On croit, sous prétexte qu’on a lu les bouquins précédents, avoir apprivoisé quelque peu cette éblouissante écriture. Erreur. Elle secoue toujours autant. Elle émerveille par son intensité, ses rythmes ternaires, ses québécismes qui côtoient les raffinements presque surannés. La phrase de Pierre Yergeau fait penser aux envolées de ses trapézistes : cela monte, virevolte, inquiète, puis atterrit avec l’élégance des « sorties » qui séduisent les juges et laisse le public reprendre souffle.
Le Grand Cirque d’Hiver ramène ses personnages déjà familiers, en les invitant à en dire plus long encore sur le sens de ce qu’il faut bien appeler leur mission. Vocabulaire démesuré pour un cirque ambulant, mais dont Pierre Yergeau place le contenu et l’ambition à portée de main de Georges, de Jérémie, de Tony… Dès que Georges expérimente dans les bras de son père la joie et la peur de la haute voltige, il se sait appelé au dépassement, à l’enfantement d’un autre lui-même. « Tu n’es rien tant que tu n’es pas quelqu’un d’autre ! » Et quand le jeune Georges, ignorant les mises en garde, « saute sur l’autre rive », il ne fait que bondir au-devant de sa nouvelle identité : « […] la curiosité est l’espoir de ce qui nous vient d’ailleurs ». Et l’acrobate, qui se dépense en prouesses périlleuses, répand sa propre curiosité en plus de se situer « à la source des désirs ». Pédagogie exigeante et un peu cruelle : « On est pas là pour être serviable, dira Myrtille. On est là pour leur montrer tout ce qu’ils ont pas ».
Ce monde et ses habitants basculent dans le passé, mais pas dans l’oubli. On conservera, par exemple, le souvenir ému d’une femme qui, de lourde et laide qu’elle est dans la lumière cruelle du jour, devient élégante, souple et attirante quand elle assume dans l’eau l’identité et les rêves d’une sirène. On retiendra aussi le rude conseil de Georges à son jeune frère Jérémie : « Tu es seul contre le monde. / Et pourquoi ? / Ce sont les règles, petit frère. Qu’est-ce que tu attends ? »