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Auteur/autrice : Neal
Francis Ponge au cœur de son intimité
« Je suis quelqu’un qui travaille comme une taupe, pour faire une chambre et non un monument. »
Intervention de F.P. au Colloque de Cerisy, 1977.À consulter la très utile Bibliographie de Francis Ponge publiée par Bernard Beugnot, Jacinthe Martel et Bernard Veck (Memini, Paris, 1999), qui recense plus de 1500 entrées (ce qui est fort peu, si on compare, pour prendre un auteur de la même époque, aux plus de 10 000 entrées de la fortune critique d’un Sartre), on se rend compte que . . .
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Paul Ohl : De l’essai au roman, ou le sabre onirique (entrevue)
Certains se souviennent de ses interventions à la télévision dans les années 70. Parmi les autres commentateurs sportifs, il détonnait : il faisait figure d’intellectuel.
Son discours était clair et précis ; la charge courageuse et impitoyable. Puis un jour, l’athlète moraliste devint romancier. Et avec un tel individu, il fallait bien s’y attendre : les histoires qu’il nous raconte ne se déroulent pas dans les décors rassurants auxquels nous avaient habitués les romanciers d’ici.
Nuit blanche : Pour bien . . .
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Andrée Yanacopoulo (entrevue)
Andrée Yanacopoulo a été la compagne d’Hubert Aquin ; elle nous trace, à l’occasion de la publication de quelques pièces d’Hubert Aquin, un portrait intime de l’écrivain.
Nuit blanche : À lire les pièces d’Hubert Aquin1, on est frappé par les relations conflictuelles entre fils et père, marquées par la peur et le mépris, qu’elles explorent.
Andrée Yanacopoulo : Je ne saurais dire si le rapport qu’Hubert avait avec son père était conflictuel. Mais . . .
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La confidence inachevée : Les quinze ans de Nuit blanche
Nuit blanche publie aujourd’hui un dossier d’entrevues. À relire d’anciens numéros, nous avons constaté l’intérêt qu’il y a, par exemple, à revenir, pour comprendre l’œuvre, sur les propos d’un écrivain que nous avons appris à bien connaître depuis, ou encore tout le plaisir qu’on peut prendre à découvrir une œuvre, qu’elle soit d’hier ou jeune encore. Ainsi, avons-nous fait une sélection d’entrevues depuis les premiers numéros du magazine, alors qu’il s’appelait encore Le bulletin Pantoute (du printemps 1980 au printemps 1982), jusqu’à récemment. C’est donc une quinzaine d’années qui sont couvertes. L’ensemble représente assez bien la courbe du magazine, qui s’est intéressé avant tout, pour des raisons pratiques, aux littératures de langue française. Quelquefois, des collaborateurs ont réalisé, dans une langue étrangère, des entrevues qu’ils traduisaient ensuite.
L’intérêt de l’entrevue littéraire n’est plus à prouver. Quand l’entrevue est bien menée, elle a ‘sa place à côté de la critique1’, comme l’écrit Jean Royer, qui a publié entre 1976 et 1989 cinq volumes d’entretiens avec des écrivains québécois et étrangers. Il n’en fut pourtant pas toujours ainsi, l’entrevue eut à faire son chemin. Jules Huret, journaliste à L’écho de Paris et au Figaro, a été le premier en France à publier des entrevues littéraires (entre 1890 et 1905), mais le genre semble avoir conquis sa place au soleil dans les années 20, alors que se sont multipliées les entrevues d’écrivains dont on voulait recueillir les propos sur la littérature et particulièrement sur l’état du roman, genre qui avait traversé une crise importante au tournant du siècle. La plus célèbre série d’entrevues a été réalisée par Frédéric Lefèvre, qui les a publiées en six volumes entre 1924 et 1933. Au Québec, le premier volume d’entretiens littéraires est Confidences d’écrivains canadiens-français (1939) d’Adrienne Choquette.
Nuit blanche a retenu dans ce projet de réédition près d’une quarantaine d’entrevues réalisées par une vingtaine de collaborateurs. Si, comme le suggère Philippe Lejeune, ‘les interviews d’un journaliste se ressemblent entre elles2’, l’on se doute que tel ne sera pas le cas ici et que les angles d’approche, à cet égard, sont multiples, et non seulement selon les intérêts des intervieweurs, mais aussi dans les propos recueillis. De la même façon que l’écriture est différente selon que l’écrivain est romancier, poète ou essayiste, ce que souligne d’ailleurs Fernand Ouellette en entrevue, que le roman et la nouvelle commandent aussi des attitudes d’écriture foncièrement opposées (Julio Cortázar), l’élaboration et la rédaction d’une entrevue varient d’un intervieweur à l’autre. S’opposent par exemple l’extrême effacement de Marty Laforest dans son entrevue avec René Belletto et la présence passionnée d’Hamidou Dia qui interviewe Patrick Chamoiseau. Rien à voir non plus entre l’entrevue-synthèse d’Hélène Gaudreau avec Anne-Marie Garat, centrée sur l’écriture, et l’entrevue frétillante, voire frivole, de Francine Bordeleau avec Philippe Sollers, axée sur le portrait de l’écrivain.
Selon leur présentation, les entrevues sont narrativisées ou transcrites sous forme de questions et réponses, sans pour autant être rapportées telles quelles, par un souci d’unité. Dans ses livres, Jean Royer privilégie l’entretien narrativisé parce qu’il lui semble avoir une valeur littéraire plus grande; ce qui est le point de vue de l’intervieweur, encore que la narration ne soit pas forcément un gage de réussite, loin de là ; d’un autre côté, l’entrevue questions et réponses peut être excellente, pour peu que l’intervieweur ait une connaissance suffisante de l’œuvre qui lui permette à la fois d’orienter les propos de l’écrivain et de s’adapter à ceux-ci. Dans tous les cas, l’entrevue ne va jamais de soi, cela va sans dire, et sa réussite tient en bonne partie de la complicité qui s’établit entre les interlocuteurs.
Nuit blanche a interviewé des essayistes aussi bien que des romanciers et des poètes, touchant autant la philosophie, les sciences humaines que la littérature. Du reste, les frontières entre les genres ne sont pas étanches. Michel Serres rappelle que plusieurs grandes œuvres françaises sont ‘à la fois des monuments de philosophie et de littérature’, et lui-même pratique une écriture dite littéraire, comme Pierre Vadeboncœur qui, dans ses derniers essais, avoue s’être engagé ‘fréquemment dans une sorte d’écriture proprement romanesque’ ; à l’inverse, Renaud Longchamps, par exemple, a tenté (et tente encore), dans ses recueils de poésie, de concilier le langage poétique et le discours scientifique.
Ce n’est pas le moindre intérêt de ce dossier que de permettre de lire les entrevues entre elles, d’établir des recoupements et des différences, par quoi se dégagent des sensibilités multiples. Certains thèmes sont privilégiés, peut-être; celui de l’identité, parmi d’autres, encore que l’identité peut prendre diverses formes: elle est foncièrement culturelle chez Andrée Chedid, qui écrit sur l’Égypte (‘le paysage de l’enfance’), ou chez Amin Maalouf et Patrick Chamoiseau, qui mettent tous deux l’accent sur le dialogue des cultures; elle est plus personnelle chez Daniel Poliquin (la relation au père), René Belletto (la relation à la mère), Annie Saumont, qui parle de la difficulté d’être, Nicole Houde ou Anne-Marie Garat. Anne-Marie Garat s’inspire de la photographie dans son travail d’écriture. Il en va de même chez Nicole Brossard, Andrée A. Michaud, Geneviève Amyot, Denis Belloc, qui intègrent largement à leur démarche les arts visuels, introduisant d’autres rapports à la réalité. En revanche, Monique LaRue rappelle l’aliénation de l’image, du factice de notre siècle. L’image peut être aussi celle de soi. Le thème du miroir appelle chez Hélène Rioux, dont l’entreprise est en bonne partie autobiographique, une multiplication des points de vue qui ne se satisfait pas d’une seule image de soi ; elle rejoint Madeleine Gagnon, qu’intéresse un Narcisse qui n’est pas prisonnier de son reflet, qui ‘construit quelque chose à partir de son image’.
Plusieurs écrivains s’interrogent sur leurs rapports à l’écriture : une variété d’attitudes est possible entre celle de l’ascète valérien qu’est Richard Jorif, pour qui publier ses manuscrits reste une chose tout à fait secondaire, et celle de René Belletto, qui ‘crèverai[t] de malheur’ s’il ne trouvait pas un éditeur preneur. Car le lecteur, pour René Belletto, lui permet de mieux s’inscrire dans la réalité, ‘d’exister davantage’. Denis Belloc voit les choses autrement : il veut imposer ‘[s]a réalité’ au lecteur. Mais ce lecteur, pour la plupart – c’est devenu un lieu commun depuis les nouveaux romanciers –, doit poursuivre l’œuvre dans son imagination, collaborer à l’histoire. Yolande Villemaire affirme même que la publication de l’un de ses livres la met ‘dans un état extrême de réceptivité’, ‘comme si elle percevait la rétroaction de son geste créatif’. Pour Antonis Samarakis, la communication entre l’écrivain et le lecteur est de l’ordre de l’érotisme: ‘la lecture est un peu comme l’amour, on aime ou on n’aime pas’.
Cette passion, elle est aussi politique pour le romancier et nouvelliste grec. L’engagement politique est également au cœur de la démarche poétique d’Yves Préfontaine, ce qui n’exclut pas pour autant, au contraire peut-être, un cheminement mystique très fort. C’est dans cette veine d’une relation au sacré que se situe la démarche de Fernand Ouellette qui comme engagement fait le pari de l’œuvre d’art. La dimension cosmique intéresse Renaud Longchamps qui postule l’existence d’une force extraterrestre et Yolande Villemaire accorde une place prépondérante, dans son parcours d’écrivaine, à la réincarnation, ‘sous-thème d’une recherche plus vaste sur la dimension cosmique de l’humain’, précise-t-elle. Ce rapport au sacré participe de l’expérience poétique chez Rina Lasnier, pour qui ‘la poésie est toujours un langage qui ne se contente pas de nommer les choses, mais les réincarne ou les incarne’. Le poète circule ‘entre l’inintelligibilité et le mystère éclairant’.
Rares sont les entrevues de romanciers ou de poètes sur un seul livre; en revanche, le cas est courant pour les essayistes. Marthe Robert parle de son essai sur Kafka, alors que les entrevues avec Julia Kristeva et avec Alain Finkielkraut sont toutes deux centrées sur un seul ouvrage des essayistes. Ici, on lira en parallèle les propos de Julia Kristeva, qui parle de l’expérience amoureuse, et ceux d’Alain Finkielkraut, qui porte ‘un regard phénoménologique […] sur la réalité amoureuse’. On poursuivra la comparaison dans le roman: alors que Monique LaRue veut définir l’amour hors des stéréotypes, dégager ‘la vraie sensibilité féminine’, Hélène Rioux montre ‘l’imaginaire romanesque féminin’ des téléromans
Cette présentation ne saurait évidemment être exhaustive. Sur l’axe des différences et des rapprochements, les entrées sont innombrables. Au lecteur maintenant d’y trouver son compte.
1. « De l’entretien comme genre littéraire », préface de Jean Royer à Écrivains contemporains, t. 4, l’Hexagone, 1987 p. 10.
2. Cité par Jean Royer, p. 16.Littérature costaricienne : Présentation
« ‘LA LITTÉRATURE COSTARICIENNE EXISTE !’ »
… proclamait solennellement une étudiante française d’espagnol en guise d’introduction à une conférence sur ce sujet », écrit Carlos Cortés en préambule d’une anthologie de poésie1. Pour preuve, Nuit blanche l’a rencontrée ! Méconnue, la production littéraire de cet État d’Amérique centrale n’en recèle pas moins un univers culturel unique ».
Grâce au travail de Katia Benavides-Romero2, qui en a assuré la coordination et la traduction en collaboration avec Jean-Claude Duthion3, ce dossier comporte les contributions fondamentales d’auteurs costariciens, Margarita Rojas G., Carlos Cortés et Carlos Francisco Monge offrant ainsi aux lecteurs francophones un panorama complet de leur littérature.
Que tous recoivent, ici, le témoignage de notre reconnaissance.
1. Carlos Cortés, Poésie costaricienne du XXe siècle, édition bilingue, trad. de Julián Garavito, Patiño/Union latine, Genève, 1997, 420 p.
2. Katia Benavides-Romero a été professeure de français et de traduction à l’Université nationale autonome de Heredia au Costa Rica.
3. Jean-Claude Duthion, ancien Attaché culturel au Consulat général de France à Québec, a été Attaché de coopération régionale en Amérique centrale.Chronologie
1494 : Le Portugal et l’Espagne signent le traité de Tordesillas qui fixe une ligne de partage allant du pôle au Cap-Vert. L’Espagne hérite de toutes les terres situées à 370 lieues des îles du Cap-Vert, la partie située à l’est du 50e degré de longitude ouest revenant aux Portugais.
1500 : Pedro Álvarez Cabral « découvre » le Brésil qu’il baptise Terra de Santa Cruz. L’appellation Brasil dériverait du nom d’un arbre, le pau-brasil, dont le bois fournit une teinture rouge.
