« Comment comprendre l’immense imposture que fut le communisme au XXe siècle », se demande Stéphane Courtois dans Lénine, l’inventeur du totalitarisme. Il est difficile, voire impossible, de répondre à cette question tant les pistes de recherche sont multiples et complexes. On peut toutefois espérer trouver des débuts de réponse en examinant comment cette idéologie a émergé des courants révolutionnaires du XIXe siècle, comment elle s’est mise en place en Russie en 1917 et comment elle s’y est maintenue pendant 74 ans. C’est ce qu’ont fait brillamment Stéphane Courtois et Oleg Khlevniuk en brossant le portrait des deux plus grandes figures du communisme : Lénine et Staline
Lénine, un jésuite de la révolution
Historien, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique en France et auteur d’une trentaine d’ouvrages sur le communisme français et mondial, Stéphane Courtois retrace dans Lénine, l’inventeur du totalitarisme1 le parcours de Vladimir Ilitch Oulianov, aussi bien ses années d’enfance à Simbirsk sur la Volga, ses années d’exil et de formation politique dans les salons de la diaspora révolutionnaire européenne que ses premières années à la tête du gouvernement communiste.
N’eût été l’exécution de son frère aîné, le monde n’aurait jamais entendu parler de Vladimir Ilitch Oulianov, nous dit Stéphane Courtois. Cette pendaison pour tentative d’assassinat du tsar alors que Lénine n’avait que seize ans allait allumer chez lui une haine dévorante contre le régime, contre tous les pouvoirs et contre les classes sociales qui en détenaient les rênes. Cet esprit vengeur s’ajoutait à un « tempérament tapageur et capricieux [et] un côté destructeur. Il y avait une forme de méchanceté dans sa façon d’agir », dit de lui sa sœur Anna. S’ajoute également à ces traits de caractère une prodigieuse intelligence, une incessante activité intellectuelle marquée par une grande capacité d’ignorer les réalités qui contredisaient ses points de vue et, très paradoxalement, par une grande indifférence à l’égard du peuple russe. Bref, c’était un être contradictoire doté d’un cerveau impressionnant couplé à un tempérament détestable, qui carburait à la haine et qui « ne pensait la politique qu’à travers la violence la plus extrême ».
Stéphane Courtois dit tout ce qu’il y a à savoir sur les péripéties qui l’ont mené au pouvoir en 1917, mais surtout il donne à comprendre les convictions politiques à la base de son engagement révolutionnaire. Sa démarche, écrit-il, ne se comprend qu’à la lumière de l’enseignement de Marx : « L’ensemble [des] rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur conscience, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ».
Autrement dit, changez les rapports de production et vous changerez les rapports entre les individus. Mieux ! Vous changerez les individus eux-mêmes, vous créerez un nouvel Adam, Saint Graal de tous les régimes communistes depuis. C’est la grande illusion à laquelle souscriront sans jamais en démordre Lénine et Staline après lui. Avec le recul, on peut trouver très naïve pareille certitude. C’est oublier que Lénine et son entourage vivaient dans une bulle révolutionnaire qui les rendait en quelque sorte imperméables aux faits. En outre, ils étaient marqués par le courant scientiste, qui prétendait atteindre à « la connaissance parfaite de tous les phénomènes humains, en particulier le fonctionnement des sociétés », en appliquant à leur étude les méthodes de la science.
Ainsi pour Stéphane Courtois, Lénine fut d’abord et surtout un doctrinaire chez qui primaient « l’idéologie et la doctrine à l’encontre de la personne et ce qui s’y rattache – les sentiments humains, la charité, la compassion, la pitié et le pardon ». À preuve, ce portrait de lui que brossait en 1920 Alexandre Berkhum, un anarchiste américain d’origine russe : « Un jésuite de la Révolution qui forcerait l’humanité à devenir libre conformément à l’interprétation qu’il a de Marx. En bref, un vrai révolutionnaire […] qui sacrifierait la plus grande partie de l’humanité – s’il le fallait – pour assurer le triomphe de la révolution sociale ».
Staline, le petit père des peuples
Oleg Khlevniuk est unanimement reconnu par la communauté des historiens qui travaillent sur l’histoire soviétique comme le plus éminent spécialiste russe du stalinisme. Dans son Staline2, paru chez Belin à l’occasion du centenaire de la révolution d’Octobre, il raconte comment cet homme sans scrupules a maintenu, avec une habileté et surtout avec une cruauté, le système de gouvernement mis en place par Lénine.
Comme le livre sur Lénine, celui de Khlevniuk se lit comme un portrait à charge de son sujet. Rien de la cruauté du personnage ne nous est caché, pas davantage sa fourberie ou son génie de la manipulation. Parcourir la vie de Staline, c’est faire la visite d’un musée des horreurs : famines provoquées pour mater une paysannerie rebelle, extension du réseau de goulags pour accueillir des millions de déportés, enlèvements et exécutions sommaires de dizaines de milliers de personnes, liquidation de tous ses « potes » bolcheviks de la première heure, travaux pharaoniques réalisés à coup de centaines de milliers de morts. La liste des victimes du stalinisme est longue.
Mais, ici comme chez Courtois, l’intérêt du bouquin réside moins dans la relation des faits – archicommentés depuis des décennies – que dans la mise au jour des influences qui ont formé l’homme, à savoir « l’autoritarisme et l’impérialisme russe, les traditions révolutionnaires européennes et le bolchevisme léniniste » et « un parti pris profondément enraciné […] selon lequel les intérêts de l’État priment sur toute autre considération, l’individu ne comptant pas ».
