Quand il pénètre dans l’appartement d’un suspect, l’inspecteur Van der Valk porte un intérêt particulier aux tableaux sur les murs et aux livres sur les rayons.
La technique d’enquête du personnage créé par Nicolas Freeling, aruspice moderne qui prétend peser l’âme d’un homme en fouillant dans sa bibliothèque, m’a séduite dans Coup double. Cette méthode vaut bien un interrogatoire serré, non ? Les livres écornés, ceux lus et relus, lui apportent d’ailleurs des indices supplémentaires. Moins connu, ce policier hollandais est pourtant de la trempe d’un Martin Beck et d’un Maigret. À Amsterdam, il évolue dans des intrigues décrites avec raffinement. Au milieu des années quatre-vingts, je sillonnais tous azimuts le vaste champ de la littérature policière. Ce fut là une excellente école du regard.
À cette époque, je m’allongeais aussi trois fois par semaine sur le divan d’un psychanalyste. Je jouais au détective mais dans ma propre histoire. Mes enquêtes personnelles me faisaient magnifier des scènes, des paroles et des objets repêchés du passé. Je « libre associais » dans la fraîcheur d’un demi sous-sol avec, à mes pieds, une vaste bibliothèque. Impossible de dire que l’horizon m’était fermé ! Mon analyste se doublant d’un psychiatre – qu’il connaisse la plomberie du corps humain me rassurait –, je distinguais de nombreux compendiums médicaux. En fait, je ne découvris pas en même temps tous les livres qui s’étalaient sous mes yeux. J’eus, pourrait-on dire, des périodes où je focalisais sur certains. Mon premier repérage se fit à droite, tout en haut, là où s’alignaient les œuvres de Freud à cause du brun particulier avec lequel je m’étais familiarisée en travaillant comme libraire. Dans un cours de philosophie, on m’avait initiée au b-a ba de l’inconscient avec des extraits de L’homme aux rats. Mon psy possédait l’histoire complète. Je notai que cette section « orthodoxe » était non pas inatteignable, mais de consultation pas vraiment aisée. Des mois plus tard, voire des années, mon regard se déplaça vers le centre alors que l’épine d’un volume pratique sur l’allaitement devint lumineuse à son tour. Étais-je face à la bibliothèque familiale ? Au centre, toujours, je surpris des romans. Un Umberto Eco ? Un Carlo Fruttero et Franco Lucentini ? (Est-ce à cause des origines italiennes de mon psy que j’ai un vague souvenir de ces auteurs ?) Si la mémoire me fait faux bond pour les détails, je me rappelle que l’éclectisme dont témoignait cette bibliothèque me réconfortait en brossant le portrait d’un intellectuel curieux. Puis, un jour, mon cœur se serra : je venais de dénicher les deux tomes de L’homme sans qualités de Robert Musil. Mon psy avait donc lu ce roman ? Allait-il jusqu’à l’aimer ? Un grand nuage se mit alors à planer sur notre relation. Les conditions atmosphériques, pour reprendre le champ sémantique de l’incipit de l’écrivain autrichien, ne furent plus au beau fixe entre nous.
Je viens de relire, avec intérêt et pour une troisième fois, le premier segment de ce texte. J’avais aussi été happée lors de ma première lecture, faite debout dans le métro dans une édition qui saucissonnait l’œuvre en quatre. (De quatre, on est passé à deux, puis à un seul tome ! Foin de l’étapisme ou boulimie de notre époque ?) Comme en fait foi un ticket de correspondance, je me suis arrêtée à la page 104. La deuxième fois, déterminée à traverser ce chef-d’œuvre, je m’étais inscrite à un cours à l’UQAM. Durant l’été, j’avais enfilé sans plaisir les huit cents pages du tome 1 de l’édition que possède mon psy, dans la même traduction de Philippe Jaccottet. En septembre, au milieu d’une dizaine d’aficionados, je me sentis déplacée ; quand je compris qu’il fallait me retaper ce que j’avais eu le zèle de gober à l’avance, j’eus un haut-le-cœur. Je faisais alors des chroniques à la radio de Radio-Canada. Les réalisateurs me demandaient d’arpenter des territoires de plus en plus vastes de la littérature française contemporaine. On me permit donc de passer, exonérée de tout blâme, à côté de cette œuvre majeure.
