C’est décembre, un ciel lumineux brille sur Moncton. Je viens de passer les derniers jours à me laisser imprégner par l’œuvre de celui avec qui je m’entretiendrai durant la matinée. Comme moi, Christian Roy vit dans la capitale culturelle acadienne. Il fréquente des lieux que je fréquente et connaît des gens que je connais. C’est difficile à croire, mais nous ne nous sommes jamais rencontrés.
Dans un café de la rue Saint-Georges, c’est un homme à l’œil rieur et au regard franc que je découvre, un amoureux des mots, un amateur de musique, un traducteur, un gars posé et sympathique. Quelqu’un qui fait du stand-up à ses heures, quelqu’un qui a déjà pensé en avoir terminé avec la poésie, mais qui sourit sereinement aujourd’hui à l’idée que L’étoffe des braises, son septième recueil, paraisse dans le courant de l’hiver.
Bref panorama d’un parcours littéraire ayant pris forme dès l’adolescence
Mon interlocuteur n’a pas vingt ans lorsqu’il publie son premier livre. Sous le signe de la révolte douce, de la ruralité désœuvrée et de l’ivresse nocturne, Pile ou face à la vitesse de la lumière (1998) use d’une force brute et juvénile. Subsiste encore aujourd’hui de cette époque un certain penchant de l’auteur pour le calembour et pour les sonorités très appuyées. Divisé entre la prose et les vers, Infarctus parmi les piétons (2000) marque l’entrée du poète dans la ville par une sorte de déambulation hallucinée, un vagabondage partagé entre le mouvement de la marche et la lenteur de l’onirisme. Paru deux ans plus tard, Chroniques d’un mélodramaturge (2002) présente un rapport moins exacerbé au monde et témoigne d’une écriture plus sobre, d’une sensibilité davantage aiguisée. Personnes singulières (2005), son quatrième livre, est plus complexe sur le plan structurel. Il est conçu tel un kaléidoscope décrivant l’humanité à l’image d’une mosaïque aux multiples couleurs. Avec Gènes et genèses (2011), le poète affiche une évidente maturité ; la tonalité incendiaire des premiers recueils s’amenuise pour laisser place à un feu moins violent, à une flamme mieux contrôlée. Ainsi, à la page finale du livre suivant, Jusqu’au bout du souffle(2018), tout finit par se consumer, le mal par être expié et par se transformer en une matière incandescente que pourrait concrétiser la sortie récente de L’étoffe des braises (2024).
notre peau chaude et floue
dans ses habits nocturnes
caressant l’étoffe des braises
sept silhouettes ensorcelées
L’étoffe des braises, p. 79.
L’étoffe des braises
L’étoffe des braises s’ouvre avec le vers suivant : « assassinons l’éventail des actions », comme si d’emblée on soulignait la futilité du monde concret. Depuis ses débuts, Roy affiche une propension naturelle pour l’expression hyperbolique, pour cette idée que le langage, lorsque repoussé aux frontières extrêmes de sa valeur connotée, arrive parfois à défier le réel et ses éléments nuisibles. Le poème purge et libère, il paraît alors faire office de parole expiatrice à l’intérieur d’une sorte de liturgie servant à effacer une faute originelle. L’auteur, qui a été servant de messe dans son enfance, semble accorder une dimension liturgique au rite de l’écriture. Après la lecture de son œuvre, j’ai perçu cette force, ce culte particulier du texte poétique. Ma rencontre avec lui est venue, en partie, confirmer cette intuition.
Entretien avec Christian Roy
Louis-Martin Savard : Ton premier recueil est paru alors que tu n’avais que dix-neuf ans. Pourrais-tu raconter ce qui t’a mené vers l’écriture ? Aussi, serais-tu en mesure de rappeler le contexte entourant la publication de cette œuvre de jeunesse ?
Christian Roy : J’ai créé pour la première fois quand j’avais huit ans, à l’école. J’ai immédiatement compris que c’était ma raison d’être. J’étais religieux quand j’étais jeune ; j’étais servant de messe. Je ne suis plus religieux aujourd’hui, mais je crois que l’écriture, que l’art en général, nous met en présence du divin. La poésie, elle, est arrivée un peu par hasard. Une amie écrivait des poèmes, qu’elle refusait de nous montrer, à un ami et à moi. Pendant une récréation, on a volé son cahier et on a lu ses poèmes. Elle était très en colère. Ma réaction a été de lui dire qu’elle n’avait pas de raison de se mettre en colère, que c’était extraordinaire ce qu’elle composait ! Surtout, je lui ai confié que j’aimerais ça, moi aussi, en faire autant. « Fais-le alors ! C’est à la portée de n’importe qui », m’a-t-elle tout simplement répondu. Cela peut sembler ridicule, mais j’ai eu besoin d’une invitation.
