Je ne sais pas vraiment comment le dire sans sonner frais chié, mais il n’y a jamais eu d’autre option que l’écriture pour moi. Dès la lecture de mon premier vocable, quand j’avais cinq ans (demie, en dessous de l’image d’une pomme coupée en deux), je suis tombé amoureux des mots, puis des phrases, et finalement des livres. Ces garbures de lettres, autrefois des arcanes, révélaient soudainement leurs secrets !
Quelques années plus tard, à l’automne 1987, j’étais en troisième année et l’enseignante (Claudette) a demandé aux élèves d’écrire une chimère sur des singes dans un arbre. Elle voulait un paragraphe, mais je dois en avoir aligné dix ou vingt.
La sensation, vigoureuse, sidérante : la création, diantre. Amalgamer des mots pour évoquer. Jumeler des phrases pour raconter. Raccommoder pensée après pensée pour se livrer sur le papier. Mettre au monde un conte quelconque à partager, ou un poème, ou encore une liste d’épicerie. Peu importe car, avant nous, l’œuvre relevait de l’inédit.
Savez… j’ai grandi religieux, et quand j’ai mis ma patte gauche sur la page en 1987, auriculaire beurré de graphite (les gauchers savent de quoi je parle), j’étais déjà servant de messe depuis un bail. Par conséquent, l’acte de création, j’en savais quelque chose, car le curé (Père Comeau) en parlait tous les dimanches. J’étais un rien, un insignifiant, comme le petit frère de Caïn et Abel (Seth) dont on n’entend jamais parler, mais quand même assez fin pour comprendre que quand on crée, on est en présence du divin.
En art, comme en biologie, on mijote des recettes dont la signification et l’importance dépassent les ingrédients qui les constituent. L’univers entier, le concret et l’abstrait, tout baigne dans la soupe primordiale.
Face à une telle constatation, que peut-on faire, sauf continuer de créer ?
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Je suis coupable de bien des crimes, notamment celui de paresse. Parfois, à contrecœur, je commence un projet, mais il est rare que j’achève quoi que ce soit. Le plafond de ma cuisine attend sablage et peinture depuis des lustres. Il y a un volet à l’avant de la maison, désintégré par une bourrasque quand Harper était au pouvoir, toujours en quête d’un remplacement.
Ne demandez pas à mes amis de servir de référence morale à mon égard, car je suis un pote des plus négligents. Je déborde de bonnes intentions, j’en ai jusque-là, mais, en définitive, je ne déploie aucun effort pour entretenir la relation. Oubliez les cartes de Noël ou les invitations à souper, les cadeaux d’anniversaire ou les sorties arrosées. Je pense à vous, chers amis. Je pense à vous, n’est-ce pas assez ?
Et je parle sans cesse, à pleines dents, ma drôle de langue rabougrie, suintante de salive visqueuse, caressant gencives et palais dans une étrange farandole, susurrant chaque phonème et embrassant chaque syllabe pour savourer intégralement les innombrables énoncés éructés depuis mes cordes vocales. J’ai peu d’oreille pour les autres, vous comprenez ? Peu d’oreille, car j’ai horreur du silence.
Je voulais devenir auteur mais, paresse oblige, je n’ai rien fait pour y parvenir. Mes seules œuvres, je les ai pondues sous les instructions de diverses enseignantes au fil des ans. Quand j’avais dix ans, je crachais des épopées, que la maîtresse (Monique) me faisait lire à la classe. Je n’étais pas un gamin populaire, j’étais au contraire la risée de ma cohorte, mais les écoliers adoraient mes lectures, car m’écouter lire était un tantinet moins désagréable que les travaux scolaires (selon André de Nicolas-Denis).
Néanmoins, je tenais à être auteur. Je frétillais toujours autant quand je créais quoi que ce soit. Mais non, je n’écrivais pas tant que ça. De fait, sans mission, sans échéance, je n’écrivais point.
C’est seulement à l’âge de quatorze ans que, par inadvertance, je suis devenu poète. Pour faire court, une amie (Donna) m’a donné la permission d’écrire des poèmes. Simplement. Et dans la poésie, j’ai trouvé couvercle à mon chaudron.
