« Après tout, qu’est-ce qui nous permet de nous appeler « civilisés » ? Invoquons-nous les livres que nous lisons ? La délicatesse de nos goûts ? Notre place dans une ligne continue de croyances et de valeurs communes qui remontent à mille ans et plus ? […] Est-on civilisé si on lit les bons livres même si on reste les bras croisés tandis que sont massacrés nos voisins, dévastées nos terres et saccagées nos villes ? »
Iain Pears, Le songe de Scipion, Belfond, 2002.
On l’affirme presque triomphalement, le savoir, tout le savoir est accessible. On inscrit tout, on conserve tout ; il suffit de jouer de la souris, de faire un double clic. Mais ce qu’on réalise moins, c’est que pour obtenir le contact, la fulgurance heureuse des découvertes, il faut savoir ce que l’on cherche ; que là aussi, comme pour tout cheminement intellectuel, il faut un, des passeurs. Leur concours est essentiel et cette étape-là, il ne faut pas la brûler.
À cet égard, comme si le besoin avait créé l’offre, on pourrait presque parler de pactole. Beaucoup d’OEuvres littéraires actuelles parmi les plus accessibles élargissent le spectre culturel dans lequel baignent leurs thèmes et leurs personnages. L’étendue de la culture des Umberto Eco, Jonathan Coe, Fernand Dumont, Salman Rushdie, Harry Mulisch, Cees Nooteboom, Iain Pears, pour n’en citer que quelques-uns, a de quoi éblouir, et pouvoir profiter de ce bagage de connaissances, de réflexions qui touchent autant l’histoire, la philosophie, la science, les techniques, les arts a vraiment quelque chose de miraculeux.
Ce que nous devons aux passeurs, c’est entre autres de situer dans un contexte significatif telle pensée, telle action, perdues dans la surabondance des faits et gestes des populations humaines depuis leur apparition ; de venir soutenir avec intelligence et force, en se référant à d’autres lieux et à d’autres temps, la réflexion sur des situations comparables. Car ce qui change le moins, semble-t-il, dans les activités humaines, c’est bien leurs motifs et le caractère implacable de leur mise en Suvre par ceux qui ont le pouvoir de le faire ou de gagner celui-ci pour y arriver.
La culture du livre s’enrichit ainsi d’une approche multipliée des humains et des civilisations qui se sont succédé depuis la naissance de la pensée, le recul sur l’action qu’elle a permis.
Notre choix des passeurs, leur culture, leur discernement, la profondeur de leurs réflexions, voilà un premier miracle. Le second c’est la conservation des sources sur lesquelles s’appuie leur savoir et des institutions qui ont engrangé les artefacts et les écrits qui retracent l’activité humaine à travers le temps. Car si l’on ne peut éviter, parce qu’imprévisibles ou incontrôlables, des destructions irrémédiables comme le fut l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie au VIIe siècle, considérée dès cette époque comme un acte monstrueux de barbarie, il en est de prévisibles, de visibles même, qu’on laisse se produire.
Peut-on admettre qu’aujourd’hui, alors qu’on se targue de défendre la civilisation avec les moyens les plus efficaces qui soient, on ait regardé ailleurs au moment où se déroulait la mise à sac de la Bibliothèque et du Musée de Bagdad ? Serait-ce que par orgueil et par suffisance on pense l’avenir sans assise sur le passé ou que la sagesse lentement acquise n’a aucune valeur devant l’outrecuidante technologie ? NB