Quelques jours plus tard, j’avais déjà quelques poèmes que je faisais lire à l’ami avec qui j’avais volé le cahier. De son côté, il m’a dit : « Moi aussi, j’en ai écrit ». Ce gars-là, c’était Éric Cormier, qui plus tard a tout comme moi publié chez Perce-Neige. On a donc commencé à écrire la même semaine, lui et moi, à partir du même élément déclencheur. Il faudrait ajouter qu’Éric est un rassembleur naturel. Quand on était en dernière année du secondaire, il a organisé un événement de lecture de poésie, pour lequel il est allé chercher des subventions. Il a invité Martin Pître, Herménégilde Chiasson, Daniel Dugas et d’autres dont les noms m’échappent. Lui et moi y avons participé, avec d’autres élèves. Et j’y ai pris goût. Pour un ancien servant de messe comme moi, c’était naturel de faire face à un auditoire. Par ailleurs, c’est Éric qui a apporté mes poèmes à la revue Éloise, où j’ai publié pour la première fois, et c’est Éric encore qui a remis mon manuscrit (Pile ou face à la vitesse de la lumière) à Gérald Leblanc, ce que moi, je n’aurais jamais osé faire.
En vérité, je n’avais jamais considéré la poésie comme quelque chose de très important. Moi, je voulais écrire des romans, des histoires. Pendant longtemps, je n’étais pas satisfait de ce que je faisais en poésie. Pour moi, c’était quelque chose de temporaire, en attendant les romans. Je n’ai d’ailleurs plus beaucoup de souvenirs de mes premiers recueils. Quand j’ai relu ces livres-là, c’était comme lire un étranger. Pile ou face est un recueil que ne n’aime pas. Il y a des choses, là-dedans, que j’ai écrites quand j’avais quinze ans et que je ne vois plus de la même façon. C’est normal, tout système de valeurs évolue au fil du temps.
L.-M. S : (Dans un échange de courriels, tu m’as confié éprouver parfois de la difficulté à t’expliquer ta poésie.) D’un point de vue plus global, pourrais-tu me décrire ton rapport à l’écriture ? Celui-ci s’est-il transformé depuis 25 ans ?
C. R. : Pour moi, le livre n’est jamais terminé, le poème n’est jamais terminé. Je me rappelle qu’en me préparant pour des lectures concernant la sortie de mon livre précédent (Jusqu’au bout du souffle), je biffais des mots. Cela dit, je viens d’écrire L’étoffe des braises et j’ai une bonne idée de la suite, qu’elle soit publiée ou non. Moi, je connais déjà les deux recueils qui viennent après. Autour de Gènes et genèses, il y a cinq livres qui n’ont pas été publiés et dans lesquels je pige de temps à autre. Dans le plus récent, on trouve par exemple « Une ode à l’amertume » qui a été écrite autour de 2005 ou 2006, juste après Personnes singulières.
Aussi, je suis une personne qui parle beaucoup, une personne qui éprouve parfois de la difficulté à trouver les bons mots. Mais la nécessité de dire apparaît toujours forte. Il y a une recette, il y a un résultat que je recherche. Également, mon écriture évolue, et les moments où j’écris arrivent quand je trouve une nouvelle façon de dire, quand j’ai accumulé suffisamment de mots, d’expériences, et que moi-même, je pense avoir suffisamment changé pour dire d’une façon différente. On a tous une relation avec les mots et j’écris avec cette relation-là ; les mots entre eux, les sonorités, les souvenirs, la dimension connotée du langage, tout le contexte associé à un seul mot. En fait, j’ai souvent parlé de l’écriture comme d’un code secret derrière lequel le poète se cache. Martin (Pître), par exemple, m’avait montré des équations mathématiques qu’il cachait dans ses recueils. D’ailleurs, une des raisons pour lesquelles j’éprouve parfois de la difficulté à lire la poésie des autres, c’est parce que j’en recherche constamment le code.
L.-M. S : Mon commentaire te semblera peut-être insolite, mais par ta manière d’insister sur certaines sonorités, par ta façon d’aborder le rythme, il y a quelque chose qui me rappelle parfois le rap dans tes textes. Est-ce que je me trompe ?
