Beau début d’automne pour la jeune poète originaire du nord de l’Ontario Véronique Sylvain.
Tout récemment, elle faisait paraître En terrain miné, son deuxième recueil chez l’éditeur Prise de parole de Sudbury. De plus, on vient de lui confier l’important mandat de Poète lauréate francophone de la ville d’Ottawa. Pour les deux prochaines années, elle contribuera au rayonnement de la poésie.
Rappelons que son précédent recueil, Premier quart, publié en 2019, a reçu un très bel accueil. En effet, le premier livre de l’auteure a reçu le prix Champlain, le Prix littéraire émergence de l’AAOF, le Prix de poésie Trillium et le Prix du livre d’Ottawa.
Rencontre avec une poète qui a, comme elle le dit elle-même, l’Ontario français tatoué sur le cœur !
Michel Pleau : Qu’est-ce qui est à l’origine de ton désir d’écrire ? Et pourquoi de la poésie ?
Véronique Sylvain : Dès mon jeune âge, j’ai développé un intérêt pour les mots, pour l’art de raconter des histoires. Avant même d’entrer à la maternelle, j’inventais et racontais des histoires, que ma mère rédigeait ensuite. Une fois que j’ai appris à écrire, j’ai mis sur papier les histoires que je créais de toutes pièces et que je racontais à des ami(e)s ainsi qu’à des membres de ma famille.
En grandissant, surtout lors d’une période marquée par la maladie et d’autres bouleversements, les mots, les livres, l’écriture sont devenus, et le sont toujours pour moi, une forme de refuge contre le monde extérieur et une façon de vivre intensément mon monde intérieur. C’est ce que me permet de faire la poésie, encore aujourd’hui…
J’ai aussi été interpellée assez tôt par la musique, entre autres par celle de chansonniers francophones, dont l’œuvre reste imprégnée de poésie, et que mon père écoutait souvent à la maison. C’est à l’adolescence que je me suis mise à jouer de la guitare, puis à composer la musique et les paroles de mes chansons, presque au même moment où je prenais goût à découvrir des recueils de poésie d’auteurs et d’autrices du Québec et de l’Ontario français. Ce n’est toutefois qu’à la fin de mes études de premier cycle en lettres françaises que j’ai commencé à écrire régulièrement de la poésie.
Parmi les œuvres que j’ai lues avant l’âge adulte, celle de Patrice Desbiens, un poète franco-ontarien du nord de l’Ontario, m’a le plus marquée, notamment par la brièveté et l’efficacité des images dans sa poésie, souvent dépourvue de rimes, mais aussi par les thématiques abordées qui pouvaient toucher à ma propre existence (par exemple, la vie dans le Nord ontarien, la dualité linguistique, l’Ontario français par rapport au Québec). Je dirais que c’est Desbiens qui m’a ouvert la porte de la poésie…
M. P. : Tu viens de faire paraître En terrain miné, ton deuxième recueil chez Prise de parole à Sudbury. Quel sens donnes-tu à ce titre ?
V. S. : Dans ce recueil, qui a comme fil rouge l’épilepsie, un dysfonctionnement du cerveau, je tente de tracer les contours de réalités difficiles : les conditions de vie parfois rudes en ruralité, l’influence de la religion catholique dans ce milieu ainsi que le rapport au corps malade.
Certains textes du recueil prennent pour décor le milieu hospitalier et nous font traverser diverses étapes d’une intervention chirurgicale, tandis que d’autres nous entraînent sur une ferme ou dans une école du nord de l’Ontario. Tous sont conçus comme des terrains minés.
M. P. : Au tout début du recueil, tu écris : « sans explosions cette fille n’existerait pas ». Ce vers est très mystérieux. Que signifie-t-il pour toi ?
V. S. : Je me suis amusée à écrire en compagnie de Robert Dickson, un poète franco-ontarien dont j’affectionne particulièrement l’œuvre, à l’aide du poème « Le 6 août 1998 », tiré de son recueil Humains paysages en temps de paix relative (Prise de parole, 2002).
En employant l’image de l’explosion d’un camion de dynamite, le poète se questionne sur Sudbury, la ville où il habitait à l’époque, sur la guerre (le 6 août marque la date du bombardement d’Hiroshima en 1945) et sur la poésie. Les Éditions Prise de parole, basées à Sudbury, dans le Nouvel-Ontario, ont d’ailleurs choisi comme slogan un vers de ce même poème : « sans explosions cette ville n’existerait pas ».