1516 : Cristóvão Jacques fonde un comptoir à Pernambouc (future Recife).
1519 : Fernão de Magalhães, au service de l’Espagne, coule dans la baie de Guanabara durant son voyage autour du globe.
1525 : Sébastien Cabot explore le Paraná jusqu’au Paraguay.
1530 : L’évêque de Pernambouc, dom João III, institue le régime des capitaineries héréditaires.
1538 : Les premiers esclaves africains arrivent au Brésil.
1542 : Construction du premier moulin à sucre près de Pernambouc.
1549 : Création du premier gouvernement brésilien. Tomé de Sousa est nommé gouverneur.
Arrivée à Bahia du père Manuel de Nóbrega. Il fonde Salvador.1551 : Arrivée au Brésil des premières femmes blanches.
Création du premier évêché, occupé par dom Pero Fernandes Sardinha.1554 : Le père Manuel de Nóbrega fonde le Collège de São Paulo.
1555: Le navigateur français Nicolas Durand de Villegaignon atteint la baie de Guanabara et fonde ce qu’il appelle la France antarctique.
1560 : Les Portugais détruisent et occupent la France antarctique.
1565 : Estácio de Sá fonde São Sebastião (Rio de Janeiro).
1570 : Introduction de la canne à sucre au Brésil.
La lettre royale du roi du Portugal dom Sebastião garantit la liberté aux Autochtones.1578 : Francis Drake et d’autres corsaires anglais pillent le pau-brasil dans le Maranhão.
1584 : Les Portugais affrontent les Français en tentant de conquérir le Paraíba.
1591 : Le capitaine anglais Thomas Cavendish commet des actes de piraterie à São Vincente.
1595 : Attaque de Pernambouc par le corsaire anglais James Lancaster.
Loi de Philippe II interdisant de réduire en esclavage les Autochtones.1596 : Les Anglais établissent des comptoirs dans le delta de l’Amazone.
1603 : La couronne décrète le monopole royal de la pêche à la baleine.
1624 : Les Hollandais envahissent Bahia ; les Portugais organisent la résistance.
1625 : Les jésuites obtiennent le monopole de la coupe du bois.
Avec l’appui d’une flotte espagnole, les Hollandais sont expulsés de Bahia.1630 : Les Hollandais attaquent Pernambouc et s’y établissent.
1637 : Nassau, le gouverneur hollandais du Pernambouc, expulse les troupes luso-brésiliennes.
1640: Fin de la domination espagnole.
1642 : La couronne portugaise impose le monopole sur le tabac.
1648 : Francisco Barreto défait les Hollandais à la première bataille des Guararapes.
1649 : Nouvelle défaite des Hollandais à la seconde bataille des Guararapes.
Fondation au Portugal de la Compagnie générale du commerce du Brésil, qui monopolise le commerce du vin, de la morue, de l’huile et de la farine de blé.1655 : La loi donne pleins pouvoirs aux jésuites sur les Autochtones.
1658 : La couronne impose le monopole du sel.
1661 : Les Hollandais reconnaissent la perte de la colonie du Brésil.
Une alliance avec le Portugal permet aux Anglais de faire du commerce au Brésil et aux Indes.1685: La couronne portugaise interdit l’établissement de manufactures au Brésil.
1694 : Premières découvertes de mines d’or dans le Minas Gerais.
1701 : Une lettre royale interdit l’élevage de bétail à moins de dix lieues de la côte.
1705 : Début de la ruée vers l’or des Portugais.
1710-1711 : Guerre des Mascates entre les Brésiliens et les Portugais.
1720 : Par lettre royale, la capitainerie de Minas Gerais devient indépendante de São Paulo.
Conjuration des Noirs dans le Minas Gerais.1729 : Découverte des premiers gisements de diamants à Serro Frio.
1752 : Des colons açoréens arrivent au Rio Grande do Sul. Certains s’installent à Porto dos Casais, future Porto Alegre.
1759 : Les jésuites sont expulsés du Brésil.
1789: Révolte au Minas Gerais (Inconfidência Mineira).
1792 : Tiradentes, l’instigateur des troubles, est condamné à mort. Ses complices sont déportés.
1808 : Pourchassé par Napoléon, João VI s’installe avec la cour portugaise à Rio de Janeiro.
Le Brésil passe directement sous le contrôle économique de l’Angleterre. Les Anglais développent les moyens de transport, mais prennent soin d’empêcher toute possibilité de croissance de l’industrie locale.1822 : Dom Pedro, le prince régent, proclame l’indépendance du Brésil.
1824 : Dom Pedro I proclame la Première Constitution.
Début de la colonisation allemande dans le Rio Grande do Sul.
Les États-Unis reconnaissent l’indépendance du Brésil.1825 : Guerre entre le Brésil et l’Argentine pour la possession de la province Cisplatine, futur Uruguay.
1826 : Installation de l’Assemblée législative.
1828 : Le Brésil accepte l’indépendance de l’Uruguay.
1831 : Dom Pedro I abdique.
1835-1845 : Révolte au Rio Grande do Sul, laquelle déclenche la guerre des Farrapos.
1848 : Révolution de la Plage à Pernambouc.
1850: Promulgation de la Loi Eusébio de Queirós proscrivant le trafic de Noirs vers le Brésil.
1854 : Premier chemin de fer au Brésil.
1865-1870 : Guerre du Paraguay, opposant les hommes du caudillo Solano López au Brésil, à l’Argentine et à l’Uruguay.
1872: Réalisation du premier recensement au Brésil.
1877 : Grande sécheresse au Nord-Est.
1888 : La Loi Áurea met fin à l’esclavage au Brésil.
1889 : La République du Brésil est proclamée.
1891 : Première Constitution de la République.
Impressionnant boom économique : fondation en un an de 313 sociétés. Mais les importations croissant trop vite, l’or fuit à l’étranger et le change s’effondre.1898 : Campos Sales négocie avec les Rothschild au sujet d’un prêt pour fonds de développement. C’est la London and River Plate Bank qui tire avantage de la crise.
1904 : Promulgation d’une loi rendant obligatoire la vaccination contre la variole.
1906 : Premier congrès des ouvriers brésiliens.
1908 : La première vague d’immigrants japonais arrive au Brésil.
1915 : Les anarchistes organisent le Congrès national de la Paix pour protester contre la Première Guerre mondiale.
Le Code civil brésilien conçu par Clóvis Bevilacqua est adopté.1918: Grave épidémie de grippe espagnole.
1922 : Semaine d’Art moderne à São Paulo.
1931 : Création du Conseil National du Café.
1934 : Getúlio Vargas est élu président de la République.
Fondation de l’Université de São Paulo par Armando de Salles Oliveira.1940 : Le gouvernement institue le salaire minimum.
1946 : Promulgation d’une nouvelle Constitution.
1954 : Vargas se suicide et Juscelino Kubitschek devient le nouveau président élu.
Début de la construction de Brasília, fleuron de la « modernisation conservatrice ».1959: Kubitschek déclare la rupture des accords entre le Brésil et le Fonds monétaire international.
1960 : Brasília est inaugurée.
1964 : Les militaires prennent le pouvoir.
1967 : Une nouvelle constitution est approuvée. Elle stipule entre autres que le président sera désormais élu de manière indirecte.
1969-1971 : Période de répression musclée et lutte anti-guérilla sous la présidence du général Artur da Costa e Silva.
1969-1974 : Impressionnante croissance économique (le « miracle brésilien »).
1978 : Sous la direction du leader métallurgiste Lula (Luís Inacio da Silva), 1 500 000 ouvriers entrent en grève dans les usines de São Paulo.
Abolition du droit de grève.1980: Autres grèves importantes.
1981 : Nombreux incidents terroristes, dont une bombe au Rio Centro.
1982 : Élections générales à tous les niveaux.
1985 : Le Collège Électoral élit le civil Tancredo Neves comme président. Il meurt avant d’occuper le siège et c’est José Sarney, le vice-président, qui assume le poste.
1986 : Adoption du Plan Cruzado, destiné à contenir l’inflation et à stabiliser l’économie.
1988 : Augmentation remarquable de la violence dans les villes et les campagnes. Le leader des seringueiros (les travailleurs du caoutchouc dans la forêt amazonienne) Chico Mendes est assassiné.
1989 : Fernando Collor de Mello devient le premier président élu au suffrage direct depuis 1960.
1990 : Création d’une nouvelle monnaie dans le cadre d’un plan économique révolutionnaire.
Signature d’un traité de libre-échange avec l’Argentine.1991 : Recrudescence de la violence et de la crise inflationniste.
1992 : Dénonciation de la corruption qui amène l’impeachment de Collor. Itamar Franco assume la présidence.
1993 : Nouvelle réforme économique et création du cruzeiro real.
Mise en place d’une commission (la CPI) chargée d’enquêter sur la corruption dans le financement de l’État.1994: Entrée en vigueur d’un plan de stabilisation d’inspiration néolibérale.
Effondrement de la bourse de São Paulo.
Élection de Fernando Henrique Cardoso comme président.1996 : Nouvelle crise économique : flambée des taux d’intérêt (20 % à 43 % pour le taux de base de la banque centrale) en réponse à la fuite des capitaux.
Les remarquables performances économiques – recul du déficit (de – 7,8 % à – 4,7 % en deux ans), entre autres causé par l’ouverture du marché brésilien aux produits étrangers – ne permettent malheureusement pas de rétablir la balance commerciale.1998 : Réélection de Fernando Henrique Cardoso.
Nora* : Extrait d’une fiction de Lya Luft
RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS
La veille de l’inauguration de Pénélope, son atelier de tissage, installé au rez-de-chaussée de sa maison, Nora, la narratrice, cinquante ans, passe toute la journée à défiler le peloton, à tirer les fils et à ourdir, par l’invention et la mémoire, la trame de sa vie. Elle revoit dans ce film les personnages qui ont tissé son destin : Elsa, la mère qui l’a toujours rejetée ; Lilith, la sœur préférée, de deux ans son aînée, qui s’est pendue au figuier le jour de ses treize ans en jouant au pendu ; Lino, le fils bossu de la blanchisseuse de la famille ; Olga, la demi-sœur, beaucoup plus âgée qu’elle, qui deviendra sa conseillère et presque sa mère ; Henri, le fils qu’elle a toujours aimé, mais qui lui échappe en s’éloignant vers un monde qui restera pour elle impénétrable ; mais surtout Jean. Sa relation avec lui, qui dure depuis quarante ans, est une véritable impasse : tandis que Nora l’aime passionnément, Jean, tout en déclarant aimer Nora, refuse de s’attacher à qui que ce soit et se trouve toujours dans des lieux éloignés. Il finit par sombrer dans des sentiments d’impuissance et de culpabilité, car Livia, la fille de son mariage raté avec Telma, est enlisée dans la drogue et est victime de rejet.
C’est au soir de cette journée de révision et de « douloureuse comptabilité » que se situe le récit du dernier chapitre du roman.
Nora
[…] des fragments du réel et de l’imaginaire apparemment indépendants, mais je sais qu’il existe un sentiment commun qui les coud les uns aux autres dans le tissu des racines. Je suis ce fil. Lygia Fagundes Telles
L’inauguration de Pénélope aura lieu demain. Comme elle, j’ai fait et refait mon entendement du monde ; j’ai choisi de bons et de mauvais fils, je me suis quelquefois égarée, j’ai failli abandonner, j’ai recommencé.
Un vrai film est passé devant moi, toute la journée ; une journée fatigante, qui m’a suffoquée, voilà pourquoi je viens encore une fois respirer à fond penchée à la fenêtre. C’est la nuit, il fait noir ; une nuit d’été, de celles qui nous invitent à marcher dans le jardin à des heures avancées, lorsqu’en rentrant, nous laissons sur le plancher des traces humides de rosée.
Chacun doit trouver sa façon, sa manière, sa voie ; apprendre à être maître de ses routes.
– Nous sommes innocents, me dis-je tout bas, et j’entends des pas sur les dalles ; il est difficile de distinguer dans le noir, mais la clarté de l’ampoule du fond me permet de voir le jardinier ; se trouvait-il encore ici, dans le noir ? Et il porte un chapeau, bien qu’il fasse nuit. Il lève son visage, je sais qu’il me voit, mais sans même me saluer il poursuit, à son allure habituelle.
La sonnette de l’entrée retentit, Rose doit être allée ouvrir, j’entends des voix, la sienne crie quelque chose, puis m’appelle.
J’entre dans la salle de bains, je me lave le visage, je me parfume, sans savoir moi-même pourquoi ; pour enlever la fatigue, peut-être. Au pied de l’escalier, Rose tend une gerbe énorme de roses pâles.
– Qu’elles sont jolies – je descends, prends les fleurs des deux mains, m’enfouis le visage dans la masse parfumée.
– Il y a une carte, prévient-elle. Puis, pendant que je regarde autour à la recherche d’un vase, d’un lieu adéquat, elle insiste : – Regardez la carte !
Je lui demande d’aller chercher le plus grand vase ; j’ouvre l’enveloppe ; le sursaut.
