée, l’avait appris : « Selon votre ADN, vous n’êtes pas la mère d’Édouard ». Comment acceptera-t-elle cette étonnante révélation ?
Quant à Ariel et Marie, ils s’aiment depuis toujours et sont heureusement mariés. Sans s’en douter, ils sont par ailleurs aussi jumeaux. « Curieusement, ils ont mis du temps avant de se rendre compte qu’ils avaient tous les deux été adoptés. » Un jour, la vérité éclate. Doivent-ils cacher être en fait un couple incestueux ? « Plus personne n’arrivait à poser sur eux un regard qui ne soit empreint de dégoût. » Que faut-il faire ?
À l’inverse d’Ariel et Marie, Simon et Carmen pensaient être frère et sœur, très proches l’un de l’autre, presque en symbiose, mais voilà, ayant été tous deux adoptés, ils n’ont aucun lien de parenté. Leur mère « n’avait pas l’intention de quitter ce monde sans éclairer ses enfants sur leurs origines ». Simon fuira celle qui avait été sa sœur, Carmen ne saura plus que faire de sa propre douleur et « du silence de Simon qui a vraisemblablement décidé qu’il n’était plus son frère ». Sauront-ils revenir « au magma premier de leur histoire » ?
La qualité et la maturité du premier livre de Catherine Leroux, La marche en forêt – finaliste du Prix des libraires du Québec –, ont été d’emblée reconnues par le milieu littéraire. Les quasi-nouvelles de cette saga présentent – dans l’ordre et le désordre – plusieurs membres d’une même famille, de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui. L’arbre généalogique des Brûlé placé au début de l’œuvre aide à comprendre les liens existant entre eux.
Après avoir été déconcerté par ce qui semblait une absence d’unité entre les personnages, le lecteur réalise que ces tantes et oncles, grands-parents ou cousins et cousines ont de fait une ancêtre commune. Alma apparaît, disparaît, revient sans cesse.
Alma l’indienne, Alma la chasseresse, Alma qui a une première vie de fermière, Alma qui s’enfuira, son besoin de liberté au sein de la forêt étant plus grand que tout. « Elle n’a pas laissé de note, parce qu’elle ne veut pas être cherchée, ni attendue. » Elle ira vers l’Ouest, poseuse de dynamite pour le Grand Trunk Railway. Pendant la guerre de Sécession, elle offrira ses talents aux moins méprisants, troupes de l’Union ou Sudistes. Puis remontera un jour vers le Nord pour y mourir.
Après sa marche en forêt, Alma retournera chez elle, dans la « vieille maison », du nom « dont on a baptisé la demeure centenaire où les Brûlé vivent de génération en génération ».
1. Catherine Leroux, Peuple de verre, Alto, Québec, 2024, 282 p.
2. Voir l’article « Workhouse », dans Wikipédia, au https://fr.wikipedia.org/wiki/Workhouse.
3. « L’homme est un loup pour l’homme », Plaute, vers 195 av. J.-C.
4. Catherine Leroux, L’avenir, Alto, Québec, 2020, 349 p.
5. La construction du fort Pontchartrain du Détroit (ou fort du Détroit, ou fort Détroit) en 1701, par Antoine Laumet de La Mothe-Cadillac, marque la fondation de la ville de Détroit.
6. Voir l’article « Francophonie au Michigan », dans Wikipédia, au https://fr.wikipedia.org/wiki/Francophonie_au_Michigan.
7. Catherine Leroux, Madame Victoria, Alto, Québec, 2015, 235 p.
8. Catherine Leroux, Le mur mitoyen, Alto, Québec, 2013, 323 p.
9. Catherine Leroux, La marche en forêt, Alto, Québec, 2011, 293 p.
EXTRAITS
Je mets une éternité à m’endormir. Ils nous font nous coucher avant le soleil. Infantilisés jusque dans le sommeil. De mon lit, je peste contre le jour qui entre par le bout du dortoir. À moins que ça ne soit un de ces horribles néons qui anéantissent le teint et font ressortir les pores comme des trous de balle. Impossible de savoir de là où je suis placée.
Peuple de verre, p. 9.
Cyrille a fini par lever la tête, et il y a eu ce moment qu’on ne peut concevoir avant de l’avoir vécu, où l’homme tente de nier son infidélité pendant qu’il est encore dans sa maîtresse. Je n’ai retenu aucune de ses paroles ni la couleur des larmes sur le visage qui me regardait toujours tête-bêche. Je me souviens qu’elles roulaient à l’envers, des cils vers la lisière des cheveux. […] Puis, la voix trop haut perchée de Marieke. « Ça va, Sido ? »
Peuple de verre, p. 101.
Plus loin, un mini pleure de fatigue, ainsi qu’une grande qui saigne du nez – c’est une règle empirique dans le Ravin : il y a toujours une ou deux personnes qui pleurent, deux ou trois qui rient ou qui se battent, une demi-douzaine qui dorment, quelques-unes qui se vident les intestins après avoir avalé des fruits trop verts ou de l’eau croupie, et une qui agonise.
L’avenir, p. 123.
Elles étaient trois le jour de la naissance de Mathilda, son père était déjà mort, celui de Cassandra s’était évaporé. Judith avait le don de faire fuir les pères, ou alors de repérer les âmes fugueuses. C’était un peu le thème dans cette maison, la fuite. La venue au monde de sa sœur avait ressemblé à une évasion, Mathilda s’échappant de l’utérus comme d’un donjon. Cassandra était là, elle a tout vu.
L’avenir, p. 329.
La pente est abrupte et la brise est chaude. […] Elle gravit la butte jusqu’à son sommet. De ce promontoire, elle peut voir les toits compliqués de Montréal et ses avenues fêlées, ses habitants pleins de volonté et elle se dit qu’elle s’est trompée sur cette ville. Elle vibre de tendresse. La ramure au-dessus d’elle se met à danser, et quelque chose lui dicte de ne pas bouger. Elle est exactement là où il faut.
Madame Victoria, p. 35.
La montagne est abrupte, je monte vite. Au bout de quelques minutes, j’ai le souffle court et le panier me pèse. J’ai une vue sur les quartiers de pierre grise avec les chevaux des Anglais qui dorment sous des couvertures lourdes, comme des princes. J’ai chaud sous mes lainages et mes pieds, trop petits pour mes bottes, glissent contre le cuir raboteux. Je continue de grimper.
Madame Victoria, p. 144.
Quand Madeleine était petite, elle aurait tout donné pour qu’on lui apprenne qu’elle n’était pas la fille de ses parents. Elle rêvait qu’un jour, un homme en complet se présente à la maison pour annoncer une erreur commise des années auparavant, alors qu’on l’avait malencontreusement échangée contre une enfant du voisinage ou, mieux encore, qu’elle était la fille de voyageurs étrangers.
Le mur mitoyen, p. 163.
C’est l’histoire d’une femme née à même le sol, à une époque où il n’était pas de bon augure de naître hors d’un lit. Une enfant enlevée aux siens alors que le monde n’était pour elle qu’une bouillie confuse. Une fillette qui, au pensionnat, a refusé d’apprendre la langue des Blancs jusqu’au jour où elle a vu un livre dont elle a voulu percer les mystères.
La marche en forêt, p. 13.