Pourquoi, peut-on se demander, le goût et la passion de la lecture naissent-ils chez certains, sont-ils absents chez d’autres ? Qu’ils soient influencés par les conseils des parents quand l’aventure commence tôt, par l’esprit du temps et le climat culturel du milieu de vie, les passionnés de lecture ont toujours un parcours très personnel. Tout est affaire de hasard sans doute, la curiosité s’éveillant lorsque se déclenche un enthousiasme, une admiration qui provoque un bonheur si intense qu’on recherche un jour à le revivre par ses propres moyens.
Chez moi le mouvement s’est enclenché vers cinq ans. À l’occasion des réunions de famille, ma grand-mère Lina, une grand-mère italienne, exubérante et pleine de faconde, racontait des histoires à la fin du repas. Elles ne manquaient pas de piquant, ces histoires, elles faisaient peur souvent et les parents s’en inquiétaient, mais la voix expressive de mémère Lina, colorée par l’accent qu’elle n’avait jamais perdu, avait beau nous faire frémir, elle créait une ambiance chaleureuse qui rassurait en même temps. Nous expérimentions déjà sans le savoir la distance entre la réalité et la fiction.
Avec la scolarisation évidemment, l’accès aux textes imprimés, l’initiative revient à chacun de nourrir un imaginaire devenu gourmand. Je me rappelle – je devais avoir huit ou neuf ans – être « tombée » dans une collection de contes et légendes du monde entier, m’être abandonnée à tous les mirages exotiques, avoir rêvé de samouraïs et de pachas, de cosaques et de Templiers, de Mongols et de chevaliers indomptables, de méchantes femmes et de femmes lascives, de chevaux et de chats magiques, d’oasis verdoyants sur fond de désert redoutable, de palabres autour de narghilés ou de samovars.
Le bonheur qui a suivi – je grandissais, je vieillissais ; à 12 ans, on n’est plus à l’heure des contes ! – prit la forme d’un choix extraordinaire, une malle pleine de livres, apportés un jour par notre père, qui nous en faisait cadeau sans restriction, ce qui était rare à l’époque. Et ce fut là le début d’une passion, une fringale que je ne suis jamais arrivée à assouvir. Le premier à me garder en haleine pendant des semaines fut Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas. Plus intime, caché, car malgré l’absence d’interdit je savais d’instinct que les adultes ne devaient pas me surprendre lisant ce qui m’initiait aux émotions sensuelles, un Pierre Louys, Aphrodite et un Guy de Maupassant Une vie, dont j’avais pris soin d’arracher les couvertures ; on se serait sûrement inquiété de telles incursions « avant l’heure » dans le domaine !
À l’âge adulte, j’ai d’abord connu de grands emballements, que je continue de cultiver… Serge Rezvani par exemple, tout en conservant intacte une immense curiosité, jamais complètement satisfaite, mais source infiniment renouvelable de joies et de connaissances.
Je suppose que chacun conserve de tels souvenirs exaltants, toujours intimement liés à l’adulte qu’il est devenu et chacun sourit en les évoquant. En fait, pourquoi ne pas nous en faire part ? NB