Quelques mots dactylographiés, le texte dicté par téléphone, sait-on d’où :
– « Pour ma guérillera Pénélope, félicitations. Dans mon cœur, je suis toujours à tes côtés. À bientôt, Jean. »
Mes genoux faiblissent, comme lorsque j’avais onze ans et qu’il passait près de moi, mais ne restait jamais, c’était toujours à Lilith qu’il s’adressait : ils conversaient, riaient, assis sur le bac du jardin, regardant ensemble des revues ou des livres ; il y avait entre eux une très forte attraction, je le sais aujourd’hui, bien qu’il l’ait toujours nié. Moi, de loin, je l’aimais. Et lorsqu’il me croisait, j’inspirais à fond, rien que pour sentir et retenir son odeur.
Dans ce même jardin je fus une jeune femme ardente, et je fus avide dans la chambre d’en haut. Ce fut avec Jean, celui des Mines ; mais il y a des siècles de cela.
Les roses semblent émettre une lumière, de l’intérieur, dans la grande jarre noire.
– Demain, les boutons vont s’ouvrir un peu plus, ils seront parfaits, commente Rose qui me regarde sans en avoir l’air. D’autres fleurs sont déjà arrivées aujourd’hui et d’autres télégrammes, mais rien de si particulier : elle doit s’en rendre compte par ma mine.
Jean des Mines, erratique, après presque un an de silence, interrompu par une, deux cartes impersonnelles – es-tu en train de revenir vers moi ? Et moi, y suis-je prête ?
Ou peut-être n’avais-je pas d’oreilles pour écouter, cette fois-là.
– Qu’est-ce que réussir ?, me demanda-t-il un beau jour. – Ne trouves-tu pas ce cliché idiot, tout le monde veut réussir, dans le travail, dans le mariage, dans la vie ? Une relation qui a été bonne pendant deux ans a réussi ; un mauvais mariage de vingt ans a échoué. Qu’est-ce que tout le monde désire, qu’est-ce que tu désires avec moi ? Du champagne et du caviar au petit déjeuner, une croisière éternelle dans les îles grecques ?
J’ai de Jean de nombreuses cartes, au cours de tant de longues années, depuis ma jeunesse ; mais seulement une lettre, quand notre crise commençait, sans qu’aucun de nous se soit fait une idée de la dimension qu’elle prendrait. Elle fut écrite dans un hôtel, à côté de la clinique de Livia, un jour où j’avais refusé d’y aller, ou Jean avait renoncé à m’y inviter. Une lettre brève, mais je n’ai jamais rien reçu de pareil.
« Nora :
Je t’aime. Je l’ai déjà dit souvent mais je veux le répéter. J’aimerais tellement que tu sois ici maintenant, à mes côtés ; nous aurions fait l’amour ; je tournerais ton visage un tout petit peu de côté, pour voir ce profil que j’aime particulièrement, bien que j’aime tout en toi ; puis, je ferais une blague, pour voir éclater ton rire que j’adore, qui est matin et promesse.
Toi, Nora, tu es ma femme ; mon enfant ; ma guérillera en ces jours difficiles. Je ne sais pas ce que nous deviendrons, dans cette vie dure ; mais je t’aime d’une tendresse inépuisable. Je veux que tu me pardonnes tous ces contretemps, mais la vie c’est ça, délirante et déchirante. Sois patiente avec moi. Un de ces jours le soleil se lèvera vraiment, et je pourrai te donner joliment – comme je le désire – ma présence tout entière.
Une bise de ton
Jean. »
Aucune référence à sa journée qui avait dû être dure ; à cette époque, Livia ne pensait qu’à une chose : quitter la clinique. Elle inventait toutes les excuses possibles, promettait, séduisait, flattait, menaçait. Elle raconta qu’elle avait reçu de la cocaïne d’un autre interné contre du sexe ; Jean était tombé dans le désespoir, mais les médecins, dit-il, ne s’en étaient pas étonnés ; ça arrivait, et parfois on mentait, pour que les parents, effrayés, retirassent leur fils ou leur fille de là.
Comment ne pas l’aimer ? Comment lui refuser patience et dévouement ? Mais je connaissais mes peurs, ma fatigue ; je ne méritais pas d’être appelée « guérillera » ; la lettre me laissa à la fois émue et remplie de honte.
Je ne la fis pas lire à Olga, mais je la commentai chez elle ; à cette époque, Alban était déjà malade.
– Crois-tu que ça va réussir ?, demanda-t-elle en examinant l’échiquier ; Lino devait arriver quelques minutes plus tard.
– Je ne sais pas. On fait des efforts.
– Faire des efforts donne des hémorroïdes, proféra-t-elle.
– Tu sais être désagréable quand tu veux.
– Mais en fait, qu’est-ce que tu attends de ce gitan triste ?
– Une relation stable ; être heureuse, toutes les bêtises que veulent les gens normaux.
– Ah oui ! J’avais oublié que tu as la manie de te marier. La vieille routine ; dans quelques années, vous bâillerez d’ennui conjugal.
– Alban et toi, vous bâilliez beaucoup ?, je fus délibérément cruelle.
Elle sembla n’en faire aucun cas :
– Alban était différent. Il n’y avait que lui pour manier mes étourderies, cette maudite profession, mon mauvais génie…
– Comment va-t-il ?
– Bien, répondit-elle, en allumant une autre cigarette. Elle regarda un peu l’échiquier, mais c’était sans voir ; puis, elle s’abaissa rapidement, souffla de la fumée sur le museau d’Otto, qui s’emballa à travers la pièce, en miaulant fort.
Lorsque Lino arriva, je partis. Il me donnait toujours des frissons. Dans la voiture, en rentrant chez moi, je me rappelai une phrase que ma sœur aimait dire : « Nora, vivre, c’est monter un escalier roulant… du côté qui descend. On passe toute sa vie à faire des efforts insensés pour arriver plus haut, là où nous poussent l’espoir, les défis, les rêves. Mais d’en bas nous appellent la fatigue, la solitude, la maladie, la folie… la mort. À la fin, c’est elle qui va gagner. »
Pour le moment, nous étions encore au milieu de la descente.
***
Jean et moi dormions embrassés ; la fin de semaine avait été bonne, sans sursauts, Livia devait être calme, à la clinique ; plus résignée, c’est du moins ce que Jean avait répété à plusieurs reprises. Aucun téléphone, aucune plainte, aucune menace de fuite, de suicide. De tels jours, l’espoir remontait en moi, comme un lierre fleuri : bien sûr que cela allait fonctionner, Livia allait guérir, ou bien Jean apprendrait à se détacher quelque peu, à se sentir moins coupable. S’il arrivait à alléger quelque peu sa culpabilité, à raisonner, les choses s’amélioreraient déjà beaucoup.
Lorsque le téléphone sonna la deuxième nuit, il tendit le bras par-dessus moi, lâcha un juron, j’allumai, et il passa sur mon corps, pour parler. Découragée, je pensai : Livia. Mais je vis que ce n’était pas avec elle qu’il parlait, il n’employait pas ce ton paternel, d’infinie patience, comme quelqu’un qui parle à un enfant apeuré. C’était Telma, et il répéta plus d’une fois :
– Mais comment as-tu pu, comment as-tu osé ? Tu es méchante, méchante !
Je me recouchai dans le lit, tirai le drap jusqu’au cou et restai à regarder le plafond. Il ne manquait plus que cela, maintenant Telma appelait lorsque nous étions au lit, ensemble.
Il raccrocha, resta assis en regardant devant, à respirer lourdement.
– Livia, évidemment.
– Nora, pour l’amour de Dieu. Je suis surmené, désespéré. Tu ne vas pas me faire une scène maintenant, n’est-ce pas ?
– Non. Je veux simplement savoir ce qu’elle a fait cette fois. Elle veut se tuer, de nouveau ? Elle a baisé avec un autre interné ?
Je parlai sur un ton tellement dur que ma propre voix m’effraya.
– Elle est… elle est chez elle.
– Elle s’est enfuie ? – C’était ce qu’il redoutait l le plus.
– Non. Pire – sourire fugace. Il se tourna vers moi. – Sa mère l’a retirée de là.
– Retirée ? Mais comment ? Pourquoi ?
– Elle dit que c’est son droit de mère, que la fille était trop effrayée, que le traitement était de toute façon inutile…
Je ne supportais plus d’entendre appeler Livia une « fille ».
– Et pourquoi ne téléphones-tu pas au directeur de la clinique ?
– Maintenant ? – Jean regarda sa montre, s’anima ; je prévoyais la possibilité que Livia fût de nouveau internée : une petite trève de plus pour nous, aussi peu que ce fût.
Jean consulta son agenda, téléphona, demandant fermement que l’on réveillât le médecin, c’était urgent. Je n’entendis que les répliques de Jean dans ce dialogue, mais je me rendis compte que, dans la mesure où l’autre restait ferme, Jean désespérait ; à la fin, il criait.
Je restais sur mes positions, en voyant mes espoirs fondre comme un bonhomme de neige, en grosses larmes froides.
Jean raccrocha, alla jusqu’à la fenêtre, regarda la nuit. Il respirait à fond, cramponné des deux mains à l’appui ; il essayait de se contrôler. J’eus peur qu’il ne tombât malade ; je me rappelai sa phrase à propos de son cœur vieux et fatigué ; je savais qu’il avait consulté le cardiologue, mais il avait dit qu’il se portait à merveille.
– Les résultats de mes examens ont été excellents, figure-toi !, j’ai 98 pour cent du rendement cardiaque d’un jeune.
Mais il ne m’avait pas entièrement convaincue. J’avais vu des médicaments dans l’armoire de la salle de bains ; j’avais décidé de découvrir le numéro de téléphone du cardiologue, de lui parler, quitte à affronter ensuite la colère de Jean. J’avais même parlé au téléphone avec Olga, lui avais passé les noms des médicaments, pour voir si elle donnait un avis, mais Olga coupa net la conversation.
– Nora, sois raisonnable. Crois-tu que, par les médicaments de Jean, je vais diagnostiquer le problème ? Tout ce que je peux dire, c’est que son cœur doit être prostré, rien de plus ; si c’est grave ou non, je n’en sais rien. Parle-lui sérieusement.
– Je lui ai déjà parlé ; il dit qu’il va très bien, mais je ne le crois pas ; il a l’air trop fatigué. Je ne sais pas…
Je savais qu’Olga ne pouvait pas m’aider, pas cette fois.
Mais à ce moment-là, avec Jean, je fus impitoyable :
– Tu as découvert quelque chose ?
Jean se tourna vers moi :
– Telma est entrée dans son jeu, a décidé de la retirer de là. Ce n’est pas la première fois que cela arrive ; je veux dire, quelque chose du genre : je dois m’endurcir avec la petite ; alors Telma passe de son côté, fait ses volontés, et en profite pour la monter de nouveau contre moi.
Je dis, avec une netteté délibérée :
– Jean… c’est monstrueux, ça.
Il me regardait :
– Je sais. Telma a dit à la clinique qu’elle faisait cela parce que l’internement était trop dispendieux.
– Mais, c’est toi qui payais !
– D’accord. Mais il se trouve que ces deux derniers mois il y a eu tellement d’excédents… parce que, outre l’internement, il y a beaucoup d’examens, de traitements, Livia a mauvaise mine… et les extras pour elle, à la cantine, à la boutique…
– Mais cela veut dire que ta fille, dans la situation terrible où elle se trouve, dépense encore dans une petite boutique de la clinique ? Il ne manquait plus que cela ! Et ces dépenses ont été très élevées ?
Je ne savais pas si je voulais entendre la réponse.
– Très – Jean avait l’air infiniment vieux. – Je n’ai pas demandé de détails pour ne pas t’ennuyer avec cela, mais… j’ai demandé à Telma de partager les frais avec moi jusqu’à ce que tout ça s’améliore, ou d’en payer au moins une partie… et elle a accepté sans problèmes.
– Sans problèmes ? Jean, comment peux-tu être aussi naïf ? tu ne t’es pas encore rendu compte de la femme qu’elle est ?
– Maintenant, ça ne sert à rien de discuter.
– Bien sûr. Bien sûr. Ça ne sert jamais à rien de discuter avec toi, lorsqu’il s’agit de ta famille.
– Je voudrais te voir, toi, avec un fils drogué — maintenant lui aussi tremblait de rage. — C’est facile pour toi de parler, tu as ton Henri bon-garçon, propre, robuste…
– Ne mêle pas mon fils à ça !
Nous nous affrontions comme deux étrangers, ou deux adversaires.
– Et pourquoi ma fille doit-elle être toujours le rebut ? Tu divises le monde en deux familles : la tienne, celle des blancs ; la mienne, celle des noirs.
Je sautai du lit, enroulée dans le drap, folle d’indignation :
– Ne sois pas ridicule. Et en plus, plein de préjugés! Qu’est-ce que cette histoire de blancs et de noirs ? Et qui a jamais accusé ta famille ? Belle famille, d’ailleurs, puisque tu as abordé le sujet. Avons-nous jamais eu quelque joie avec ta fille ? Telma s’est-elle jamais montrée solidaire ? C’est Henri qui est en train de liquider notre relation, peut-être ? Hein ? Je ne supporte plus ça. Je ne supporte plus ça !
