La publication des Entretiens de Julien Gracq constitue certainement l’événement littéraire majeur le moins médiatique de ces dernières années.
Malgré l’étonnante discrétion de l’auteur, l’œuvre de Julien Gracq dépasse largement le succès d’estime : la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade en a entrepris la publication complète et l’éditeur des Entretiens1 a dû procéder à une seconde édition six mois après la sortie initiale.
À côté des gros producteurs de livres, assidus des médias, Julien Gracq affirme : « Je sais que j’ai peu à écrire » et considère que le travail de l’écrivain est « d’écrire des livres – de qualité si possible – et non de ‘ causer dans le poste ‘, de parader sur les estrades télévisuelles ». C’est pourquoi il ne se prête pas aux séances de signature qu’il assimile à « un procédé commercial de service après-vente ». C’est également pour cette raison qu’il a refusé le prestigieux Prix Goncourt.
Cet ouvrage regroupe six entretiens, accordés par Julien Gracq entre 1970 et 2001, qui permettent de bien comprendre l’auteur et son évolution, sa passion de la création littéraire à laquelle il consacre son énergie, laissant délibérément à l’éditeur et au libraire, la diffusion et la promotion des ses livres.
Une géographie de l’écriture
Un thème différent domine chaque entretien. Au cours du premier, Julien Gracq évoque surtout sa formation de géographe, son goût pour les lisières et les frontières où il situe la plupart de ses romans, l’importance des paysages qui, loin d’être de simples décors, « sont dans le roman au même titre que les personnages ». Il s’explique aussi sur sa conception des personnages « non enserrés si peu que ce soit dans le réseau des liens de familles, des obligations professionnelles, des contraintes sociales » et sans aspect physique ni psychologie bien définie. « C’est le lecteur qui décide lui-même de l’image qu’il s’en fait. »
Un autre est plus spécifiquement consacré à Jules Verne dont il relit encore les livres qui ont bercé sa jeunesse, auteur, comme lui, des bords de Loire, mais de l’estuaire, du port, d’une Loire ouverte vers le large, alors que la sienne est la Loire angevine, ensablée, paresseuse et évanescente. Il évoque aussi son enfance et l’importance qu’avait pour lui la maison avec une cave, « lieu mystérieux, ténébreux où l’on enfermait parfois les enfants une heure ou deux » et un grenier, « caverne aux trésors » qui « satisfaisait gratis ce que l’on va maintenant chercher dans la foire aux puces ».
Vers l’essentiel
Et surtout, il s’exprime sur sa conception de la littérature, son passé au côté des surréalistes et d’André Breton qu’il considère encore comme « le contemporain capital », son travail d’écrivain exigeant, méticuleux. S’il reste d’une grande discrétion, sous prétexte qu’il n’est pas partisan « de faire visiter à l’invité les cuisines », il révèle quand même qu’il écrit « en suivant l’ordre du déroulement du récit […] comme un vecteur qui ne comporte pas de retour en amont », privilégiant « tantôt le son, tantôt le sens », en travaillant chaque phrase avant de passer à la suivante, remaniant très peu ensuite le livre achevé.
Écrire est pour lui une activité intellectuelle et physique dont la promenade est partie intégrante. « L’écriture met l’esprit en effervescence, et la promenade s’enclenche ici comme un élément naturel de retour au calme. » Lorsqu’on évoque la grande qualité de son œuvre, il répond avec modestie : « Mes livres sont ce qu’ils sont, mais en tout cas, ils ne sont pas représentatifs de la littérature, pas plus que d’autres ».
La variété des interlocuteurs, des époques, des questions permet de ressortir de ce livre enrichi de ces précieuses confidences, plus proche de cet écrivain discret, secret, profond qui se consacre à ce qui lui semble essentiel, en décalage absolu avec l’époque où la médiatisation à outrance tient parfois lieu de contenu. Ces Entretiens sont un vrai livre dont il faut même prendre le temps de couper les pages comme cela se pratiquait autrefois, geste tout simple qui prend ici une valeur presque initiatique.
1. Julien Gracq, Entretiens, José Corti, Paris, 2002, 320 p. ; 34,95 $.