Au moment où je travaillais sur ce qui allait devenir mon deuxième recueil, j’ai relu des passages de ce recueil de Dickson, dont ce poème. Dans mon monde intérieur, j’entendais : « sans explosions cette fille n’existerait pas » ; j’ai donc décidé d’explorer cela. J’ai senti alors que l’image de ces « explosions » que le poète dépeignait pour parler entre autres de l’existence à Sudbury, ville dont la base de l’économie dépend de l’exploitation minière, illustrerait pour moi la décharge électrique anormale dans des zones du cerveau de quelqu’un atteint d’épilepsie. J’ai pu aborder non seulement la colère, mais aussi l’inspiration, l’étincelle d’une idée qui naît, de même que l’importance de l’écriture, dans ce cas-ci, de la poésie.
M. P. : Tes poèmes sont écrits au elle. Mais on comprend rapidement que tu parles au je. Pourquoi cette distance était-elle nécessaire ?
V. S. : Au départ, certains textes avaient été écrits à la première personne du singulier, pour poétiser l’adulte, alors que d’autres étaient présentés à la troisième personne pour aborder les réalités vécues par une enfant, une adolescente.
J’ai rapidement vu que c’était surtout l’enfant en moi qui voulait parler, avant la femme adulte. Je lui ai donc donné cette place, cette parole, qu’elle n’a peut-être pas toujours eue, l’ai écoutée, ai appris à la connaître, à la comprendre et ai tenté de rendre en images ce qu’« elle » ressentait, vivait à l’intérieur et à l’extérieur d’elle.
En écrivant à la troisième personne du singulier, j’ai aussi pu me détacher du sujet, me protéger, sans vraiment me cacher derrière cette « elle », afin d’avoir un autre regard sur ces réalités que j’ai pu vivre enfant ainsi qu’à l’adolescence.
M. P. : Dans ton précédent recueil, Premier quart, tu exprimais la réalité franco-ontarienne. On entendait une voix militante. Est-ce qu’on est d’abord une poète franco-ontarienne ou une Franco-ontarienne poète ? (La question semble amusante, mais je crois qu’elle peut être l’occasion de parler poésie et identité, au cœur de ta démarche.)
V. S. : Peut-être que Premier quart était un recueil très identitaire, puisqu’il s’agissait de mon premier recueil de poésie, de ma première prise de parole comme poète (plusieurs poètes en Ontario français, comme au Québec, sont souvent passés par la poésie pour parler d’identité individuelle ou collective). J’y ai abordé mon identité : nordique (dans ce cas-ci, du nord de l’Ontario), féminine et… franco-ontarienne.
J’ai commencé à me questionner davantage sur les multiples facettes qui formaient mon identité, en 2008, alors que je venais de quitter le nord de l’Ontario, Sudbury, où j’avais habité pendant quatre ans, afin d’entamer des études supérieures en lettres françaises à l’Université d’Ottawa. J’habitais maintenant dans la région d’Ottawa-Gatineau ; les livres au programme dans les séminaires cette année-là étaient surtout tirés des répertoires littéraires français et québécois. Même si j’ai tout de même pu étudier, dans le cadre de mon mémoire de maîtrise, la thématique du Nord dans la poésie franco-ontarienne contemporaine, je sentais que je devais souvent rappeler aux autres (et à moi-même) d’où je venais, qui j’étais, les réalités que je vivais comme francophone en Ontario.
C’est en prenant alors la plume et en me tournant vers la poésie que j’ai pu aborder plusieurs facettes de mon identité ainsi que des réalités auxquelles j’étais confrontée comme Franco-Ontarienne, oui, mais aussi comme femme, comme Nord-Ontarienne.
Aujourd’hui, je cumule une quinzaine d’années d’expérience dans le milieu de l’édition franco-canadienne. En plus d’offrir des ateliers d’écriture de poésie dans les écoles secondaires franco-ontariennes et du Québec, je travaille depuis près de dix ans dans une maison d’édition franco-ontarienne basée à Ottawa.
J’ai aussi pris part, que ce soit comme poète ou citoyenne franco-ontarienne, notamment à des initiatives visant à dénoncer les coupures en français du gouvernement conservateur de l’Ontario (par exemple, le recueil Poèmes de la résistance et l’Université libre du Nouvel-Ontario, une université fictive symbolisant la résistance), en plus de me nourrir régulièrement de culture et d’arts de l’Ontario français (musique, théâtre, littérature…) et de la francophonie canadienne.
Ainsi, tout naturellement, il me semble que, comme je prends déjà part activement à l’existence et à la vitalité de la vie culturelle franco-ontarienne, je ressens moins ce besoin criant de saisir la plume pour parler de l’Ontario français, même s’il m’arrive encore de le faire et que j’ai l’Ontario français tatoué sur le cœur.