C. R. : Mes poètes préférés, ceux que j’aime vraiment lire et que j’aime entendre lire, c’est Marc Arseneau et Paul Bossé. Je pourrais ajouter Brigitte Harrison, dont le premier recueil reproduit le rythme très saccadé de la télévision, ou Daniel Dugas, que j’ai découvert il y a longtemps avec Les bibelots de tungstène. Tout ça pour dire que le rap fait partie de mon univers rythmique depuis de nombreuses années. Ce n’est pas intentionnel, je crois, mais c’est là. Le talent de groupes comme Wu-Tang Clan ou A Tribe Called Quest me sidère encore. Également, il y a cette idée-ci : quand tu écoutes n’importe quel artiste de rap, il se nomme. Je l’ai fait aussi dans un poème : « je suis Christian Roy / fils de Christian Roy / fils de Germain / à Benoît / à Jean-Louis » (L’étoffe des braises). En fait, il s’agit de quelque chose de très acadien de nommer ses ancêtres.
J’ajouterais que cette manière de faire, que cette présence d’un je aussi affirmé, constitue une réaction indirecte à un recueil de Gabriel Robichaud (Acadie Road), un livre que je trouve presque troublant tant on est là avec le poète, tant on voit par ses yeux, tant la voix de l’énonciateur impose son point de vue. D’une certaine façon, il y aurait un lien à établir avec le rap, qui est une musique qui nomme, une musique du moi, maintenant, tout de suite, une musique à la première personne.
Aussi, quand je lis Paul (Bossé), j’entends Paul. Quand je lis Marc (Arseneau), j’entends Marc. Mais lorsque je me lisais, je ne m’entendais pas nécessairement. Là, avec ce nouveau livre, je voulais faire quelque chose qui était plus à la première personne, qui parlait de moi, maintenant.
L.-M. S : Parlant de ce livre (L’étoffe des braises), pourrais-tu le présenter brièvement ?
C. R. : Je vais expliquer l’image que suggère le titre. Je ne le fais pas dans le recueil. Mais d’abord, il faut savoir qu’à la toute fin de Jusqu’au bout du souffle, il y a quelqu’un qui procède à l’excision du mal, qui fait sortir le méchant. En se débarrassant ainsi de tous les artifices de la vie, il ne reste que les cendres. J’avais donc cette idée d’un fou qui se recouvre de ses cendres pour renaître comme un phénix. J’ai beaucoup de questions dans la tête concernant l’identité et la pluralité des identités. Dès qu’on commence à regarder son identité à travers cette loupe, tout tombe en morceaux. On réalise qu’on est un amalgame d’artifices et de tout ce qui nous entoure. On se macule de braises, de cendres ; on s’invente, c’est presque comme si on n’existait pas…
Le code secret
En réécoutant l’enregistrement de mon entretien avec Christian Roy, je suis revenu en arrière à maintes reprises. Cet énoncé final, « c’est presque comme si on n’existait pas… », semblait voiler un mystère. L’intrigante conviction avec laquelle le poète en découpait les syllabes et l’énigmatique accentuation dont faisait preuve l’intonation de sa voix me disaient qu’un élément caché m’avait échappé. Le recueil entre les mains, j’ai donc tenté d’en décoder le secret. Cela avant de me dire qu’il vaudrait peut-être mieux le chercher ailleurs, cela avant de me rappeler le son des tisons qui crépitent lorsqu’on souffle sur de la braise.
Christian Roy a publié :
Pile ou face à la vitesse de la lumière, Perce-Neige, Moncton, 1998, 100 p.
Infarctus parmi les piétons, Perce-Neige, Moncton, 2000, 100 p.
Chroniques d’un mélodramaturge, Perce-Neige, Moncton, 2002, 130 p.
Personnes singulières, Perce-Neige, Moncton, 2005, 128 p.
Gènes et genèses, Perce-Neige, Moncton, 2011, 65 p.
Jusqu’au bout du souffle, Perce-Neige, Moncton, 2018, 72 p.
L’étoffe des braises, Perce-Neige, Moncton, 2024, 96 p.
Traduction :
Philip Roy, Frères de sang à Louisbourg, Perce-Neige, Moncton, 2013, 246 p.
EXTRAITS
il y a de sombres couleurs
dont on ne peut jamais se dévêtir
comme de frêles empereurs
maculés de regards et de rires
L’étoffe des braises, p. 33.
tu dis que l’amour hante ton corps
que son fantôme à lui seul te sort de la morgue
où fantoche tu rafistoles ta robe noire
puis déambules vers ta voix mordorée
L’étoffe des braises, p. 70.
racine n’est qu’un mot
comme fragile et fatal
comme funèbre et final
il n’y a pas de mousse sous ses pieds
pas de temps pour qu’elle pousse
parce que demain attend
si demain il y a
et aujourd’hui exige
L’étoffe des braises, p. 26.