Écoutez ici la version audio de ce texte lue par Daniel Luttringer
J’ai toujours aimé m’asseoir en bordure du monde.
Enfant, du haut de l’escalier, je fouillais le carré de ciel au-dessus de la cour. Je demeurais immobile, cent ans, mille ans.
On ne comprenait pas mes voyages.
On aurait pu me traverser, déjà, comme un souvenir.
Je passais mes soirées sur la galerie. J’apprenais l’écriture muette des étoiles. Je ne le disais pas ainsi. Je n’aurais pas su. Je ne parlais qu’avec des phrases toutes faites. Mais, les étoiles et moi, on s’aimait.
Seul, sur la galerie, je ressemblais de plus en plus à un vent tranquille. Celui-là même que j’imaginais caché dans les livres.
Je ne savais pas lire, ni les cartes du tarot ni mon nom. Les saisons de la parole tombaient les unes après les autres avec la lenteur de l’enfance. Mais, à l’été de mes six ans, j’entrepris, sans trop comprendre ce qui se passait en moi, une longue conversation invisible avec le monde. Elle n’a jamais cessé depuis.
Je me rappelle m’être attardé au vol tout simple de quelques moineaux. Pour la première fois, je notais en moi, et comme pour plus tard, les trous qu’ils laissaient dans l’espace en avançant vers… je n’aurais su dire quoi. Avec le recul, je réalise que les moineaux écrivent, avec leur battement d’ailes, les poèmes d’un autre monde. Mais nous ignorons tout de cet étrange alphabet.
Puis vinrent septembre et le grand jour du premier jour d’école. La maîtresse écrivit en belles lettres détachées: p-o-m-m-e. C’était une sorte de dessin tout rond et lumineux. Puis elle montra la pomme rouge sur son bureau. Je préférais celle du tableau. J’avais faim du feu de ce fruit inconnu et neuf. Le sourire de la maîtresse me donnait mes toutes premières lettres à déposer dans mon cahier d’exercices. Je voulais maintenant cueillir toutes les autres. Écrire, ce serait enfin parler avec mes mots à moi.
De retour de l’école, je me réfugiais en haut de l’escalier. Vu de la galerie, le ciel était un enfant de lait qui apprenait à vivre. Il ne m’aura jamais autant ressemblé.
Je m’y tenais informé de la rondeur de l’air. J’entendais la rumeur des images qui s’éveillaient tout près de moi. La terre tournait, mais toujours, je demeurais à l’intérieur de ma nouvelle maison : l’écriture.
Je traçais, maladroitement, dans mon cahier quelques lettres bleues que je retrouve, encore aujourd’hui, dans mes poèmes. J’étais profondément occupé. J’en oubliais la pesée de la lumière qui divise les heures.
Chaque jour jetait son ombre devant lui. Et moi, je devais la ramasser avec mes petites mains pour désencombrer l’avenir. Car je voulais m’approcher de toutes les images et de toutes les clartés.
J’avais toujours aimé soulever les pierres. J’adorais me pencher sur la vie souterraine et grouillante des insectes, soudain affolés par le tranchant du soleil. Dorénavant, mon nouveau jeu serait de soulever les mots et découvrir quelle vie y était cachée. Étaient-ils des cailloux que je semais sur la route pour retrouver mon chemin ? J’ai appris, depuis, qu’ils sont le chemin. Je devais les parcourir, aller de l’avant, pour aller me rejoindre. J’ignorais que je passerais ma vie en retard.
Je fermais les yeux comme d’autres vont au travail. J’étais attentif aux silences qui s’approchaient de l’arbre et allaient bientôt le toucher. Si près de tout, je n’avais qu’une seule tâche : vérifier le poids du ciel et n’en parler à personne. J’occupe toujours le même emploi.
Je n’arrêtais pas de m’oublier dans ma tête et on me retrouvait toujours au haut de l’escalier, tel un berger des nuages.
L’hiver, le monde était une grande page blanche. Mon père revenait de la neige. J’habitais alors de vastes fenêtres. Je restais assis dans le paysage. Tout à côté de moi. J’aimais attendre le retour de mon père. Je ne savais pas que je l’attendrais toute ma vie.
La poudrerie, je la laissais tomber en moi, comme la mort d’un oiseau. J’aurais pu m’y perdre à la façon d’un enfant perdu. Dans les gestes ordinaires des jours, mon cœur apprenait le mystère des arbres. Je voulais devenir arbre.
Je ferme encore et toujours les yeux pour m’approcher de la parole. Qui n’a jamais touché un nuage ne sait rien de l’écriture. Voilà le genre de notes que l’on retrouvera dans mes carnets. Pour l’instant, ils ne sont lus que par le vent.
J’observe beaucoup. J’effeuille le monde en le lisant. Il faut du temps pour saisir le travail de la lumière sur les toits. Et on ne voit pas tout de suite la course de l’ombre pour ranger le monde. Le silence est bien plus rare qu’il n’y paraît et le bruit nous rend aveugles.
Qui ne connaît que l’écriture boiteuse de la mort penche sur le monde une voix de profil. Voici le genre de réflexions que se disent, entre eux, les arbres. Je ne suis pas un arbre. Je suis tout simplement devenu vieux. Je ne sais toujours pas d’où viennent mes poèmes. Mais j’aime leur respiration.
Cette nuit, j’entends la nuit grimper l’escalier avec les pas d’un vieil homme. Il ne veut pas réveiller la mort. L’ombre de sa main frôle les objets sans les déplacer.
Contre la mort, j’ai signé des plaquettes difficiles à trouver. On peut y lire quelques poèmes qui ne sont pas mauvais. Si ce n’est déjà fait, ils seront vite oubliés.
On ne se souviendra pas de moi. Mais je me demande : qu’aura-t-on oublié en moi ? J’aurai passé ma vie à descendre et monter les escaliers et les poèmes avec ce sentiment d’une présence à côté de moi.
D’où vient ce tremblement lorsque j’écris ? J’ai les doigts déformés par l’arthrite. Heureusement, j’aurai écrit tous mes poèmes avec les mains d’un garçon de six ans. À mon âge, je rejoins ce petit qui attend sur la galerie. Il ne sera plus jamais seul, maintenant.
Au bout de mon temps et au bout de mes mots, deviendrai-je un vieux poème ?
Me voici au bord d’une fenêtre qui ignore quelle absence s’avance.