Je m’approchai de lui ; son regard était tellement hostile que je pensai, pendant un moment, qu’il allait me frapper.
Mais lorsque je sortis de la douche, où j’étais entrée en claquant la porte, il était encore au milieu de la chambre, nu comme un grand garçon innocent. Courbé, maigre, regardant le plancher. J’eus pitié, un mélange de pitié aiguë et d’amour impuissant ; j’eus envie de crier. Je m’approchai de lui, appuyai mon corps contre le sien, mon visage contre le sien :
– Jean, je t’aime. Pardonne-moi, je crois que je n’arrive pas à adopter ta fille comme je le devrais.
Il s’éloigna, sans me toucher.
Quelques jours plus tard, nous eûmes une longue et triste conversation ; il allait voyager, ramasser ses affaires, se défaire de ses liens familiaux à l’étranger, tandis que Livia paraissait calme et satisfaite de sa mère ; il avait déjà parlé lui-même à une amie, éditrice d’un magazine de mode : Livia serait interviewée, elle pourrait avoir un bon emploi. Il parlait, si plein d’espérance, que je retins un sourire amer : Jean courait encore une fois après un rêve.
Nous décidâmes de tout laisser tel quel. Nous pourrions peut-être devenir de bons amis ; un jour peut-être, quand je me serais calmée, quand Livia se serait rétablie, quand il aurait récupéré ; car maintenant il était fatigué, très fatigué ; il le dit plusieurs fois, en se frappant à l’endroit du cœur ; j’étais préoccupée, mais il promit aussi qu’il irait chez le médecin. Dès qu’il reviendrait définitivement au pays.
Jean ne revint pas pour longtemps ; quelques mois à peine, et l’inquiétude l’appela. Durant cette période, nous ne nous vîmes qu’une seule fois, parlâmes encore deux, trois fois, au téléphone ; mais apparemment Livia allait mieux ; elle n’avait pas obtenu l’emploi dont Jean rêvait pour elle, mais travaillait à quelque chose, et ils étaient contents d’elle. Elle avait trouvé un amoureux qui, selon Jean, n’avait aucun lien avec le monde sombre où elle avait vécu auparavant.
Mais, entre nous, il y avait maintenant une zone de silence ; peut-être étions-nous désillusionnés ; lassés ; je ne sais pas.
Jean recommença à travailler loin d’ici, et ne m’avait envoyé qu’une carte, avant les roses d’aujourd’hui. Il avait lui aussi besoin de temps pour s’organiser. Qui sait.
***
Une fois encore, sur le seuil de la porte ouverte sur le jardin, je respire la nuit tranquille et chaude comme celles où Lilith descendait jusque-là, grimpait au figuier, ou se cachait dans la grotte, sans avoir peur de rien. Peut-être là son règne continue-t-il ; peut-être là Mathieu veille-t-il encore, contrôlant la méchanceté de Lilith par son amour rude et anxieux. Je ne sais pas : des choses existent qui doivent demeurer cachées.
À voix basse, pour que personne à la maison ne m’entende, mais sachant que peut-être dans la grotte je suis entendue, j’appelle, deux fois :
– Mathieu. Mathieu.
Et peut-être est-ce finalement un adieu.
Alors, un son d’or et de miel, de sensualité endolorie, s’écoule dans l’air : c’est Henri qui joue, la voix de l’instrument avance, chancelle, tourne. C’est sa façon de lancer les antennes vers le monde, de s’identifier avec le mystère, de se livrer, entier, à toutes choses, les choses palpables et les choses insondables : voilà sa toile, son fil, sa couleur : mon fils construit ses routes.
Peut-être est-ce là ma dernière chance de vivre avec lui : le laisser plonger, s’en aller. Il revient près de moi parce qu’il reconnaît que la maison était trop grande pour une femme seule ; et parce qu’il aima la maison, il trouve fantastique de vivre là où vécurent ses grands-parents, sa petite tante décédée, sa mère. Il a ici une grande chambre, une salle de bains toute à lui, et ce jardin délicieux ; il regrettait la cuisine de Rose, et même, l’avoue-t-il en riant, mon éternelle surveillance.
– Mais je ne suis plus comme ça…
– Je sais, madame Nora, je sais.
Henri veut qu’on le laisse tranquille ; il veut qu’on l’aime tel qu’il est, en jouant, il rend hommage à la vie, quand moi j’étais prisonnière de la mort ; il veut faire comme moi, ourdissant mes fils, comme Olga, caressant son bien-aimé endormi, Pierre, élevant ses chevaux, Jean, essayant d’apaiser sa culpabilité et, qui sait, de revenir jusqu’à moi ; mais je ne sais point si je le veux encore ; je ne sais point si j’y suis disposée ; je ne sais rien de rien. Peut-être, pour ne plus avoir autant besoin de lui, y suis-je maintenant prête, mais je ne sais pas.
Je ne sais rien, et cela me soulage énormément : je n’ai point besoin de savoir.
Par un chemin laborieux, je reviens à cette maison, où reste encore un lieu secret qu’il me faut scruter, en administrant peut-être l’inadministrable… Aujourd’hui, je ne dois pas décider.
Je suis au cœur d’un cycle qui se clôt ; je suis la mer, avec ses poissons et ses méduses, je suis le voyage aussi. Il n’y a pas de garanties, il n’existe pas de sécurité : à un certain moment, il faut avoir l’audace de se lancer ; de délirer, comme Henri, en ce moment, qui lance sa musique dans les hauteurs de la nuit, avec des morceaux d’entrailles, de pensée, de cœur, mon fils accouchant de lui-même comme aucune mère ne saurait le faire.
En ce moment, la nuit ne me menace pas ; la grotte ne m’attire pas ; chaque chose en son temps. Et il y a des choses qui sont hors de tout temps humain.
***
La femme monta l’escalier, ne laissant qu’une lumière allumée dans la pièce, tournée vers les roses pâles dans une grande jarre noire.
Elle entra dans sa chambre et de la fenêtre vit la nuit.
La musique avait cessé ; la maison semblait s’éteindre, fondue dans les ténèbres extérieures. Mais il fallait davantage pour définir le vaste mystère de tout.
Alors, de sa haute fenêtre sombre, la femme se mit à chanter. D’abord, dans un murmure, puis de plus en plus fort. Peut-être d’autres fenêtres s’illuminèrent-elles dans la maison et aux alentours ; la sienne demeura obscure.
Elle chantait sans se soucier de rien d’autre, chantait faisant jaillir des fils de musique sur toutes choses, comme des tentacules. Et de son chant vint à germer le monde : de lui naquirent les arbres et les voitures et les maisons ; les chemins des amants ; les grottes de la nuit, et le ventre du jour ; la mort naissait de cette musique ; et la vie aussi.
*Tiré du roman A sentinela (La sentinelle), Siciliano, São Paulo, 1994, p. 151-163. Présidente d’honneur de la Foire du livre de Porto Alegre de 1996,
Lya Luft a publié des chroniques, des recueils de poésie et plusieurs romans, dont O rio do meio (Le fleuve du milieu), Mandarim, São Paulo, 1996 ; Exílio (Exil), Rocco, Rio de Janeiro, 1988 ; O quarto fechado (La chambre fermée), Nova Fronteira, Rio de Janeiro, 1984 ; Reunião de Família (Réunion de famille), Nova Fronteira, Rio de Janeiro, 1982 ; A casa esquerda do anjo (L’aile gauche de l’ange), Nova Fronteira, Rio de Janeiro, 1981 ; As parceiras (Les partenaires), Nova Fronteira, Rio de Janeiro, 1980.
Quatres nouvelles de Ignácio de Loyola Brandão
L’HOMME AUX OREILLES GRANDISSANTES1
Traduit du portugais par Daniel PigeonIl était en train d’écrire lorsqu’il sentit ses oreilles s’alourdir. Il n’y vit qu’un signe de fatigue. Après tout, il était vingt-trois heures, il faisait des heures supplémentaires. Commis de bureau d’une compagnie de tissus, célibataire, trente-cinq ans, maigre salaire. Travailler ainsi lui donnait l’occasion de se renflouer. La sensation de pesanteur s’intensifia. Il porta la main à ses oreilles. Saisi d’effroi, il se rendit compte qu’elles grandissaient. Elles . . .
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Rubem Fonseca et Ignácio de Loyola Brandão
Entre 1964 et 1985, le Brésil connaît plusieurs dictatures militaires qui, refusant toute opposition au régime, procèdent à des arrestations arbitraires, à des exécutions expéditives et qui vont même, en 1969, jusqu’à suspendre les droits politiques des citoyens.
C’est durant cette sombre période de l’histoire brésilienne, qui est néanmoins marquée par l’émergence d’une culture tant musicale que littéraire – pensons au mouvement musical tropicalismo, élaboré plus particulièrement par Caetano Veloso et Gilberto Gil . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Graciliano Ramos, les mémoires d’un souterrain
En 1933, un certain Jorge Amado, qui vient d’atteindre ses 21 ans, s’embarque à bord du Comte de Baependi, un vapeur de la Lloyd. Le but de son périple : se rendre à Penedo, une ville microscopique de l’Alagoas, État côtier du Nordeste du Brésil, pour rencontrer un écrivain dont on parle déjà à Rio mais dont les premières œuvres, Caetés et São Bernardo, ne sont pas encore parues.
En fait, sa « célébrité » tient à un rapport . . .
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Donaldo Schüler, le saut dans l’impossible (entrevue)
Né au sud du Brésil, dans l’État de Santa Catarina, et issu d’une famille d’origine allemande (ses aïeux sont arrivés au Brésil en 1830, durant la seconde grande vague d’immigration), Donaldo Schüler est pasteur luthérien, professeur, critique littéraire, philosophe et écrivain.
Spécialiste de la Grèce antique et traducteur en portugais de Finnegans Wake de James Joyce, il a également enseigné pendant plusieurs années l’exégèse du Nouveau Testament. Nous l’avons rencontré au moment où il . . .
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La bande déssinée au Brésil
Depuis la fin du XIXe siècle, de multiples formes d’expression, dont la bande dessinée, ont apparu un peu partout dans le monde. C’est à cette même époque qu’on peut déjà repérer au Brésil quelques manifestations assez importantes de cet art de la bande dessinée.
Considérons par exemple Nhô Quim ou As Aventuras de um caipira na Capital (M’sieu Quim ou Les aventures d’un campagnard dans la capitale), publié le 30 janvier 1869 dans le journal Vida Fluminense, de Rio de Janeiro . . .
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Légendes du pays gaúcho
Le pays gaúcho, situé dans le sud du Brésil, est une région un peu particulière. D’abord par son climat, plus près du climat européen que de celui des tropiques. Nous y retrouvons les quatre saisons, inversées par rapport à l’hémisphère Nord, avec un été chaud et un hiver froid et pluvieux. Certaines régions en montagne connaissent même des chutes de neige. Les principales fêtes européennes y sont célébrées suivant le même calendrier et très souvent la même tradition. Compte tenu de l’inversion des saisons, Pâques est en automne, la Saint-Jean en hiver et Noël en plein cœur de l’été. Le Sud est divisé en cinq grandes régions : Les missions, anciennes terres des jésuites, La montagne (Serra gaúcha), Le littoral, région de plages, La plaine (pampa) et La région métropolitaine avec sa capitale, Porto Alegre.
Les habitants de ces régions sont appelés Gaúchos. Anciennement associé aux luttes frontalières, le Gaúcho était un homme de la plaine, courageux et batailleur, qui considérait le cheval comme son compagnon le plus cher. Il avait pour habitude de boire en groupe le mate, boisson chaude et amère, appelé au sud chimarrão. De nos jours, les Gaúchos sont réputés dans le reste du Brésil pour être des gens d’honneur. Grégaire, hospitalier et travailleur, le Gaúcho a conservé sa passion pour les chevaux et pour le chimarrão1.
La tradition légendaire du sud du Brésil offre un mélange issu du folklore amérindien, du folklore européen, principalement portugais, et du folklore afro-gaúcho, c’est-à-dire celui des esclaves africains2. Nous avons sélectionné ici un ensemble de récits qui nous a semblé représentatif de la tradition gaúcha. Nous avons tenté de rendre compte à la fois du passé, par les légendes missionnaires et indigènes, et par les récits d’esclaves, puis du présent, en présentant des croyances encore bien actuelles qui mettent en scène le diable, les sorcières ou le loup-garou.
Légendes missionnaires et légendes indigènes
Les légendes indigènes proprement dites sont celles où l’on retrouve l’Indien sans la présence de l’homme blanc ou du missionnaire. La plupart de ces récits font partie des légendes géographiques et étiologiques expliquant un nom de lieu, l’origine d’une plante ou un phénomène quelconque. Des nombreuses légendes de ce groupe, les plus connues encore aujourd’hui sont celles de la Boitatá, gigantesque serpent lumineux, proche parent de nos feux follets, âmes en peine qui hantaient les cimetières et les marécages du Québec, et du Jaguarão, monstre marin du Rio do Pampa qui ne mange que les poumons de ses victimes.
