Les pères ne sont sans doute pas conscients de la fascination qu’ils exercent souvent par leurs silences, leur vie énigmatique, voire leurs faiblesses sur leurs jeunes enfants. En ce sens, Le crime inachevé s’inscrit tout droit dans la lignée de Chez moi de Geneviève Robitaille (Triptyque, 1999) et des Yeux du père de Guy Lalancette (VLB, 2001), quoique les styles des trois auteurs soient radicalement différents. Comme dans Chez moi, le père alcoolique suscite tour à tour chez sa petite fille admiration et perplexité. Comme dans Les yeux du père, le récit s’ouvre sur l’image d’un cercueil, point de départ d’un chapelet plus ou moins discontinu de souvenirs dont l’unité tient à ce père parti qui n’a jamais vraiment été là.
Anne Laurier est un pseudonyme. L’auteure, dans la quarantaine, aurait apparemment plusieurs romans à son actif, mais elle a choisi l’anonymat pour pouvoir faire en toute liberté le récit de son enfance malheureuse. Une enfance marquée non seulement par la décevante figure paternelle mais aussi par une mère tyrannique qui savait autant que son époux cultiver le silence épais et la démolition des âmes.
Pas gai comme sujet ; l’auteure, cependant, tout en pratiquant une écriture sérieuse et nerveuse, ne sombre jamais dans le pathos et se contente de se confier à nous dans le but avoué de se libérer d’une colère qu’elle entretient depuis la mort de son père, survenue lorsqu’elle avait 18 ans.
Vie de famille, amitiés, sentiment d’enfermement, de honte, premières amours (ou, pour être plus exact, premières fréquentations) ; Anne Laurier, en sachant maintenir notre intérêt par son style franc et direct, nous raconte son enfance et son adolescence par bribes, comme une personne qui, au mitan de la vie, tente de mettre de l’ordre dans ses souvenirs et d’exorciser des vieux démons. A-t-elle réussi ? Nous le lui souhaitons. Il doit être extrêmement lourd de porter constamment un malheur que l’on attribue entièrement à des gens qui sont morts.