Déjà connue dans les milieux intellectuels et universitaires pour ses travaux sur la parentèle, les femmes, le genre, les élites et la domination sociale à l’époque du haut Moyen Âge, Régine Le Jan, professeure émérite à la Sorbonne, mêle étroitement toutes ces thématiques dans son foisonnant mais difficile ouvrage Amis ou ennemis ? Émotions, relations, identités au Moyen Âge.
Essai sur l’amour et le désamour au temps de la chevalerie ? Pas vraiment. Ce qui intéresse l’auteure, c’est moins la nature ou la profondeur des relations – amitiés ou inimitiés – individuelles que le type de liens que créaient celles-ci et les obligations qui en découlaient. Il faut savoir en effet qu’à cette époque, les individus ne sont pas définis par leur identité particulière mais par leur univers relationnel, c’est-à-dire par les liens qui les rattachent à leur entourage (famille, corporation, communauté, etc.).
Le Jan entend par amitié tout lien unissant deux personnes. Cette amitié peut donc se décliner sur un large registre : propinqui (proches), fideles (fidèles), parentes (parents), vicini (voisin), etc. De cette pluralité des relations découle naturellement une pluralité d’identités. D’abord, dès sa naissance, la personne s’inscrit dans un réseau social et familial qui la détermine en grande partie. Se superposent à ce premier réseau identitaire ceux qu’elle crée par un mariage, par une foi partagée ou encore par la soumission à un même suzerain. On peut donc être successivement ami ou ennemi au gré des circonstances où l’on est placé.
Pour analyser le comportement des hommes et des femmes du haut Moyen Âge, on trouvera chez Le Jan beaucoup d’emprunts à l’anthropologie mais aussi à la sociologie, aux études de genre et à la psychologie sociale. Le but de l’auteure étant, au final, de situer les rapports sociaux dans leur contexte historique pour mieux comprendre quelle conduite ils imposaient aux contemporains de l’époque.
Foisonnant par le nombre étourdissant d’exemples et de personnages qu’elle convoque au soutien de ses thèses sur l’amitié et son opposé, entre le Ve et le XIIe siècle, l’ouvrage, proche de l’étude universitaire, n’en est pas moins exigeant. Contrairement à ce que pourrait donner à croire un sujet aussi chargé d’affectivité, le regard de Régine Le Jan reste distancié, hautement intellectuel, et son approche quasi clinique, aux limites de la sécheresse.
Amis ou ennemis ? Émotions, relations, identités au Moyen Âge est une lecture éclairante sur une époque assez mal connue, mais réservée à un public davantage attiré par une plongée dans les schémas conceptuels de l’Histoire que par le bouillonnement des passions qui l’irriguent.