Je ne sais plus à quelle trame événementielle a correspondu cette trouvaille chez le psy, mais je sais qu’elle a mis un terme à une relation fusionnelle. Par l’intermédiaire de L’homme sans qualités, je pris conscience que nous pourrions, si nous causions « vraiment », nous affronter. J’entends d’ici les rationnels s’exclamer qu’il me suffisait de demander s’il l’avait lu et apprécié, tous ces béotiens du transfert et du contre-transfert qui ne soupçonnent rien des secousses telluriques d’une analyse et qui, malgré tout ce qu’on pourrait leur en révéler, demeureraient sceptiques. On ne sait rien de son psy ; pendant un moment on croit qu’on voudrait tout connaître, pour finalement se rendre compte qu’on préfère ignorer. Je n’évoquai donc jamais ce Robert Musil qui me devenait hostile du fait de se trouver sur « ces » rayons. De l’indifférence, j’étais passée à une haine glacée, l’œuvre me permettant d’incarner une révolte. Non, impossible d’avouer mes réserves, car si lui l’aimait ? Ne rien dire me permettait de croire en une réalité qui m’était favorable. (Je vivais la phase de déni d’un malade atteint d’un cancer incurable.) « L’homme sans qualités, quel ouvrage ennuyeux, ne trouvez-vous pas ? » « Parfaitement d’accord. Mais ma femme, elle, a adoré ! » Je poursuivais des dialogues imaginaires, alors que dans les faits j’étais seule à parler pour taire l’essentiel. Je convoquais une foule d’auteurs amis, car j’étais capable d’amour ! Je parlais aussi de films. Parfois, suite à un commentaire, j’en déduisais que le psy avait lu ledit roman, vu ledit film. Jamais il ne l’affirmait d’entrée de jeu, il attendait d’avoir ma version et, par conséquent, mes distorsions. Il n’était pas tant intéressé par les œuvres dont je causais que par moi. Sauf que, moi, outre le fait que je ne me trouvais guère intéressante, j’avais depuis l’enfance appris à vivre plus intensément grâce à des personnages. Je réunissais donc toute une smala, sans me rendre compte que, peu à peu, en compressant un noyau dur de scènes et de symboles, je créais mon univers. Jusqu’au jour où je décidai de rapatrier tout ce beau monde chez moi.
Je savais peut-être lire quand je débarquai chez mon psy, mais c’est allongée sur son divan que j’appris à écrire. D’autant que pour partager une intimité avec cet homme dont j’ignorais tout (cet homme sans défauts), j’appris l’italien. Grâce à cette langue, je développai une résistance salvatrice face au français. Écrire ne relevait plus de l’utopie. Alors que j’en avais abandonné la traduction, je me rappelle de ma lecture de La Coscienza di Zeno comme d’une plongée en apnée grisante. Plus tard, j’ai glané dans le journal d’Italo Svevo un programme d’écriture que j’ai fait mien, au quotidien comme il le prescrit, et qui résume aussi parfaitement une séance d’analyse : « On doit tenter de porter à la surface, du fond de son propre être, chaque jour un son, un accent, un résidu fossile ou végétal de quelque chose qui soit, ou non, une pensée pure, qui soit ou non un sentiment, mais une bizarrerie, un regret, une douleur, quelque chose de sincère, disséqué, et c’est tout et rien de plus ».
Récemment, alors que je rédigeais un abécédaire de pays imaginaires, j’ai eu envie d’y inclure un pays inventé par un écrivain. Je jonglais avec la Grande Garabagne d’Henri Michaux quand la Cacanie de Robert Musil a afflué mêlée à ma fascination d’enfant pour le lac Titicaca. La Cacanie, quel parfum scatologique sublime pour les tout-petits ! Quel plaisir ç’aurait été de réduire cet immense écrivain à cet élément prosaïque. Sauf que ce genre de citation implique un hommage. Les huit cents pages que j’ai lues sont tombées dans les limbes. Non, avec cette Cacanie, j’aurais été une imposteure.
Aujourd’hui, quand je repense à la bibliothèque de mon psy, je vois une toile tachetée de couleurs, le seul livre se dégageant de cette surface étant L’homme sans qualités. Je sais qu’il a changé son bureau d’étage. Ses patients sont maintenant hypnotisés par les ramures des arbres de sa cour arrière. Pas de doute, j’aurais dialogué avec ce paysage. Au bout de sept années, j’aurais tout su de cette végétation et des griffures dans ce carré de ciel. Je n’abandonne pas l’idée de lire un jour le roman de Musil, en reprenant tout du début. Chaque œuvre a son heure. Pour l’instant, je navigue, complice, dans le Journal de Witold Gombrowicz. J’y trouve même de quoi me dédouaner de cette confession : « Bizarrement, je suis convaincu qu’un écrivain incapable de parler de soi-même n’est pas un écrivain complet ».