M. P. : En septembre, tu as été nommée Poète lauréate francophone de la ville d’Ottawa pour un mandat de deux ans. Comment envisages-tu ce mandat ? Quels sont tes projets ?
V. S. : Au printemps dernier, j’ai accepté, avec fébrilité et grand bonheur, le mandat de deux ans que m’a proposé VERSeFest, le festival de poésie bilingue à Ottawa. En tant que jeune poète, c’est un honneur pour moi d’être reconnue par mes pairs.
J’ai un certain nombre de projets que j’aimerais entreprendre, notamment des activités visant à rassembler les poètes francophones des villes d’Ottawa et de Gatineau, tout en collaborant avec des poètes anglophones d’Ottawa (lectures sur des bateaux, dans des transports en commun ainsi que dans des restaurants, des bars et des espaces culturels de la région). J’aimerais aussi offrir, avec la contribution d’autres poètes, des ateliers d’écriture de poésie, en français, dans des bibliothèques, des écoles, des centres communautaires ou des résidences pour aîné(e)s de la région, en plus de collaborer avec des organismes faisant la promotion de la poésie, tels que Les voix de la poésie / Poetry In Voice et La poésie partout.
M. P. : Parle-nous des poètes que tu aimes. Fais-nous visiter ta bibliothèque intérieure.
V. S. : Comme toute bonne poète, j’ai garni, au fil du temps, plusieurs tablettes de mes bibliothèques avec des recueils de poésie. Il m’est difficile de ne choisir que quelques poètes, puisqu’il y en a tant qui m’ont marquée et que je continue de (re)découvrir, mais en voici quelques-un(e)s.
Sans surprise, le premier poète auquel je pense, c’est Patrice Desbiens dont j’ai lu toute la production poétique, que je prends goût à relire et à analyser dans mes ateliers d’écriture. Quelques recueils de Desbiens qui m’ont marquée : le récit poétique bilingue L’homme invisible / The Invisible Man (1981), le triptyque Un pépin de pomme sur un poêle à bois (2011), Grosse guitare rouge (2004), Le pays de personne (1995) et Décalage (2008).
Toujours du côté de l’Ontario français, il y a Robert Dickson, dont un poème a été le déclencheur d’un texte de mon deuxième recueil de poésie. Dickson est arrivé à Sudbury, dans le Nouvel-Ontario, dans les années 1970 et a abandonné sa culture anglo-canadienne pour adopter la langue française et le milieu franco-ontarien. En plus d’avoir été l’un des principaux acteurs de l’institution littéraire de l’Ontario français, Dickson, décédé en 2007, a créé une œuvre poétique très riche, dans laquelle la nature, les relations humaines, le Nord et l’Ontario français restent omniprésents. À découvrir : Une bonne trentaine (1978),Grand ciel bleu par ici (1997) et Humains paysages en temps de paix relative (2002).
Voici aussi, un peu pêle-mêle, des poètes francophones du Québec et de la francophonie canadienne que j’aime beaucoup, notamment parce que j’apprécie l’efficacité et la brièveté des images ainsi que les thématiques qu’ils et elles abordent : Anne Hébert, Hector de Saint-Denys Garneau, Marie Uguay, Louise Dupré (Québec), Georgette LeBlanc et Jonathan Roy (Acadie), Pierrette Requiert (Alberta) ou Paul Savoie (Manitoba / Ontario français).
M. P. : Et si tu avais à définir la poésie ?
V. S. : Je pose souvent cette question aux élèves ou aux adultes que je rencontre, dans le cadre d’ateliers d’écriture de poésie : « Qu’est-ce que la poésie, selon toi ? » Plusieurs mots-clés relevés par les participant(e)s ont une résonnance chez moi, dont la liberté, d’expression, d’abord, ensuite celle de pouvoir jouer avec la langue, les mots, leurs sens, leurs sonorités, de jouer même sur la longueur des vers et des strophes, des espaces aussi. La poésie, pour moi, ce serait surtout cela, la liberté… d’être aussi moi-même et de me laisser vivre intensément mon monde intérieur.
Véronique Sylvain a publié :
Premier quart, Sudbury, Prise de parole, 2019, 105 p.
En terrain miné, Sudbury, Prise de parole, 2024, 193 p.
EXTRAITS
je peine à sortir
de mes rêves.
alors que
tu t’amuses
à déboutonner
mon corps
d’un bout
à l’autre
Premier quart, p. 93.
les couleurs
s’impriment
se mélangent
vacillent
dans
sa mémoire.
elles
ne sont
déjà plus
dans le même
pays
En terrain miné, p. 15.