Les légendes missionnaires sont des témoignages de la présence des jésuites dans le Rio Grande do Sul et d’une période historiquement agitée. Elles mettent en scène des pères jésuites, des Indiens convertis et aussi leurs ennemis espagnols et portugais souvent présentés comme des mercenaires et des chasseurs d’esclaves.
Entre 1682 et 1701, des jésuites espagnols fondèrent sept missions au Rio Grande do Sul3. En 1750, lors du traité de Madrid, l’Espagne céda ces sept missions au Portugal. Les pères jésuites, alors bien installés dans la région, n’acceptèrent pas cette décision. Les Indiens missionnaires se révoltèrent. C’est ce que l’on a nommé la guerre des missions. En 1756, après un massacre terrible opposant les forces espagnoles et portugaises d’un côté, et les Indiens missionnaires de l’autre, bataille qui tua plus de 1 500 Indiens, les missionnaires vaincus quittèrent leurs missions, incendièrent leurs villages et leurs églises, et emportèrent une multitude d’objets sacrés : le trésor des jésuites.
Lorsqu’ils abandonnèrent leurs missions, les pères jésuites furent poursuivis par des mercenaires chercheurs d’or. Plusieurs jésuites choisirent alors de se débarrasser de leurs précieux objets plutôt que de les abandonner à des mains impies. Certains trésors furent enterrés, d’autres furent placés dans des tours construites à cet effet, ou cachés dans des souterrains, gardés par des fantômes ou des monstres ; d’autres trésors furent jetés dans des lacs profonds. C’est le cas de la Lagoa vermelha « le lac rouge », où les jésuites, à l’issue d’une bataille sanglante, jetèrent le trésor convoité. Ce lac, que l’on dit sans fond, serait demeuré rouge du sang des morts. Encore aujourd’hui, il semblerait que personne n’ose s’y baigner ni y pêcher.
Un des personnages les plus marquants de ce cycle de légendes est São Sepé. Indien valeureux, sous la protection de saint Michel, Sepé lutta jusqu’à la mort contre l’invasion des sept missions répétant : « Essa terra é nossa ! Nós recebemos de Deus e de São Miguel » (Cette terre est à nous ! nous l’avons reçu de Dieu et de saint Michel).
Sepé était né avec au front une marque en forme de lune ; par les nuits obscures, durant les combats, la lune de Sepé guidait les soldats missionnaires. On dit que lorsqu’il mourut, Dieu retira la lune de son front et la plaça dans le ciel de la pampa. C’est aujourd’hui la Croix du Sud (Cruzeiro do Sul), la constellation de São Sepé, qui sert de guide à tous les Gaúchos.
De même, la Rivière des larmes (O Rio das lágrimas), près de la ville de Bagé, doit son nom à l’Indien Sepé. Pressentant la défaite et la perte de sa terre tant chérie, Sepé pleura, et de ses larmes naquit une rivière : « O Rio das Lágrimas que eu chorei. Rio das minhas lágrimas » (La rivière des larmes que j’ai pleurées. Rivière de mes larmes).
Les légendes d’esclaves
Les légendes d’esclaves sont nombreuses dans le sud du Brésil. Troisième groupe fondateur du sud du pays, après les Indiens et les Portugais, les esclaves4, originaires principalement de la Grande Guinée, de l’Angola et du Congo, furent associés aux principales activités économiques de la région. Leurs récits rendent compte des mauvais traitements faits aux leurs et proposent très souvent un dénouement miraculeux, sorte de justice divine, réhabilitant l’esclave comme être humain et fils de Dieu. La légende du « Negrinho do Pastoreio » (Le petit gardien de bétail), par exemple, raconte la résurrection miraculeuse d’un jeune esclave laissé pour mort par son maître dans une fourmilière. Santa Josefa, jeune esclave très belle de la région de Cachoira do Sul, fut assassinée par son patron pour avoir refusé ses avances. Quelques jours après son enterrement, on vit sortir du sang de la sépulture rustique de Josefa. Averti du miracle par les autres esclaves, le patron repentant fit construire une petite chapelle à la mémoire de la jeune fille vertueuse.
Soumis à des conditions de vie inhumaines, plusieurs esclaves s’évadaient. Ils étaient alors poursuivis et leurs têtes mises à prix. D’autres choisissaient l’ultime fuite, c’est-à-dire le suicide. Le lac Noir (Lagoa Negra) de la ville d’Osório est ainsi hanté par le fantôme d’un jeune noir qui mit fin à son martyre en se pendant à un arbre près de la rive. Sa lugubre silhouette apparaîtrait encore certaines nuits, balancée par le vent.
Bouc émissaire par excellence, l’esclave était accusé de tous les crimes. Ainsi, lors de la construction de l’église Nossa Senhora das Dores (Notre Dame des Douleurs) de Porto Alegre, une pierre précieuse de la statue de la Vierge disparut : un prêtre accusa du vol un des esclaves maçon. Il fut condamné à la pendaison ; avant de mourir, il s’écria : « Je vais mourir parce que je suis esclave, mais je vais mourir innocent, la preuve de mon innocence est que ces tours ne seront jamais terminées !5 » Après sa mort, la construction de l’église ralentit au point où les tours demeurèrent inachevées. Le prêtre accusateur, pris de remords, avoua son crime. Il avait lui-même volé la pierre précieuse pour l’offrir à l’une de ses maîtresses !
Présence du diable
Règle générale, le Gaúcho n’aime pas prononcer le mot diable parce qu’il croit que si l’on répète le nom du diable plusieurs fois, celui-ci apparaîtra durant la nuit, frappant du marteau. Pour contrer cela, on a l’habitude d’utiliser d’autres dénominations comme tinhoso (teigneux), vermelhiho (petit rouge), demônio (démon), etc., ou encore quelques déformations comme : dianho ou diacho. Plusieurs proverbes et expressions populaires font également référence au diable : « Avec une femme à moustache, même le diable ne peut pas », « Quand le diable ne peut venir, il envoie un parent », « Dieu existe pour me donner ce que le diable m’a enlevé », ou encore : « Quand on est en enfer, il ne coûte rien d’embrasser le diable ».
La route du diable
Certaines routes ou tronçons de routes appartiendraient au diable, tellement y sont fréquentes les morts accidentelles. À Soledade, entre autres, on raconte que, par une nuit froide et brumeuse, est arrivé un autobus presque vide. Sur la banquette avant, deux hommes discutaient des nombreuses morts accidentelles survenues sur l’autoroute menant de Soledade à Passo Fundo. L’un d’eux signala que les accidents allaient désormais diminuer, car la police fédérale allait, sous peu, installer un poste de surveillance à la sortie de la ville. Sur la banquette arrière, un jeune métis, cheveux crépus et dents très blanches, s’amusait beaucoup de la conversation des deux hommes. Peu après, l’autobus s’arrêta devant un restaurant pour une courte pause. Les hommes descendirent et le jeune métis passa devant eux et leur dit : « La police ne servira à rien ici. Cette route m’appartient d’ici jusqu’au ruisseau Tijela. Il va continuer à mourir des gens, de plus en plus ! » Les deux hommes lui demandèrent qui il était. Pour toute réponse, il s’éloigna en riant et disparut bientôt dans le brouillard laissant derrière lui une odeur de soufre.
Un pacte avec le diable
Le diable pactiseur se retrouve dans plusieurs régions du sud du Brésil. Les fortunes acquises rapidement, la prospérité soudaine de certains propriétaires terriens sont souvent attribuées à un pacte avec le diable. Ainsi, on raconte qu’un éleveur de la ville de Soledade aurait gagné sa fortune à la suite d’un pacte avec le diable selon lequel il lui cédait son propre fils. De même, une commerçante dont les affaires étaient chancelantes aurait troqué son âme contre une nouvelle prospérité. Toujours à Soledade, une professeure bien connue de la population fut surprise en train d’acheter des chandelles rouges. Ses étudiants, intrigués, la suivirent jusqu’à une carrière isolée où elle alluma quatre chandelles disposées en croix en invoquant le diable pour obtenir… un mari !
Le beau danseur
On retrouve également le diable sous l’aspect d’un beau danseur, menaçant les jeunes filles qui aiment un peu trop la danse et qui ont tendance à délaisser leur fiancé pour le premier étranger venu. Le beau danseur, qui rappelle la légende québécoise de Rose Latulippe, serait apparu dans plusieurs municipalités du Rio Grande do Sul6, lors de bals de carnaval et de soirées dansantes. Le diable s’y présente sous les traits d’un jeune métis, étranger au village, très beau, souriant et sympathique. Très vite, il courtise la fille de la maison ou la plus belle fille du bal et commence à danser avec elle. Vers minuit, la mère de la jeune fille, qui soupçonne quelque chose, se met soudainement à hurler : « O pé redondo ! », « O casco ! » (Le pied rond, le sabot !). Aussitôt, la mère se lance sur le Diable et lui retire sa fille. Ainsi découvert, le beau danseur disparaît dans un nuage de poussière, laissant derrière lui une odeur caractéristique de soufre.
Le loup-garou
La croyance au loup-garou est toujours bien vivante dans le sud du Brésil. En février 1996, le journal Zero Hora rapportait une histoire de loup-garou qui avait semé la panique dans le quartier de Campeste Menino Deus à Santa Maria. La bête n’apparaissait que la nuit, grognant, les yeux comme des tisons, attaquant les chiens et autres animaux domestiques. Le propriétaire d’un magasin du quartier aurait même dressé la liste des suspects possibles, sans la dévoiler bien sûr, trop de personnes connues étant impliquées… Vérité ou mensonge ? conclut l’article ; quoi qu’il en soit, la créature de Campeste est devenue le sujet de conversation obligatoire des rondes de chimarrão.
Les Gaúchos croient que le septième garçon d’une famille doit être baptisé par l’aîné de la famille, faute de quoi cet enfant sera condamné à se transformer en bête, chien ou porc, rarement en loup, certaines nuits, principalement les mardis ou les vendredis. Le loup-garou du sud du Brésil est toujours un homme de race blanche à la peau rude, maigre, les yeux enfoncés, les dents saillantes, le visage plutôt jaunâtre et très pâle. Il habite seul ou avec une vieille étrange, parfois sa mère, ou encore il est marié à une femme qui ignore le fait. Quand un vieux loup-garou se sent mourir, la croyance veut qu’il transmette son mauvais sort à un plus jeune, sinon il souffre atrocement. Il attend donc qu’un enfant passe près de lui pour lui demander simplement : « Tu queres ? » (Tu veux), et comme l’enfant pense qu’on veut lui offrir un présent, il répond « oui » spontanément ; le vieux peut mourir content. La croyance populaire gaúcha voit le loup-garou moins comme un agresseur que comme une victime. Il subit plus qu’il n’attaque. Il doit accomplir son destin, qui est de se transformer en bête et de courir des nuits entières.
Les sorcières
Les sorcières sont perçues comme de mauvaises personnes qui font le mal pour le mal. La croyance aux sorcières, bien vivante au Rio Grande do Sul, commande un ensemble de précautions pour se prémunir du mauvais sort. La naissance d’une sorcière est analogue à celle d’un loup-garou : la septième fille d’un couple sera sorcière à moins d’être baptisée par l’aînée. Les sorcières s’attaquent principalement aux enfants, aux petits animaux et à toute plante ou semence en croissance, parce qu’elles n’ont pas, dit-on, la force nécessaire pour affronter les êtres adultes. L’arme principale de la sorcière est o olho grande (le grand œil) qu’elle place à l’endroit où elle veut faire le mal. Poussins ou petits cochons de lait qui ont le malheur de le regarder meurent sur le champ. Les enfants ensorcelés deviennent jaunes, et faiblissent à vue d’œil.
Les sorcières sont accusées d’aspirer les nombrils des nouveau-nés, ce qui a pour conséquence d’affaiblir les bébés. Le meilleur moyen d’éloigner les sorcières est de confectionner une amulette, ou encore d’utiliser une corne de bœuf et une branche d’arruda, que l’on place près du berceau. Ainsi, le premier présent que reçoit un nouveau-né est une petite amulette d’or ou de bois en forme de poing fermé, qui doit toujours être placée près du corps du bébé. De même, à la porte principale de la maison, il est recommandé de suspendre une corne de bœuf et quelques branches d’arruda. Il est également conseillé de planter dans le jardin un arruda, car les sorcières en détestent l’odeur.
Comment se défaire d’une sorcière ? Il s’agit de retirer tous les meubles de la pièce principale et se placer au centre, la maîtresse de la maison doit répéter trois fois, bien haut, le nom de la femme qu’elle soupçonne être une sorcière. Quelques instants plus tard, la sorcière doit apparaître dans la pièce en disant « A senhora me chamou, vizinha ? » (Vous m’avez appelée, voisine ?), le charme est alors rompu. Pour délivrer un enfant ensorcelé, il suffit de prendre un morceau de son vêtement, plusieurs aiguilles et de pilonner le tout. La sorcière apparaîtra très vite hurlant de douleur.