On a calculé, en effet, « qu’au cours des vingt-cinq ans que dura le régime stalinien, chaque année environ un million de personnes furent fusillées, incarcérées ou déportées ». Sans compter les millions de morts emportés par les famines provoquées sinon aggravées par les politiques staliniennes. Khlevniuk nous apprend cette chose étonnante : s’il tuait autant, c’est que Staline était constamment habité par la peur. « La peur qui ne le quittait pas et la certitude d’être entouré d’ennemis le poussaient à avoir recours, sans le moindre remords, à la violence sur une échelle toujours plus grande ». Le tyran s’était enfermé dans une spirale de violence sans fin. Pourtant, en dépit de tous ses crimes et de la multitude de ses ennemis, jamais Staline ne fut l’objet d’un attentat. C’est dire à quel point les Russes avaient intériorisé la peur.
On a longtemps reproché à Staline d’avoir perverti l’héritage de Lénine par la brutalité de son régime. C’est en tout cas ce qu’a voulu faire croire le rapport secret de Khrouchtchev lu aux délégués du XXe congrès du Parti communiste en 1956 et qui détaillait les crimes commis sous le régime stalinien. Pour les tenants du pouvoir, il n’était évidemment pas question « d’inculper » Lénine pour les échecs du communisme. Or, on sait maintenant que c’est Lénine qui a créé les premiers camps de concentration, que c’est lui qui a encouragé le recours à la terreur pour mater une paysannerie qu’il jugeait « archaïque et incapable d’évoluer ». En fait, aussi bien Staline que Lénine croyaient que le peuple était l’obstacle principal à leur propre émancipation. Gorki disait des hommes comme eux : « L’avenir du peuple n’intéresse pas les dogmatiques forcenés […]. Le peuple n’est pour ces doctrinaires que le matériau nécessaire à leurs expérimentations sociales ».
C’est d’ailleurs le grand paradoxe du communisme soviétique que d’avoir fait si peu de cas de la vie humaine quand tout son discours se voulait un appel à la libération de tous les peuples vivant sous le joug du capitalisme et à la libération du peuple russe en particulier. Plus étonnant encore, le succès de l’idéologie communiste un peu partout sur la planète et tout au long du XXe siècle, notamment dans les classes intellectuelles. On se souviendra de ce mot de Jean-Paul Sartre : « Tout anti-communiste est un chien ». Comme quoi les partis pris idéologiques, religieux ou politiques sont très souvent des régressions de la lucidité.
1. Stéphane Courtois, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Perrin, Paris, 2017, 500 p. ; 44,95 $.
2. Oleg Khlevniuk, Staline, trad. de l’anglais par Evelyne Werth, Belin, Paris, 2017, 610 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
En définitive, son éducation d’autodidacte, son expérience politique et son propre tempérament firent de Staline l’homme qu’il était, avec ses côtés frustes, mais idéalement taillé pour la course au pouvoir. Sa tendance à pousser à outrance la simplification de la réalité, à penser chaque phénomène de façon dichotomique – lutte entre les classes, entre capitalisme et socialisme – resta, même après sa disparition, les traits marquants du système qu’il avait mis en place. Quelle qu’ait pu être l’origine de cette vision simplificatrice du monde – éducation religieuse, foi dans l’interprétation léniniste du marxisme –, cette unidimensionnalité lui simplifia la vie.
Staline, p. 181.
Cependant, son narcissisme et son fantasme de toute-puissance se heurtant chaque jour un peu plus aux murs de la réalité, ils devinrent pathologiques et l’enfermèrent dans un système de persécution imaginaire directement lié à son déni de la réalité. Lénine attribua alors aux autres, par projection paranoïaque, les sentiments qu’il éprouvait à leur égard. « Ils » le persécutaient, donc il « les » persécutait […]. Une fois en place le couple infernal persécuté-persécuteur, le Narcisse Lénine fut à la recherche de son image, de son double, jusqu’à atteindre un clivage, un dédoublement de la personnalité facilité par la pratique de la konzpiratsia, de la vie en clandestinité, des pseudonymes – Lénine en utilisa des dizaines – et des fausses identités.
Lénine, l’inventeur du totalitarisme, p. 436-437.
Il n’y a pas à discuter avec Lénine. Cet inspiré a des lumières qui nous font défaut […] il ne voit de difficultés nulle part. Il règle la question de la paix dans une résolution de vingt lignes. La question agraire n’en demande que cinq. Comme c’est simple ! La question industrielle ? L’ouvrier réglera la production et la répartition des produits. Les banques, l’État les accapare. Donnez une feuille et du papier à Lénine, un crayon et, en un rien de temps, il vous fournira la solution exacte de tous les problèmes sociaux. Heureux homme ! Dire qu’il vivait obscur dans quelque coin de la Suisse, et que le monde ignorait son Sauveur.
Lénine, l’inventeur du totalitarisme, p. 352.
(Claude Anet, correspondant du quotidien Le Journal, cité par Stéphane Courtois)
Au lieu de consacrer leur temps et leur énergie à chercher des solutions aux véritables problèmes, les dirigeants bolcheviques les employaient à tenter de réduire les groupes d’opposition, incapables qu’ils étaient de la moindre tolérance et du moindre esprit de compromis. Cette attitude sapait tout espoir d’entente sur les conduites des réformes nécessaires et sur la politique sociale et économique à mener. Chaque décision était examinée à la loupe non pour évaluer sa faisabilité, mais pour détecter le plus minime écart idéologique. Un tel comportement rigide et dénué de tout esprit d’initiative nuisait à la bonne gestion des affaires du pays.
Staline, p. 163-164.