Dans l’entrevue qu’il a accordée à Nuit blanche alors qu’il était encore attaché culturel au consulat de France de Québec, Alain Nadaud est revenu sur son œuvre que, tel un fil d’Ariane, il dévide avec le souci constant de déchiffrer le signe et de déifier le verbe.
Alain Nadaud naît à Paris en 1948. Au moment où la France est agitée par les événements de Mai 1968, il fait des études de lettres modernes et travaille sur Lautréamont. Comme beaucoup d’autres, il vit une époque un peu folle, voyage, fait le tour de la Méditerranée. Puis il est nommé, en 1974, professeur à l’Université de Bassorah, au cœur d’un pays – l’Irak – dont jaillit autrefois l’écriture, en l’espèce ces antiques tablettes d’argile couvertes de manuscrits en caractères cunéiformes. Est-ce là que naît chez Alain Nadaud le goût presque monomaniaque pour le signe et pour les origines ?
Un peu paléographe utopiste, un peu limier désabusé, toujours rigoureux, et parfois même impérieux, il fournit peut-être un élément de réponse dans Auguste Fulminant : « [L]es archéologues sont en bien des points semblables aux romanciers. Les uns comme les autres se montent la tête pour des choses auxquelles personne n’a jamais prêté attention. À partir de là, ils échafaudent des histoires où ils finissent par ne plus se reconnaître. Ils vivent dans une sorte d’hallucination permanente Jour après jour, que ce soit à partir d’un fragment de poterie pour l’un, ou d’un simple mot pour l’autre, ils donnent corps à des univers imaginaires, que nul n’entrevoit sauf eux, et qu’ils s’évertuent à reconstituer dans les moindres détails ».
L’armoire de bibliothèque révèle par ailleurs que, jeune pensionnaire, Alain Nadaud vivait déjà « ailleurs » pour fuir le monde réel de l’internat, et que cette bibliothèque scolaire où il ne trouva jamais le livre qu’il aurait aimé lire l’incita peut-être à l’écrire lui-même, pour compenser, sinon pour combler, un manque
Susciter la vigilance du lecteur
Fiction et documents s’entremêlent, si bien que le lecteur d’Alain Nadaud ne sait toujours démêler le vrai du faux, au point même qu’il peut douter de la vraie identité du protagoniste. Le roman est ainsi, souvent, à double détente. Dans Une aventure sentimentale, un homme de lettres du XIIe siècle, dans les années qui suivent la Fronde, écrit longuement à une femme qui n’est autre – en vérité ? – que la littérature elle-même . d’aujourd’hui par surcroît ? Le propos, ambitieux, est aussi parfois sans complaisance : quand notre héros, amoureux de littérature, entre à l’université, c’est pour nous asséner que « mû par la certitude qu’il n’y avait que là qu’on pût me la faire rencontrer, quelle ne fut pas ma déconvenue d’apercevoir que sa présence n’y était pas même autorisée ».
Alain Nadaud se joue continûment des références et semble prendre un divin plaisir à brouiller les pistes qu’il fournit, comme pour mieux nous guider, ou peut-être bien pour mieux nous égarer. Est-ce pour renforcer « l’effet de réel », pour reprendre le concept de Roland Barthes ? « Le procédé qui consiste à ouvrir un livre, à en tourner les pages, à déchiffrer des signes, à s’abîmer dans la lecture n’est-il pas déjà en soi un formidable détournement de la réalité. […] Dès qu’on ouvre un livre, on sait par avance qu’on pénètre dans un imaginaire, où la réalité n’est plus qu’une entité aléatoire et floue. Se targuer de restituer le réel en s’en remettant à l’usage des mots, aussi crus soient-ils, ressemble à une formidable imposture1 ».
La fiction va de la sorte jusqu’à suppléer à l’Histoire. Car « l’œuvre d’historien est vouée à l’échec, nous dit-il. Dans son travail, même sans le savoir, il use de ses préjugés, il est prisonnier de son propre vécu. On ne peut donc que lui accorder un crédit limité. C’est ce que l’on constate avec Virgile dont la vie est très vite réécrite, s’inscrit aussitôt dans la mythologie ». « Le rôle de l’écrivain est peut-être, aussi, de susciter le doute », en reconsidérant notamment la version officielle que nous transmet l’Histoire, ainsi qu’on le voit pour Auguste Fulminant avec l’Énéide ou pour Xavier Thureau, le héros de La fonte des glaces.