L’album de famille
Selon Antonio Augusto Fagundes, folkloriste gaúcho, « personne ne peut prétendre connaître un groupe social en profondeur sans aborder son folklore. Étudier les mythes et les légendes est par conséquent fondamental ». Forme d’autobiographie collective, la légende est l’histoire des pères racontée par le peuple. Chaque récit participe de cet album de famille, il est une trace de la petite et grande histoire collective. L’événement socio-historique déclencheur du récit est pris en charge par le groupe, qui l’imprègne de ses valeurs et de ses modèles de comportement. Chaque légende est ainsi le lieu d’une réinterprétation des faits. Bien qu’il soit convenu que ce qui est raconté est non seulement véridique mais aussi vécu, faits historiques et personnages fantastiques font bon ménage, car il s’agit avant tout de s’expliquer à soi-même l’inexplicable et l’incompréhensible, de dire le pourquoi des choses et des événements.
TROIS LÉGENDES7
Le serpent de feu
À la suite d’un déluge, presque tous les êtres vivants moururent. Le grand serpent Guaçu-boi, qui s’était réfugié à la cime du plus haut des arbres, fut parmi les survivants. La fin des pluies fit apparaître les cadavres. Le grand serpent affamé trouva là de quoi manger. Toutefois, il ne mangeait que les yeux, car lorsqu’un homme ou un animal meurt, il conserve dans ses yeux la dernière lumière qu’il a vue. C’est cette lumière que Guaçu-boi dévorait jour et nuit. De tant de lumière avalée, le grand serpent devint lumineux, brillant dans la nuit d’une lumière froide et bleue. Il mangea tant et tant qu’un jour il éclata, dispersant sa clarté froide dans tous les coins. Les Indiens apeurés ne reconnurent pas la Guaçu-boi et s’écrièrent « Mboi tatá ! Mboi tatá ! » (Le serpent de feu !).Jusqu’à aujourd’hui, le spectre lumineux de la Boitatá hante les nuits de la campagne gaúcha. Il rôde près des marécages et des cimetières, effrayant les fermiers. Les plus courageux prétendent qu’il suffit de lancer son lasso au-dessus de la Boitatá qui, attirée, va s’y enrouler, se briser et disparaître.
Le Jaguarão
Avant la venue de l’homme blanc dans les terres du Sud vivaient les Indiens Charruas et les Minuanos sur les rives du Rio do Pampa. Les Indiens tiraient leur subsistance de ce cours d’eau. Un jour, apparut dans un coin obscur du fleuve, non loin des campements, un être curieux, un monstre moitié chien, moitié poisson, avec des griffes de tigre. Chose étrange, il ne mangeait que les poumons de ses victimes, hommes ou bêtes. Le monstre se terrait dans un trou en dessous de l’eau où il s’était fait une sorte de cachette. Malheur à celui qui passait au-dessus de lui. Le monstre noyait ses victimes, puis mangeait leurs poumons. Les Indiens le nommèrent Yagusa-ru parce qu’il ressemblait à un poisson noir à tête de chien. Les Espagnols qui vinrent par la suite le renommèrentYaguarón, qui signifie « grand chien », ce qui finit par donner en portugais Jaguarão, nom que porte aujourd’hui une ville en bordure du fleuve.Le petit gardien de bétail
Au temps de l’esclavage existait un propriétaire terrien très méchant qui, sur ses terres situées au bout du monde, faisait sa propre loi sans se préoccuper de personne. Parmi les esclaves de la ferme d’élevage, il y avait un très jeune noir qui était chargé de garder le bétail. Un jour, le jeune esclave, qui souffrait déjà des mauvais traitements de son maître, eut le malheur de perdre une bête. Il fut alors puni avec la plus grande cruauté, attaché à un poteau et battu jusqu’à ce qu’il tombe par terre. Lorsqu’il se releva, son maître le renvoya au champ chercher l’animal égaré. Le petit gardien prit avec lui un bout de chandelle et un peu de feu, car la nuit tombait, et il retourna au champ. Il chercha en vain l’animal toute la nuit et, au matin, il dut retourner à la ferme. Son maître furieux l’attacha à nouveau au poteau et le frappa tellement qu’il parut mort. Il demanda ensuite à ses esclaves d’ouvrir une fourmilière et d’y mettre le corps ensanglanté de l’enfant. Quelques jours plus tard, le patron envoya quelques hommes vérifier la fourmilière ; quelle ne fut pas leur surprise de voir le petit gardien de bétail vivant et souriant près de l’animal retrouvé. Depuis ce jour, le petit gardien de bétail est devenu celui qu’on invoque pour retrouver un objet perdu. Il suffit d’allumer un bout de chandelle et de lui demander de trouver l’objet égaré. Si malgré cela l’objet n’est pas retrouvé, c’est que personne ne le trouvera jamais.
1. Le chimarrão se boit généralement en groupe dans une cuia, petit vase fait de la moitié d’une calebasse. On utilise une seule cuia que l’on se passe à tour de rôle (la ronde du mate). On ajoute à chacun un peu d’eau chaude et l’on aspire le mate à l’aide d’une bomba, sorte de pipette de métal. Le chimarrão accompagne le Gaúcho dans toutes ses réunions amicales et familiales, dans ses sorties du dimanche, et il n’est pas rare de voir l’été, sur les plages gaúchas, se former de petits groupes pour partager le mate tout en conversant.
2. On retrouve surtout dans la tradition gaúcho l’influence et le mélange de ces trois ethnies. Toutefois, en ce qui concerne le folklore du Rio Grande do Sul en général, nous retrouvons également, selon les régions, l’influence des communautés italienne, allemande, espagnole, polonaise.
3. São Francisco de Borja, São Nicolau, São Luiz Gonzaga, São Miguel Arcanjo, São Lourença Martin, São João Batista et São Ângela Custódio.
4. Après trois siècles et demi, le trafic d’esclaves fut officiellement interdit en 1850 et l’esclavage aboli en 1888.
5. « Vou morrer porque sou escravo, mas vou morrer inocent. A prova da minha inocêndia é que essas torres nunca vão ficar prontas ! »
6. Il serait apparu entre autres à Encantado vers 1930. La jeune fille en question fut connue par la suite comme la fiancée du diable. Il serait apparu également à Uruguaiana, durant le carnaval de 1942, et à Osório (date non précisée) durant une soirée du vendredi soir. Fagundes, op. cit.
7. Les trois légendes sont tirées et traduites par l’auteure de l’article du recueil de Antonio Augusto Fagundes, Mitos e lendas do Rio Grande do Sul, Martins Livreiro editor, Porto Alegre, 1992.
La poésie brésilienne, de João Cabral de Melo Neto à nos jours
En 1942, João Cabral de Melo Neto, poète du Pernambouc1, publiait, à 22 ans, son premier recueil de poésie. Loin d’être une œuvre pleinement réussie, Pedra do sono (Pierre du sommeil) présente toutefois, de manière quasi programmatique, les principales caractéristiques de la maturité. Encore influencée par le surréalisme (qui ne parvint jamais à prendre racine au Brésil), la première poésie de Cabral adopte la sécheresse, l’anti-sentimentalisme, la construction méticuleuse.
Associée, pour des raisons de chronologie, à la « Génération . . .
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La poésie brésilienne, du baroque au modernisme
Du baroque au modernisme J’ai l’habitude de dire que la littérature brésilienne n’a pas eu d’enfance, dans la mesure où l’in-fans (enfant) est celui qui « ne parle pas » encore (du latin fari). Comme certains héros mythiques, la littérature brésilienne – en particulier la poésie – est née adulte, vigoureuse, en pleine maturité, dans le décor polyglotte du baroque – style universel – et en maniant avec adresse le « code de l’époque » dans lequel ses poètes inauguraux, Gregório de Mattos e Guerra (1636-1695) et Botelho de . . .
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Sérénissimes dames du temps, artisanes de la parole
L’histoire occidentale, en Amérique comme ailleurs, est marquée par l’exclusion. Appartenir à une société occidentale (ou occidentalisée ?), c’est subir ou infliger d’innombrables discriminations. Tout ce qui déroge de la norme est rejeté du modèle social. À force de discrimination, de sectarisme et d’exclusion, cette société forme des êtres « de gauche » qui se retrouvent en marge : femmes, Noirs, autochtones, enfants, vieillards, nordestins, Juifs, banlieusards, homosexuels, Orientaux, la liste de ceux qui gravitent autour du noyau omnipotent est interminable. Aussi, plus quelqu’un est près du modèle idéal . . .
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Frank Lestringant et Kenneth White : Îles d’un monde ouvert
L´aventure insulaire européenne commence lorsque Christophe Colomb, croyant rejoindre les Indes, accoste aux Bahamas un jour d´octobre 1492. Ce n´est qu´à son troisième voyage qu´il touche enfin la terre ferme du continent américain, après avoir découvert, parmi d´autres, les îles baptisées San Salvador, Cuba, Haïti ou la Guadeloupe.
À la recherche d´une terre connue, Colomb rencontre des archipels, et les nouvelles cartes devront refléter cet espace fragmentaire et déchiré. C´est l´histoire de ces insulaires que Frank Lestringant nous raconte dans . . .
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La littérature jeunesse face à son temps
De façon étonnamment rapide, la littérature offerte aux jeunes intègre à ses propositions classiques et prévisibles ce qui provoque et alimente les débats publics. Ainsi, la fantaisie, la magie, l’observation des bêtes et des oiseaux continuent à inspirer des dizaines d’albums et de récits, mais la littérature jeunesse s’intéresse aussi, à sa manière et généralement avec bonheur, à des thèmes aussi délicats que l’homosexualité.
À distance du prosaïque
Quand un violon choisit lui-même son répertoire, il y a problème et même un jeune prodige de l’instrument ne sait à quel saint se vouer. Dans Le violon dingue1, Gilles Côtes (illustrations : Fil et Julie) guide finement le propriétaire du violon ensorcelé de consultation en examen, jusqu’à ce que, enfin, l’interprète sache, et nous avec lui, d’où vient l’indiscipline de l’instrument. Rien de lourd dans la leçon que reçoivent non seulement le jeune virtuose, mais aussi ceux qui ne s’étaient pas interrogés sur les aspirations profondes de l’enfant. Les clins d’œil aux figures connues de la musique québécoise feront sourire les adultes, sans pourtant que le jeune lecteur se sente ignoré.En quelques pages à peine, Denis Côté crée une atmosphère de mystère et de tension dans La forêt aux mille et un périls2 (illustrations : Stéphane Poulin). Cela ne saurait surprendre, tant l’auteur a souvent réussi l’exploit. […] De l’innocente et moderne promenade en vélo, le jeune Maxime passe ainsi à d’autres temps, à d’autres logiques aussi. Entrent en scène le chevalier à la triste figure et les joyeux compagnons de la forêt de Sherwood. Maxime met quelque temps à se situer et à adapter son vocabulaire à ses nouveaux interlocuteurs, mais peut-être a-t-il consenti ces efforts pour rien. Si, en effet, le chevalier de Cervantès lui parle avec sympathie, le Robin qui se manifeste ressemble peu à celui que connaissent tous les enfants. À peine l’inquiétant changement s’est-il manifesté que le récit de Denis Côté tourne court. Une question est posée, qui ne reçoit aucune réponse. Il faut en déduire que l’auteur ouvre un nouveau cycle et que les jeunes lecteurs devront patienter jusqu’au prochain épisode. Peut-être aurait-on pu leur en donner un peu plus à se mettre sous la dent. Avec Joëlle et le grand brun3 de Diane Noiseux et Denise Paquette, on entre de plain pied dans le vaste monde des relations entre les générations. Avec, en prime, du bel inexpliqué. Joëlle, en effet, n’est plus seule à rédiger son journal intime. Rien de menaçant, mais un appel de l’au-delà, d’un grand-père aimé et décédé. Joëlle accepte le mandat émis d’aussi loin et effectue la démarche souhaitée. Pendant longtemps, elle ne saura pourtant pas quelles retombées son intervention a provoquées. Une écriture fluide, efficacement porteuse d’émotion, se met au service d’affections que la mort ne saurait amoindrir. Dans L’île Blanche4 de Rollande Saint-Onge et de Fil et Julie, les adultes auront beau servir toutes les mises en garde aux jeunes aventuriers, la mer et ses mystères auront toujours le dessus. Puisqu’une rumeur persiste au sujet de l’île Blanche, il faudra que Kostas et François en aient le cœur net. Difficile de dire si l’île existe vraiment, mais il est patent qu’elle dépayse quiconque l’approche et que son enseignement laisse songeurs les jeunes qui sont attirés par ce qui dépasse les dimensions familières. Le récit est prenant, structuré, d’autant plus déroutant qu’il recourt à une rédaction sans faille. On souhaiterait, tant les jeunes lecteurs frétillent souvent d’impatience, que les présentations et autres hommages viennent après le récit et non avant.Assister, en plein campus universitaire, à une escrime digne des époques féodales et à la mort du vaincu, c’est déjà étrange. Ne pas pouvoir, au réveil, offrir la moindre preuve de ce qu’on relate, c’est ajouter le ridicule au cauchemar. Et si d’autres affrontements suivent le même rituel et débouchent eux aussi sur des cadavres qui ne portent aucune blessure imputable à une épée, la raison vacille. La police, peu portée sur les explications ésotériques, cherche du côté d’une drogue dénommée « mystique ». La jeune narratrice ne saurait se satisfaire d’une explication qui évacuerait totalement le surnaturel. Mystique5 de Mylène Gilbert-Dumas se referme sur une inquiétude. Un récit dense et qui bouscule les certitudes avec agilité.