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Le poème est une créature extraordinaire. D’abord, je ne suis jamais paresseux à son égard, j’ai toujours envie de le composer, toujours un brin d’énergie pour traîner ma charrue (avant les bœufs, bien sûr) dans un champ lexical pour voir si les pierres déterrées décriront mon état d’âme. Ensuite, j’adore la juxtaposition de réalité et de fiction issue du poème, la façon dont le contour de chaque confession, à la lumière des témoignages qui l’entourent, finit par tracer la silhouette d’un étranger. Enfin, l’élément que je préfère, celui qui me ramène toujours à la poésie, beau temps mauvais temps, c’est ce que j’appelle le code secret. Voyez, dans mes poèmes, je dis autant de choses avec les mots déployés qu’avec les mots non employés. Il y a aussi des péchés tapis dans certaines sonorités, dans le nombre de répétitions de lettres et de mots donnés, ou encore dans mon rapport avec certains termes, qui évoquent des souvenirs, des personnes, des regrets, car je les ai vus s’envoler d’entre des lèvres ou les pages d’un bouquin. Les poètes sont des exhibitionnistes dans la douche. Ils révèlent leurs secrets, mais se cachent derrière les mots.
Loin de moi l’idée d’affirmer que la totalité des poètes écrit comme ça. Je ne réclame pas l’universalité, mon expérience est étroite et superficielle, et je ne prétends pas avoir exprimé, expliqué ou exposé mon approche avec même un iota d’intelligence ou d’éloquence.
Je suis un incongru et un imposteur. Certains poètes semblent tellement lucides ! Comme s’il n’y avait jamais d’accidents dans leurs œuvres, comme si chaque réactif de la potion avait été judicieusement mesuré, puis délibérément ajouté à la marmite. Comme si, dès le premier grain de sel, ils savouraient déjà le goût du bouillon.
Moi, c’est n’importe quoi, je fais de la soupe aux restants. Tiens, il reste un oignon, de la coriandre et trois pommes de terre. Voici un quart de tasse de riz. Et si on ajoutait de la sauce soja ? Et des artichauts ? Au fond du frigo, je crois qu’il reste peut-être de la salade de choux… je pourrais bien l’intégrer au consommé, au lieu de la foutre aux ordures !
Ainsi, depuis 30 ans, je cuisine de la soupe aux mots.
Après la sortie de mon premier livre, un critique a balbutié à mon égard que mon fricot avait des allures ducharmiennes. Je m’en souviens, car mon éditeur (Gérald) en était fier. En toute vérité je vous le jure : je ne savais pas ce que signifiait ducharmiennes et j’étais trop timide pour le demander.
J’ai peu d’amour pour mon premier recueil, ces jours-ci. Je digère mal son bouquet imprévisible, périmé, pourri, poilu. Une agglutination d’effluves écoulés de ma grande gueule.
Néanmoins, je dois vous avouer que le poète que j’aime le plus lire sur la planète, c’est je. Ses poèmes me touchent, comme s’il écrivait juste pour moi.
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Une fois diplômé du secondaire, je suis allé étudier en littérature, mais je suis retourné chez mes parents après un seul semestre, que j’ai passé avachi sur un divan au lieu de me rendre à mes cours.
Comme susmentionné, j’ai rarement été un bon ami, mais cela ne signifie pas que je n’ai pas eu de bons amis. Pendant que je léchais mes plaies après avoir abandonné mes études, un poète (Éric), le même qui avait organisé la soirée de poésie où j’ai récité pour la première fois des propos de mon cru (et non une lettre aux Corinthiens devant la paroisse), a livré de mes poèmes à une revue littéraire (Éloizes), et mon potage a été publié pour la première fois. D’ailleurs, c’est aussi lui qui a remis à son éditeur le tas de pages que j’appelais un manuscrit…
Des années plus tard, en 2002, une copine (terrifiante) m’a parlé de son auteur préféré, un certain Réjean Ducharme. Je m’en souviens bien, nous étions sur le patio derrière mon appartement. J’ai immédiatement fait le lien avec ce qu’on avait dit au sujet de mon premier recueil. Curieux, je me suis rué à la librairie dès le lendemain, et j’ai acheté le seul volume de Ducharme qui s’y trouvait, à savoir Gros mots.
Non, je ne l’ai pas encore lu.
J’ai lu L’avalée des avalés et L’hiver de force, par contre. Le premier en une seule nuit, pour un projet universitaire commencé à la dernière minute, et l’autre peu de temps après. J’ai aussi entamé Le nez qui voque. Je le terminerai peut-être un jour.
La grande différence entre Ducharme et moi, même si nous aimons tous deux les « gros mots », c’est qu’il est éveillé. Il y a dans son désordre une logique aussi surprenante que notre présence au sein de l’univers.
Moi, je biffe et remplace des mots dans mes livres publiés dès que j’en lis quelques vers. Même en mangeant mon foutu fricot, je le cuisine encore.