Un seul des romans d’Alain Nadaud, L’envers du temps, parce qu’il est un voyage à rebours à la quête des origines, est linéaire. « Le sujet l’exigeait », précise-t-il. « Tous mes romans sont construits selon une alternance d’épisodes fictionnels et de pseudo-documents qui ont pour but de mettre le lecteur en confiance et de renforcer cet effet de réalité. Comme ces documents sont censés être vrais, la fiction devient plausible. Dans les archives de mes archéologues du zéro, un document est authentique. Et dans L’iconoclaste, tous les sites que je décris existent. Je les ai vus. Mais un d’entre eux est inventé de toutes pièces. C’est une manière pour moi de susciter chez le lecteur une vigilance. » Mirages, falsifications, manipulations, usurpations Alain Nadaud exige de ses lecteurs un peu plus que de la lecture. Il attend d’eux qu’ils soient, selon sa propre expression, des « déchiffreurs de signes ». Avec son dernier roman, La fonte des glaces, c’est encore, dans une perspective historique en plaçant l’action en URSS – « dans ce paysage noir de chagrin et blanc de neige » où « toutes les vérités sont des ruses » –, au sort des écrivains qu’il s’intéresse.
Dans Archéologie du zéro, le plus emblématique et le plus connu de tous ses romans, il s’interroge, à travers un parcours qui relève à la fois de la philosophie, de l’histoire et de la métaphysique, sur l’absurde et grandiose acharnement de l’humanité à inventer un signe qui ne représente rien, un « chiffre qui n’est que la pure figure du néant ».
L’insoutenable légèreté des livres
À l’écart de la littérature contemporaine – on pourrait être tenté de dire à rebours, comme l’écrivait Huysmans –, Alain Nadaud ne se raconte pas, ne se met pas en scène, n’écrit pas à la première personne du singulier. Il est résolument rétif à cette mode qui veut illusoirement que la littérature dont on parle et que l’on met en vedette sur les présentoirs soit celle d’auteurs autobiographes pour ne pas dire égotistes. C’est souvent par le détour, relève ainsi Alain Nadaud, qu’on en dit plus sur soi-même. « L’usage même des mots, même quand l’on prétend tenir un journal, travestit nécessairement la réalité. » Alain Nadaud contraste avec son style épuré, ses références antiques et son érudition, dernier point sur lequel, d’ailleurs, il ne s’étend pas, sans doute par civilité. « L’érudition peut très souvent elle aussi s’avérer factice » ajoute-t-il dans un large sourire.
Alain Nadaud parle d’un « malaise dans la littérature » et dans l’essai paru sous ce titre en 1993 se fait le chantre d’un courant de résistance contre les impératifs commerciaux qui sclérosent la littérature française aujourd’hui. S’il s’insurge contre les faillites d’éditeur, dont il fut lui-même victime, ou contre la limitation à la portion congrue des suppléments littéraires dans les journaux, il veut rester confiant et continuer de plaider pour l’exigence, autrement dit ne pas se compromettre dans la facilité. La littérature « n’a pas pour objet de répondre à une demande préétablie » –, ni tout à fait produit de grande consommation, ni « nourriture » préparée industriellement, ni non plus produit jetable aussitôt qu’il est consommé.
Il évoque naturellement la création et la belle aventure de Quai Voltaire revue littéraire ; il fallait que les « écrivains se donnent un lieu pour réfléchir à leur activité, d’autant plus que dans les journaux ils n’occupaient plus cette place. On avait donc fondé la revue autour de deux principes, perplexité et discernement. Perplexité, c’est-à-dire l’état dans lequel est l’écrivain face à la place que lui fait la société et discernement, à savoir où nous en sommes et ce vers quoi nous pouvons aller. Malaise dans la littérature reprenait ces thèmes. J’étais un peu, avant la lettre, dans l’exception culturelle puisque j’essayais de faire la démonstration que le livre n’est pas une marchandise comme les autres ». Cette activité entrait toutefois en conflit, ajoute-t-il, avec celle d’écrivain « puisque je prenais position alors que j’étais partie prenante en tant que romancier ».