1. Gilles Côtes et Fils et Julie, Le violon dingue, De la paix, Saint-Alphonse-de-Granby, 2003, 144 p. ; 8,95 $.
2. Denis Côté et Stéphane Poulin, La forêt aux mille et un périls, La courte échelle, Montréal, 2003, 91 p. ; 8,95 $.
3. Diane Noiseux et Denise Paquette, Joëlle et le grand brun, Bouton d’or Acadie, Moncton, 2003, 91 p. ; 9,95 $.
4. Rollande Saint-Onge et Fil et Julie, L’île Blanche, De la Paix, Saint-Alphonse-de-Granby, 2003, 144 p. ; 8,95 $.
5. Mylène Gilbert-Dumas, Mystique, La courte échelle, Montréal, 2003, 190 p. ; 10,95 $.
Le don de prophétie est souvent désiré. Pourtant, celui qui, doué d’une prescience qui le dépasse, voit venir les catastrophes sans pouvoir les empêcher préférerait sans doute ne percevoir que l’immédiat. La situation s’aggrave lorsque des intérêts mal définis cherchent à recruter de tels « sensitifs ». Arraché à sa famille qui le croit mort, Marc Dype se sentit vite en désaccord avec ceux qui l’exploitent. Réfugié à Durango (Gilles Fontaine et Jean-Philippe Chabot), il n’échappe cependant pas à son aptitude à prédire les caprices du hasard. Les morts qu’il annonce se produisent et attisent la méfiance. Son fils Étienne se met à sa recherche, mais il risque gros : il possède le même don que son père et il s’expose au même embrigadement. Récit alerte qui dépeint à merveille le petit monde de Durango et éveille aux mystères du cerveau humain.
Gilles Fontaine et Jean-Philippe Chabot, Durango, Nathan, Paris, 2003, 192 p. ; 10,95 $.
Chaque ethnie selon ses traditions, Éclatants, Rebelles et Fkions sont des chasseurs d’éternité. Ils ne s’aiment pas, mais ils consentent, quand besoin est, à partager la même traque. Leurs attentes diffèrent en apparence, de même que leurs armes, mais tous cherchent l’oulalouk, créature dont on sait tout au plus qu’il valorisera celui qui saura l’approcher. Jacques Lazure sait que la quête importe plus que la possession et, avec son immense talent, il raconte en conséquence dans Les chasseurs d’éternité. Il en résulte un magnifique et prenant récit qui dispense le lecteur des habituels dérapages vers une étrangeté de pacotille. Beaucoup d’action, mais surtout une pensée.
Jacques Lazure, Les chasseurs d’éternité, Soulières, Saint-Lambert, 2003, 247 p. ; 9,95 $.
Regards différents
Simples et comme poncés par le temps, les contes de Mamadou Diallo et Vance Caines, réunis sous le titre Mariama et autres contes d’Afrique de l’Ouest, n’attendent que l’intervention chaleureuse de l’adulte pour pénétrer l’imaginaire de l’enfant. Imaginaire différent, certes, car barboter dans le fleuve avec l’hippopotame ne fait pas partie des jeux familiers, pas plus qu’il n’est courant de s’intéresser à la hyène qui rêve de devenir herbivore. Mais imaginaire vite décodé, car les enfants savent que l’amour n’a que faire des différences. Sans enfermer l’éventuel narrateur dans un moule unique, l’éditeur a quand même demandé à la typographie de collaborer avec la lecture. L’enfant rattachera rapidement la taille du caractère à l’intention du conteur. Beau et pédagogiquement intelligent.
Mamadou Diallo et Vance Caines, Mariama et autres contes d’Afrique de l’Ouest, Syros, Paris, 2003, 127 p. ; 18,95 $.
Le destin de My d’Indiana Rose et Leanne Franson transmet en douceur quelque chose de la sagesse bouddhique. Comme beaucoup d’humains, My désire ce qu’elle n’a pas. Tailleuse de pierre, elle souhaiterait devenir riche. L’étant devenue en un clin d’œil, elle envie la célébrité des actrices. De désir en désir, elle bouclera la boucle et apprendra à se satisfaire de son existence. Belle façon de familiariser avec le bouddhisme et avec sa roue pacifiante.
Indiana Rose et Leanne Franson, Le destin de My, Dansereau, Montréal, 2003, 32 p. ; 7,95 $.
Le conte que présente Arnaud Nicolaï, intitulé La reine Algana, charme par ses illustrations et sa version sonore plus que par son originalité. Ce n’est pas d’hier, en effet, que les habitants des mers et ceux du ciel souhaitent se connaître de plus près et que les marins s’amourachent des inaccessibles sirènes. Un effort aurait peut-être étoffé l’histoire et hissé le récit à la hauteur du dessin.
Arnaud Nicolaï, La reine Algana, Point de fuite, Montréal, 2003, avec CD, 24 p. ; 19,95 $
Comment accueillir l’album que signent Madonna et Jeffrey Fulrimari, et dont les vedettes sont de jeunes et roses Anglaises ? Je ne sais. Dessin élégant, têtes et vêtements inspirés du style de l’effervescente vedette, histoire moralisatrice où une Cendrillon moderne est enfin acceptée par un quatuor de snobinettes repenties, tout cela laisse songeur. Et ambivalent. Que Les roses anglaises plaise à une préadolescence à la recherche du vêtement le plus fluo, nul n’en doutera. Nul ne doutera non plus que cette proposition s’intègre à une mise en marché équivoque et racoleuse.
Madonna et Jeffrey Fulrimari, Les roses anglaises, trad. de l’anglais par Jean-François Ménard, Scholastic, Markham, 2003, 48 p. ; 27,95 $.
Avec Pan Bouyoucas aux commandes du texte et Stéphane Jorisch à celles des illustrations, Thésée et le Minotaure ne pouvait être qu’une merveille. Le texte, alerte et pourtant lourd de cent légendes, ressuscite une Grèce « qui n’eut pas les dieux qu’elle méritait ». C’est un dieu vengeur qui fait naître le Minotaure et enclenche l’immolation annuelle de jeunes gens. Et ce sont des humains, Thésée et Ariane, qui brisent le rituel. Aucun des deux n’en sera récompensé. Les illustrations pleine page de Stéphane Jorisch stylisent le récit et lui restituent une puissance digne de la mythologie.
Pan Bouyoucas et Stéphane Jorisch, Thésée et le Minotaure, Les 400 coups, Montréal, 2003, 48 p.
Et sur terre ?
La guerre des lumières fait la démonstration, avec humour et profondeur, que Noël, censément fête de la paix, occasionne parfois des affrontements d’une totale intransigeance. Il suffit pour cela que les citoyens d’une rue s’acharnent à remporter le concours des plus flamboyantes décorations de Noël et qu’un nouveau citoyen refuse de participer au déploiement industriel des lumières. Le bras de fer rappelle l’énigme philosophique du combat entre la force invincible et la résistance inamovible : aucune victoire n’est possible. Louis Émond mène son récit tambour battant. On rigolerait à chaque nouvelle astuce si l’on ne sentait pas que, derrière des entêtements infinis, des valeurs sont en cause. Une ingénieuse mécanique et une écriture très professionnelle.
Louis Émond, La guerre des lumières, Soulières, Saint-Lambert, 2003, 132 p. ; 8,95 $.
Peu d’enfants sauraient dire à quoi ressemble le brigadier scolaire qui, deux ou quatre fois par jour, assure leur sécurité aux carrefours dangereux. Beau sujet, par conséquent, que saisit Jocelyn Boisvert dans La mauvaise fortune du brigadier : apprendre à voir ceux dont la vocation consiste, discrètement, à se dévouer. Cela virerait peut-être au mauvais mélo si le brigadier ne subissait pas une grave agression et si des enfants ne menaient pas enquête. La rencontre du malheur de l’un et de l’initiative des autres donne un roman émouvant et une enquête policière très défendable.
Jocelyn Boisvert, La mauvaise fortune du brigadier, Vents d’Ouest, Gatineau, 2003, 190 p. ; 10,95 $.
Le thème du jugement téméraire intervient, une fois de plus, pour inciter les jeunes à freiner leurs verdicts. Joey, certes, sourit peu, il a même L’air bête, mais est-il pour autant méprisant ? Zoé en doutera quand elle croisera Joey à l’hôpital où elle se rend elle-même rencontrer les enfants que soigne sa mère médecin. De son côté, Joey fera un cheminement analogue et belle sera la rencontre entre les deux jeunes. L’écriture inspirée de Josée Pelletier traverse ce beau récit dont on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de la réflexion sur la mort scandaleuse des enfants ou de la discrète générosité des adolescents tournés vers autrui. Admirable premier roman.
Josée Pelletier, L’air bête, Vents d’Ouest, Gatineau, 2003, 133 p. ; 9,95 $.
J’ai déjà dit mon admiration pour le travail de « jardinier des talents » qu’accomplit Michel Lavoie. L’amour s’inscrit d’emblée dans cet encouragement à l’écriture et de généreuse préparation de la relève. De saison en saison, en plus de poursuivre son œuvre de romancier, Michel Lavoie fait naître les textes et décuple le goût d’écrire par la publication des meilleures réussites. Le présent recueil démontre plusieurs choses : que Michel Lavoie ne se trompe pas en croyant au talent des jeunes, que le thème de l’amour inspire aux jeunes des textes originaux et souvent d’excellente venue et que, rappelons-le, tragiquement rares sont les garçons qui osent l’expression littéraire. On remarquera aussi, ce qui aurait été impensable il y a peu de temps, que l’amour entre gens du même sexe fait surface ici comme ailleurs dans la société.
Sous la dir. de Michel Lavoie, L’amour, Vents d’Ouest, Gatineau, 2003, 139 p.
Un piano n’est pas seulement un instrument de musique. Au creux d’une famille décimée et bousculée, peut-être incarne-t-il l’espoir, l’oxygène, la renaissance. Pas étonnant, dès lors, que Charlotte Gingras, à l’écriture aussi fine qu’évocatrice, fasse de celui-ci La boîte à bonheur (illustrations : Stéphane Jorisch). Si le déménagement vers plus petit oblige la mère de Clara à se défaire de l’instrument, non seulement la musique, mais aussi le bonheur désertera. Clara, d’ailleurs, l’a compris, malgré le silence et l’éloignement de son père, les mesquineries de ses sœurs plus vieilles et de leurs maris à moustache : le bonheur ne reviendra que si le piano trop tôt liquidé est retracé et vibre de nouveau sous les doigts de la mère. L’enquête sera efficace parce que placée sous le signe de la tendresse. Une des merveilleuses confidences dont Charlotte Gingras a le secret.
Charlotte Gingras et Stéphane Jorisch, La boîte à bonheur, La courte échelle, Montréal, 2003, 64 p. ; 8,95 $.
Amis de plumes et de poil
Pas de survol si humble soit-il des bouquins destinés aux enfants qui ne comprenne quelques rencontres avec le règne animal.
Petit livre d’une grande beauté, Minou à Prague raconte, du point de vue d’un chat curieux, la vie dans une ville où l’auteure, Tecia Werbowski, passe une bonne partie de son temps. L’enfant suivra aisément le chat et partagera sans doute ses opinions sur les adultes, les transports en commun et, bien sûr, la bouffe. Il s’étonnera peut-être qu’on lui explique le climat canadien. Le texte, on peut le soupçonner, a été conçu pour un public tchèque et traduit tel quel. Léger déphasage qui n’enlève rien à la piquante fantaisie des illustrations de Boris Pralovsky et au style de l’édition.
Tecia Werbowski et Boris Pralovsky, Minou à Prague, trad. par Jana Boxberger, Du Lilas, Vallée-Jonction, 2003, 55 p. ; 19,75 $.
Le raton laveur ne cessera jamais de fasciner les enfants et, avouons-le, les adultes. Le masque de l’animal lui confère le charme d’un sympathique gavroche et la dextérité avec laquelle il manie et lave sa nourriture lui donne une allure presque humaine. S’il faut en croire Marie-Élaine Mineau dans La foire aux bêtises (illustrations : Gérard Frischeteau), le raton laveur peut, en plus, devenir en vieillissant un incontrôlable raconteur. Comme Muso est un jeune raton laveur bien élevé, il ne parviendra pas à endiguer le flot des aventures que le vieil Igor tient à raconter. Et cela vaudra à l’enfant une belle brochette de récits farfelus.
Marie-Élaine Mineau et Gérard Frischeteau, La foire aux bêtises, Pierre Tisseyre, Montréal, 2003, 72 p. ; 7,95 $.
Les animaux qui peuplent Le popotin de l’hippopo de Didier Lévy et Marc Boutavant ne s’attendaient pas à ce que l’hippopotame se plaigne du volume de son arrière-train. Les petits animaux seraient tombés d’accord, mais les costauds comme l’éléphant ou le rhinocéros jugeaient ce derrière tout à fait acceptable. La discussion dégénéra en bataille, puis chacun, sagement, se rendit à son petit pot. On comprit alors que chaque dimension convient, pourvu que chacun trouve un pot à sa convenance.
