De passage à Buenos Aires en juillet dernier, Suzanne Lebeau était invitée à un forum international pour y donner une conférence sur les tabous et l’autocensure dans le théâtre pour enfants.
Juillet 2010
Comment dire ? Réussir à conter l’hiver, le froid et la pluie dans chaque fissure, les regards pesants, les tissus élimés, les horaires déments, la crise qui rejoint les toilettes des cafés les plus chics, la maman et ses deux enfants sans-abri à minuit devant l’hôtel, le plus vieux n’avait pas cinq ans et le deuxième dormait dans une poussette de fortune au milieu des vêtements de toute la famille. Je suis terrorisée par une Buenos Aires que je ne connais pas, que je ne reconnais pas. Oui, la misère est moins pénible au soleil. Aujourd’hui, il pleut à fendre l’âme et il fait froid jusque dans les chambres d’hôtel. Une autre crise vient de passer sur Buenos Aires qui les accumule, les vit toutes une après l’autre sans qu’on lui donne jamais le temps de se reprendre en mains, elle qui a connu l’âge d’or du baroque, de l’art nouveau, de l’art déco dont les restes éclatants ne demandent qu’un rayon de soleil pour se remettre à briller de tous leurs feux
Comment font-ils, les Argentins, pour garder le sourire, garder la foi, travailler quarante heures par jour, envahir les salles de spectacle, courir d’un bout à l’autre de cette ville sans fin, démesurée comme leur goût de vivre ? Ils se réchauffent dans l’amitié débordante et fidèle dans la capacité de travail incroyable dans les gestes les plus humbles de celui qui a peu et donne à celui qui a moins dans les parrillas* extravagantes qu’on offre pour le plaisir de partager, dans les verres qui trinquent de ce vin argentin que tous savent savourer. Ils habitent le froid, la nuit, les crises avec une rage de vivre qui ne se dément jamais et m’émerveille.
*Tenter de décrire la parrilla… c’est comme tenter de décrire le tango argentin… Ça se sent d’abord, une odeur de bois de vigne qui brûle, une odeur de viande qui grille… Ça se dévore avec les yeux quand le garçon arrive avec le plateau immense, démesuré, incroyablement rempli de toutes les pièces de viande imaginables et inimaginables, même celles dont le nom nous affole… les intestins, les oreilles…
L’eau en vient à la bouche et les fourchettes s’agitent…
Mais surtout, surtout, la parilla se partage.
Suzanne Lebeau est l’un des chefs de file de la dramaturgie jeunes publics et compte parmi les auteurs de théâtre québécois les plus joués dans le monde. Avec plus de vingt pièces, son œuvre, traduite en seize langues, aborde des sujets délicats mais fondamentaux comme l’iniquité sociale (Salvador, VLB, 1996 et Théâtrales, 2002), la différence (L’ogrelet, Lanctôt, 1997 et Théâtrales, 2003) ou encore la dure réalité des enfants soldats (Le bruit des os qui craquent, Théâtrales, 2008 et Leméac, 2009). Elle est cofondatrice (1975) et codirectrice artistique du Carrousel, compagnie théâtrale portée par « la conviction qu’un théâtre qui s’adresse aux enfants se doit d’interpeller et d’ébranler aussi les adultes ».
Applaudi jusqu’à la Comédie-Française, Le bruit des os qui craquent (Prix du Gouverneur général 2009) prend l’affiche du Théâtre Périscope, à Québec, en novembre 2010.
À jour octobre 2010