Les écrivains font leur boulot en écrivant des histoires ; les lecteurs font le leur en les réimaginant ; quelque part en route, ils imaginent aussi les auteurs des histoires qu’ils aiment, ou n’aiment pas.
Et parfois plusieurs personnes dans le même écrivain, car nul écrivain n’est tenu d’écrire ni d’être toujours la même chose, n’est-ce pas ? Nous sommes légion, c’est un de nos privilèges, ou sinon comment pourrions-nous créer des personnages assez différents ?
Ces écarts de personnalité sont parfois évidents, parfois subtils, quelquefois déroutants, ce qui n’est pas vraiment le cas avec Mononcle Isaac, mais ça faisait un bon titre. Et ce n’est pas faux non plus… du moins pour mon Asimov à moi.
Pourvu d’un doctorat de biochimie en bonne et due forme, auteur de tonnes d’excellents ouvrages de vulgarisation scientifique, professeur d’université, Isaac Asimov, « Le Bon Docteur Asimov », comme on finirait par l’appeler, était l’un des rares scientifiques purs et durs qu’on pouvait sortir de sa manche, aux temps héroïques, lorsqu’on vous déclarait péremptoirement que la science de la SF était de la bouillie pour les chats. Mais, représentant donc de la Science, de la Rationalité, de la Logique et de l’Hémisphère gauche triomphant, le Docteur Asimov a été professionnellement licencié et Mononcle Isaac s’est consacré à l’écriture. À l’écriture de la science-fiction. Il y a donc comme une fêlure bien sympathique dans le monolithe rationnel, et c’est cette fêlure que je n’ai cessé, comme lectrice, de percevoir et de rechercher.
Je n’ai pas eu à chercher bien fort. J’ai toujours trouvé que les constructions poussées de la logique peuvent conduire à des situations abracadabrantes – qu’y a-t-il de plus logique que les vrais fous ? Et il y a de cet humour absurde chez Mononcle Isaac. Et puis, surtout, chaque fois que Mononcle Isaac utilise ou, plus souvent (temps héroïques, rappel), invente un thème de SF apparemment des plus logico-rationaleux, il le mine sournoisement en sous-main. La psychohistoire de Fondation, le contrôle galopant de l’histoire humaine par les prévisions statistiques et autres joyeusetés ? Elles sont sans cesse contredites dans la série par les accidents, les imprévus (il en va de même dans La fin de l’éternité, où c’est un empire transtemporel qui essaie en vain de contrôler son passé pour asseoir son futur dans le béton). Les trois lois de la robotique (par ailleurs indéniablement solides) ? Elles sont pleines de trous, de portes dérobées, qui permettent à Mononcle Isaac d’écrire des dizaines de nouvelles ! Le personnage « robotique » de la chercheuse Susan Calvin ? C’est un des personnages les plus émouvants d’Asimov, pour moi, dans sa solitude et son amour pour ses créations. Les robots eux-mêmes ? Ils deviennent de plus en plus humains au fil de l’œuvre, jusqu’à se mêler à nous sans être reconnus. Les robots de Mononcle Isaac sont en fait meilleurs que les humains, un modèle de moralité rationnelle à imiter, et c’est là que le Docteur et le Mononcle se rejoignent – mais j’y vois toujours, moi, une fêlure plus sympathique qu’inquiétante, un désespoir bien familier devant les folies de l’humanité…
Et enfin, Mononcle Isaac m’a donné certaines des plus grandes émotions de ma jeune carrière de lectrice de SF, à partir de spéculations pourtant rationnelles, me faisant ainsi saisir une des composantes essentielles de la science-fiction, le sublime à l’échelle cosmique et pourtant humaine : cette planète où le jour règne depuis mille ans et où la lumière est remplacée par celle des étoiles, parce qu’un cycle astronomique vient de s’achever. Ce n’est pas l’inverse, notons-le bien – c’est l’invasion de la nuit, de l’inconscient nocturne dans la rationalité diurne, et elle constitue une catastrophe pour les habitants de la planète… parce qu’ils ont oublié sa puissance. Mais le non-dit, ou le presque pas dit de cette nouvelle, « Quand les ténèbres viendront », pour moi en tout cas, c’est qu’un peu de connaissance peut survivre d’un cycle à l’autre, et que, quelque part dans un lointain futur, on aura compris l’alternance nécessaire, l’équilibre nécessaire, la complémentarité, du jour et de la nuit…
Ce n’est pas une idée, un concept, une abstraction, qui a donné naissance à cette histoire. C’est une image. Une sorte de rêve, mais que la science nous dit pouvoir être réel, quelque part, ailleurs, loin d’ici.
On peut avoir des rêves lucides, n’est-ce pas ? Le lucide était le Bon Docteur – et le rêveur, Mononcle Isaac : mes Asimov.