Roman à géométrie variable, Le mangeur de Ying Chen est une véritable valse temporelle où se balancent allègrement le passé, le présent et l’ébauche d’un avenir incertain. À la manière d’un polar, l’auteur crée une curieuse démangeaison incitatrice à la progression de la lecture. C’est avec un plaisir scrupuleux que nous progressons dans ces pages traversées par une marée émotionnelle balayant tout sur son passage. Le lecteur est, dès les premières lignes, plongé dans un tissage bourbeux de géographies et d’espace-temps où un père aux allures pachydermiques atteint d’une boulimie quasi cannibalesque entretient avec sa fille un amour filial prisonnier de la mémoire de leurs origines. Cet héritage tentaculaire imprègne chaque parcelle de la vie de la jeune fille avide de s’échapper des griffes de ses ascendances. Elle quittera donc son monde, ses repères syncopés et son paternel compagnon pour tenter de se bâtir un univers distancié de cet autre temps.
Ce récit allégorique offre un parallèle intéressant avec la fable de Moby Dick. La jeune fille, désireuse d’en finir avec son passé houleux, sera littéralement avalée par ses origines paternelles et, ainsi, confinée à être ballottée par les aléas de son destin. Malgré une plume agile et singulière, Le mangeur recèle des moments où les frontières vacillantes entre la fantasmagorie et le réel, l’angoisse et le plaisir peuvent former des ressacs de doute et de chaos dans les esprits les plus prudes. La relation plus que grisante qu’entretient le père avec la nourriture et la fusion entre ce dernier et sa fille peuvent certes engendrer des instants de malaise chez le lecteur. Cependant, il n’en reste pas moins que Ying Chen a su ébranler les standards de la littérature en s’aventurant loin des sentiers de la normalité et en créant un métissage surprenant entre les temps, les origines et les émotions. La puissance poétique jointe aux effluves de chair, de mémoire et de deuil qui transcendent l’écrit entier insufflent au roman une intensité originale et rafraîchissante qui saura pousser le lecteur à la gloutonnerie littéraire.