Alors que Jean-Paul Sartre se demandait en 1948 : « Qu’est-ce que la littérature ? », le numéro 19 de la revue L’Infini, dont Alain Nadaud est le rédacteur en chef, questionne quelques décennies plus tard : « Où en est la littérature ? » L’impression générale est que la confusion, désormais, règne en maître. Un constat qui pousse continuellement Alain Nadaud à s’interroger. « Y a-t-il même encore une place pour la postérité ? On réédite dans de beaux livres les manuscrits de Proust et de Flaubert mais, dans cent ans, qui s’intéressera aux écrivains d’aujourd’hui ? » Si l’époque n’est pas à la promotion du beau style, « il ne faudrait tout de même pas se laisser démoraliser » ajoute-t-il a contrario. Il y a toujours de grands auteurs, « Olivier Rolin par exemple, ou encore Pierre Michon, selon moi le plus grand écrivain français actuel ». Des grands noms de la littérature québécoise qu’il a découverte, il retient celui de Réjean Ducharme, celui qui « me fascine le plus, qui me reste le plus énigmatique, avec son écriture singulière très puissante, très chargée d’émotion et de trouble ».
À quelques semaines de son départ de Québec, il imaginait les voyages, ceux qui restent à faire. La rencontre avec Vilas Sarang, qui lui avait appris beaucoup sur l’économie de la nouvelle, et dont il traduira depuis le marathi, langue parlée à Bombay, Le terroriste et autres récits2, avait été déterminante. Il avait découvert avec lui l’Inde, pays qui le marqua durablement, surtout dans son rapport à la mort. Lors de l’entretien, Alain Nadaud évoque d’ailleurs son souhait de revenir à la traduction, une activité qu’il a délaissée par manque de temps mais à laquelle il accorde une grande importance.
Et puis il y a toujours l’écriture Il y a fort à parier qu’elle continuera, chez Alain Nadaud, d’attiser un questionnement, principal ressort de son œuvre romanesque : La tache aveugle nous incite à nous interroger sur ce qui ne peut être écrit, Archéologie du zéro sur ce qui ne peut pas être pensé, L’iconoclaste sur ce qui ne peut pas être vu Si Alain Nadaud recourt à la fiction, c’est toujours pour nous parler de ce qui le taraude, l’écriture et le signe. Les titres mêmes de certaines œuvres (L’iconoclaste, L’iconolâtre) nous disent que cette quête sémiotique se double conséquemment d’une réflexion sur le culte de l’image et le pouvoir de la représentation. Son prochain livre, en gestation, portera nous dit-il sur les anges nouvelle méditation sur le réel et le virtuel, ou apologue moderne de l’écrit et de l’icône ?
1. 29e rencontre internationale des écrivains, Québec (« Alain Nadaud, L’IRRÉEL ET LA FICTION POUR SEULE RÉALITÉ »)
2. Vilas Sarang, Le terroriste et autres récits, traduit du marathi par Alain Nadaud, Denoël, 1998.
Alain Nadaud a publié :
La tache aveugle (nouvelles), EFR, 1980 ; Archéologie du zéro (roman), Denoël, 1984 et « Folio », Gallimard, 1989 ; L’envers du temps (roman), Denoël, 1985 ; L’armoire de bibliothèque (récit et aquarelles), Grande Nature, 1985 ; Voyage au pays des bords du gouffre (nouvelles), Denoël, 1986 ; Désert physique (roman), Denoël, 1987 ; L’iconoclaste (roman), Quai Voltaire, 1989 (Prix de l’Union des éditeurs de langue française) ; Ivre de livres, Balland, 1989 ; « Auschwitz en hiver » (nouvelle) dans Le voyage de l’Est (collectif), Balland, 1990 ; La représentation (théâtre), Dumerchez, 1991 ; La mémoire d’Erostrate (roman), Seuil, 1992 ; Malaise dans la littérature (essai), Champ Vallon, 1993 ; L’iconolâtre, Tarabuste, 1995 ; Le livre des malédictions, Grasset, 1995 (Grand Prix du roman de la Société des Gens de Lettres) ; Auguste Fulminant, Grasset, 1997 (Prix Méditerranée) ; Petit catalogue des nations barbares (collectif), L’Or du Temps, 1999 ; Une aventure sentimentale, Verticales, 1999 ; La fonte des glaces, Grasset, 2000.