Alors que Borges s’enfonçait peu à peu dans la nuit, avant qu’elle devînt définitive le 14 juin 1986, son renom ne cessait de croître. Les lecteurs lui ont gardé leur fidélité et il n’a pas connu le « purgatoire » où les critiques relèguent habituellement les grands écrivains après leur mort. Aujourd’hui la Pléiade le réédite en traduction, il est abondamment commenté à travers le monde. En octobre (du 14 au 24) Québec joint sa voix à cette célébration par un ensemble d’activités dont Gilles Pellerin est l’inspirateur
Certaines images de Borges sont devenues clichés : le promeneur de Buenos Aires, le bibliothécaire aveugle, l’amateur de tango qui composait des chansons pour Piazzola, l’érudit exhumant d’obscurs ouvrages d’histoire, le vieux monsieur affable recevant ses admirateurs venus de tous les horizons. Ces images ne sont pas fausses mais, mises ensemble, elles ne donnent qu’une faible idée de Borges. Comment, non pas le définir mais l’aborder et comment être sûr du jugement que l’on porte sur lui ?
L’homme des bibliothèques a semblé accorder peu d’attention au monde actuel et à ses remous – dont il a eu cependant à souffrir –, on lui a reproché son indifférence politique, voire une insensibilité à la condition commune, et cependant cette étrange attirance pour les hors-la-loi, les marginaux, les truands… Les anciennes littératures anglo-saxonnes avaient pour lui plus d’attrait que les œuvres de son siècle mais il discutait littérature pendant des heures avec Bioy Casares ou d’autres amis. Il était couvert de prix et de distinctions mais il dérobait sa vie personnelle, qui paraissait unie, sans événements ni turbulences, et cependant que de souvenirs habitaient sa mémoire. On lit les récits de L’aleph, de Fictions, du Livre de sable, du Rapport de Brodie mais l’œuvre garde en réserve des poèmes, des dialogues, une Histoire de l’éternité, bien d’autres livres moins fréquentés. L’analyse traditionnelle des personnages ne le retient guère mais lorsqu’il leur prête une perturbation des sens, une mémoire qui n’oublie rien, une vision qui traverse le temps et lui échappe, notre conception du monde bascule, nous sommes pris de vertige. Borges fait apparaître des lieux, des moments, réels, fictifs, qui sait ? que nous ne savons pas voir, nous lance sur des sentiers obliques qui s’entrecroisent, se ramifient en des réseaux et des correspondances d’une complexité inouïe. Il nous convainc que la réalité n’est pas ce que nous croyons, qu’elle est insaisissable dans sa totalité comme la bibliothèque de Babel. Il nous démontre combien nos certitudes sont incertaines.
Parmi toutes les images de Borges, le maître de l’écriture et des écritures, le magicien qui, dans un geste parfait, nous séduit et nous éblouit, l’inventeur inépuisable du possible, je dégagerai celle-ci : « l’inquiéteur ». On ne sort pas indemne de cette œuvre dont la force séminale n’a pas fini de nous animer.
Ils ont apporté leur précieuse contribution à ce dossier spécial « sur et autour » de Jorge Luis Borges. L’équipe de Nuit blanche les remercie chaleureusement : Roland Bourneuf, ainsi que Gérald Alexis et Louis Jolicœur.
De même que : Jean-Paul Beaumier – Patrick Bergeron – André Berthiaume -Pierrette Boivin – Nicole Brossard – Gaëtan Brulotte – André Carpentier – Herménégilde Chiasson – Hugues Corriveau – Gilles Côté – Jean Désy – Andrée Ferretti – Naïm Kattan – Dany Laferrière – Christiane Lahaie – Laurent Laplante – Suzanne Lebeau – Renaud Longchamps – Andrée A. Michaud – Pierre Ouellet – Gilles Pellerin – Judy Quinn – Vincent Thibault – Odile Tremblay.