Sous-titré Interviews littéraires et paru d’abord en 1931, Paragraphes d’Alfred DesRochers nous convie à une lecture originale de treize auteur(e)s publié(e)s entre 1925 et 1931. Les femmes sont majoritairement poètes (cinq sur six), les hommes se répartissent également entre critiques et poètes (trois sur six dans chaque genre), et une écrivaine revient deux fois sous la lunette du journaliste sherbrookois. Mises à part les peu connues Gaëtane Beaulieu et Marie Ratté, tou(te)s sont des personnages phares de la littérature québécoise de l’époque.
La singularité de Paragraphes tient à ce que DesRochers interviewe non pas les auteur(e)s mais leurs œuvres, dont il rend compte en empruntant la voie d’une missive, d’une lettre ouverte à un journaliste, d’une conférence ou d’un entretien classique. Il livre ses commentaires critiques, une fois sous le pseudonyme de « M. Lomkiva », deux fois en tant que « Léon Jalder (une anagramme formée à partir de son cryptonyme Noël Redjal) » [utilisé à une occasion], nous dit la préfacière Stéphanie Bernier. Personne, bien sûr, n’est dupe de ce subterfuge.
Les interviews mettent en relief tantôt l’individualité de la jeunesse littéraire d’après-guerre, tantôt l’américanité de la littérature « canadienne-française », ou encore ils appellent à l’originalité et à la modernité « en plaidant en faveur de la préséance de la forme sur le fond ». Ils disent une franche admiration pour le roman Lill de Gaëtane Beaulieu, pour les contes de L’homme qui va de Jean-Charles Harvey, pour les analyses d’Harry Bernard (Essais critiques), de Maurice Hébert (De livres en livres) et de Séraphin Marion (En feuilletant nos écrivains), et pour les recueils de poésie de Jovette Bernier (Tout n’est pas dit), d’Alice Lemieux (Poèmes), de Georges Boulanger (Fleurs du Saint-Laurent), de Robert Choquette (À travers les vents), de Marie Ratté (Au temps des violettes), de Simone Routier (L’immortel adolescent), d’Éva Senécal (La course dans l’aurore) et… d’Alfred DesRochers lui-même, le « meilleur ami » de l’auteur, qui interroge ses deux recueils, L’offrande aux vierges folles et À l’ombre de l’Orford. Seul le recueil de Georges Boulanger, avec sa « senteur étourdissante d’ortie », s’attire les foudres de l’intervieweur.
L’auteur de Paragraphes, qui « n’a pour scolarité qu’une troisième année de cours classique », s’exécute avec une érudition remarquable. Il a beaucoup lu, réfléchi et écrit sur le monde littéraire en général, et sur la sphère québécoise en particulier. Son essai fourmille de citations d’écrivains de toute provenance, de tout genre et de toute époque : d’Aristote, Platon, Cicéron et Pindare à Ronsard, Victor Hugo, Mallarmé et Alfred Jarry, en passant par Herbert George Wells, Oscar Wilde, Herbert Howells et Rudyard Kipling, évoquant au passage l’Iliade, la Bible, l’Imitation, Nietzsche… S’il déplore la « pauvreté » et le « [retard] d’une cinquantaine d’années » de notre littérature, il savoure pleinement la « prose supérieure » de Séraphin Marion et considère Simone Routier comme « le poète féminin du Québec qui a le souci le plus évident de sa technique », tandis qu’il donne Albert Pelletier comme « le plus consciencieux de nos critiques littéraires » et Olivar Asselin comme « le meilleur journaliste canadien ». La poésie de Robert Choquette est quant à elle « un feu d’artifice continuel ». DesRochers émaille souvent ses propos d’affirmations dont on peut certes contester la pertinence ou la justesse, mais qui ne laissent jamais indifférent : « La volonté est la faculté suprême de l’intelligence », « [l]e lyrisme renferme tout », « la poésie est l’art d’être dupe », « [l]es images […] sont la musculature même du poème lyrique »… Et il ne se prive pas d’user d’un humour satirique en dénonçant « les abois envieux des roquets de la critique » et en stigmatisant « le bric-à-brac classique des Parnassiens », le « chloroforme de Boileau » et le « futuris[m]e suraigu » de Georges Boulanger.
Bref, Paragraphes dévoile une facette fort captivante d’un auteur que l’histoire littéraire québécoise retient d’abord, et parfois uniquement, comme poète.