Didier Lévy et Marc Boutavant, Le popotin de l’hippopo, Albin Michel, Paris, 40 p. ; 19,95 $.
L’histoire d’Antoine, Plumeau et Barbouille est belle et l’auteure, Claudine Paquet, en garantit l’authenticité. Probablement blessé par une automobile, un petit duc, jeune membre de la famille des hiboux, est rescapé par Antoine qui s’insurge à l’idée qu’on mette fin aux souffrances de l’oiseau. Les adultes, déroutés et réticents, finissent par consentir à l’adoption. Convalescence ardue, mais Antoine est patient et il apprendra à décoder les besoins du hibou. Bien sûr, le chat Barbouille n’apprécie guère qu’on l’éloigne au bénéfice d’un vulgaire emplumé, mais Antoine, Barbouille et Plumeau finissent par constituer un trio d’amis. Seuls refuseront de croire à ce sympathique récit les très rares parents qui n’ont jamais eu à adopter le petit animal ardemment défendu par leur descendance. D’ailleurs, comment douter puisqu’Antoine lui-même a dessiné Plumeau ?
Claudine Paquet, Antoine, Plumeau et Barbouille, Le Loup de Gouttière, Québec, 2003, 84 p. ; 7,95 $.
Un phénomène aussi familier que le mouvement des bêtes cache pourtant bien des surprises. Le dernier album de Niki Walker et de Bobbie Kalman, Les animaux en mouvement, en témoigne éloquemment. Qu’il s’agisse des rampants ou des oiseaux, des planeurs ou des grimpeurs, l’ingéniosité la plus étonnante est mise à contribution. Les pingouins, qui ne volent pas, battent des ailes pour nager sous l’eau. Le basilic marche carrément sur l’eau, avec l’assurance d’un faiseur de miracles. Et le manga noir, sans quitter le sol, rampe au rythme de dix kilomètres à l’heure avec des pointes atteignant deux fois cette vitesse. D’aussi éloquentes photographies que d’habitude et une meilleure classification des modes de locomotion.
Niki Walker et Bobbie Kalman, Les animaux en mouvement, Banjo, Mont-Royal, 2003, 32 p. ; 8,95 $.
Je ne suis pas certain que la lecture de Les corneilles d’Alain M. Bergeron, Michel Quintin et Sampar rende plus séduisant le croassement de l’oiseau. En revanche, les renseignements fournis à son sujet embelliront l’aura de l’espèce. Déjà réputée prudente, la corneille se révèle, en effet, aussi apte à jouer la sentinelle au profit de ses semblables qu’à dépasser le stade des dix ans. L’humour de Sampar décrit (?) le partage des tâches à l’intérieur du couple et quels services rend la corneille à titre de nécrophage. Une collection toujours instructive et souriante.
Alain M. Bergeron, Michel Quintin et Sampar, Les corneilles, Michel Quintin, Montréal, 64 p. ; 7,95 $.
Mémoire et exploration
Deux albums de bonne tenue éclairent l’univers dans lequel s’insèrent les jeunes générations. À partir de photographies souvent géniales et toujours révélatrices, André Leblanc raconte, en la stylisant, l’aventure vécue par les milliers d’immigrants débarqués en terre canadienne au début du XXe siècle dans Arrivés à bon port. Les visages, presque toujours figés par l’insécurité, sérieux jusqu’à l’angoisse, fixent le photographe comme pour lui demander conseil. Les enfants, nombreux comme s’ils étaient nés au Québec, entourent des parents qui en auraient long à dire sur les pogroms de leur pays d’origine ou sur la pauvreté de certains sols européens. Avec délicatesse, André Leblanc invente une histoire qui, comme un discret fil conducteur, ose dire ce que cachent de souffrance et d’espoir ces visages encore inquiets. Magnifique et émouvant.
André Leblanc, Arrivés à bon port, Les 400 coups, Montréal, 2003, 40 p. ; 10,95 $.
La course à l’hydrogène de Réal Godbout et Benoît Gauthier recourt à la bande dessinée et à l’information scientifique pour interroger l’avenir sur les risques que la pollution fait courir à la planète. L’enjeu est rendu net et pressant par une dramatisation percutante et presque caricaturale. Intervient ensuite, pour le dernier tiers de l’album, un exposé plus mesuré, mais non moins inquiétant. Oui, la planète est en péril et la recherche doit s’intensifier vers des formes d’énergie moins porteuses de gaz à effet de serre. La convergence des deux démarches – sensibilisation par la bande dessinée et dossier factuel sur l’ampleur du problème – rend l’information accessible à de vastes publics et donne un contour précis au protocole de Kyoto.
Réal Godbout et Benoît Gauthier, La course à l’hydrogène, Soulières, Saint-Lambert, 2003, 48 p. ; 14,95 $.
Humour et poésie
Dans La foire aux bisous, Le scénariste et dessinateur Paul Roux a sa façon bien à lui de démystifier la Saint-Valentin. Son Ernest déteste les embrassades dont il perçoit surtout les aspects obligatoires et déplaisants : rouge à lèvres partout sur le visage, haleines pestilentielles, propagation des microbes, etc. Il fuit donc comme un SRAS tout ce qui, au matin de la Saint-Valentin, ressemble à un piège à bisous… Il ignorait qu’il y a bisous et bisous et que certains bisous… Léger, souriant, moqueur.
Paul Roux, La foire aux bisous, Banjo, Mont-Royal, 2003, 24 p. ; 7,95 $.
Beau pari, trop peu souvent tenu, que celui de présenter des poèmes aux enfants. Pourtant, il y a sûrement moyen de prolonger le plaisir vécu grâce aux comptines de la petite enfance. Finement, simplement, élégamment, Édith Bourget et Geneviève Côté en font la démonstration dans Autour de Gabrielle. Même le format des textes – une seule page dans la plupart des cas – tient compte de la capacité d’accueil. La vie quotidienne occupe beaucoup d’espace, depuis la maison qui « sent bon le bonbon » jusqu’aux parents qui s’agitent tellement qu’ils semblent avoir « des roulettes sous les pieds et des plumes au bout des doigts ». L’heure n’est pas (encore) aux états d’âme, mais à la fraîcheur, au sourire, à l’affection.
Édith Bourget et Geneviève Côté, Autour de Gabrielle, Soulières, Saint-Lambert, 2003, 70 p. ; 7,95 $.
La lune a inspiré à Gilles Tibo trente courts poèmes auxquels cinq excellents illustrateurs ont aussitôt donné vie, couleurs, incarnation. Dans Autour de la lune, le satellite en profite pour dévoiler quelques-uns de ses secrets. Il lui arrive de ressembler à un croissant appétissant, de faire appel au médecin, de choir dans un jardin ou de laisser sa soif provoquer les marées. Véritable phénomène d’inépuisable imagination, Gilles Tibo est généreux à l’extrême : il aurait pu tirer un livre de chacun de ces poèmes. Il les écrira probablement quand même.
Gilles Tibo, Stéphane Jorisch, Marie Lafrance, Mireille Levert, Luc Melanson et Stéphane Poulin, Autour de la lune, 30 contes pour mieux rêver, Dominique et compagnie, Saint-Lambert, 2003, 32 p. ; 24,95 $.
À proximité des enfants
Nombre de livres et d’album tournent autour de l’enfance sans viser uniquement leur plaisir. C’est le cas, par exemple, de Risette et rigolade de Céline Côté et Nadia Berghella, fantaisie à saveur pédagogique sur, on l’aura deviné, la lettre R. Les autres titres de la même série mettent en vedette tous les éléments de l’alphabet. Le dessin est séduisant, les couleurs stimulantes, le texte accessible. Le livre et l’enfant minimalement alphabétisé pourront se satisfaire l’un de l’autre, mais la contribution d’un adulte, parent ou enseignant, semble requise. On est plus près de l’instrument pédagogique que du simple plaisir de lire, mais on aura raison de me rappeler qu’il n’est pas obligatoire qu’un manuel soit rébarbatif.
Céline Côté et Nadia Berghella, Risette et rigolade, Académie Impact, Lac-Beauport, 2003, 32 p. ; 8,95 $.
La plupart des gags présentés dans L’ours Barnabé, Ça baigne de Philippe Coudray feront sourire jeunes et adultes sans distinction. Le niveau de langage et de culture exigé n’est pourtant pas uniforme, d’où le risque d’éclipses dans l’intérêt des jeunes auditoires. Je doute, par exemple, que la taquinerie à l’endroit des « installations » que l’art contemporain offre dans les musées intéresse beaucoup. Quelques années plus tard, ce sera différent.
Philippe Coudray, L’ours Barnabé, Ça baigne, Mango, Paris, 2003, 46 p. ; 15,95 $.
Mots d’enfants de Jean-Claude Huriaux témoigne de l’inépuisable aptitude de l’enfance à renouveler la perception de toutes choses. Le printemps, dit une enfant, « c’est quand la neige fond et repousse en gazon ». Et on s’émerveille, à juste titre d’ailleurs. Le plaisir de lire ou d’entendre ces ineffables réinventions appartient cependant aux adultes plus qu’aux enfants. Eux, en effet, apprécieront l’expression comme une description simplement adéquate et nous aurons, nous, les adultes, la désagréable impression de sourire au dessus de leur tête. Excellente cueillette, mais destinée à un auditoire plus âgé.
Jean-Claude Huriaux, Mots d’enfants, Les Intouchables, Montréal, 2003, 111 p. ; 9,95 $.
Choix éminemment arbitraire à même un arrivage de quelque 80 titres et de toutes provenances.
Ernestine Chassebœuf écrit partout
Ernestine Chassebœuf nous avait offert, avec La brouette et les deux orphelines, un premier recueil de lettres à des écrivains qui constituait le pamphlet le plus pertinent contre l’instauration du prêt payant dans les bibliothèques de France.
La vieille dame angevine, dont une plaisante biographie figure à la fin de l’ouvrage, récidive en écrivant « dans tous les sens », à tous les responsables de ce qui ne va pas dans sa vie quotidienne comme dans la nôtre : maire, député, journaliste, publicitaire… Tout la fait agir.
Ainsi, à l’occasion d’une . . .
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Autobiographies et biographies
Quand filent les ans et que se font rares les oreilles dans lesquelles déverser les souvenirs, surgit la tentation de se raconter. L’autobiographie, impressionniste et docile aux ordres de son rédacteur, est une façon de recréer l’écoute ; elle comporte ses périls.
Par comparaison, la biographie, surtout quand elle bénéficie du recul du temps et de l’apaisement des passions, réduit la dépendance à l’égard des impressions fugitives et se rapproche de l’histoire.
Un passé à saisir
Georges Dor méritait ce livre et ce titre : Mémoires d’un homme de parole1. Homme de parole, il le fut, en effet, dans les diverses acceptions du terme. Son parcours ne fut pas facile. Il se mit en route avec un modeste baluchon et peina longtemps à trouver une relative sérénité. Cet aide-mémoire, jamais terminé, se tait au moment où Georges Dor aurait pu raconter non plus son enfance et ses trente-six métiers, mais sa carrière et ses multiples combats. Un décalage persiste donc, que Bruno Roy ne pouvait combler, entre ce Georges Dor qui révèle sa jeunesse et son instabilité et celui que la chanson et le culte de la langue ont fait apprécier. Heureusement, Georges Dor écrit avec soin, dans le souci du mot juste, en multipliant les descriptions évocatrices. Le lecteur identifie ainsi les valeurs dont l’homme aurait poursuivi la défense s’il avait vécu : transparence, amitié, droiture du langage et du propos. Quant aux innombrables coupures de presse que Bruno Roy livre en complément, elles soulignent en Georges Dor la spontanéité et la soif de liberté, mais ne révèlent pas l’unité profonde du personnage.
Le nom d’André Gillois éveillera peu d’échos dans les oreilles québécoises. Le titre donné à ses mémoires, Ce siècle avait deux ans2, évoquera plutôt la vaniteuse référence de Victor Hugo à sa propre naissance. La lecture ne précisera d’ailleurs pas beaucoup le profil du personnage. La préface de Jean-Louis Crémieux-Brilhac fournit quelques repères, mais l’éditeur tait les raisons qui l’amènent à rééditer des mémoires qu’André Gillois signait en 1980. C’est dommage, car l’auteur a touché à tout, connu tous les grands de la littérature et de la scène, tant prêté sa voix aux plus valables causes qu’il lui appartiendra de diffuser le célèbre message de Londres du général de Gaulle. Son livre se disperse pourtant en recueil d’anecdotes. Beaucoup sont superbes, mettent en cause Jules Renard, André Malraux, André Gide, Marcel Proust, Einstein, mais André Gillois, lui, demeure en coulisse. Seule échappe à cette superficialité un peu salonnarde la dernière page où, ému et émouvant, il s’autorise un regard sur la mort de la compagne de sa vie.
Belle découverte (pour moi) que celle de Chartrand des Écorres, Seul responsable de mes dires, Autobiographie posthume de Chartrand des Écorres3. Voilà une plume féconde, piquante, audacieuse qui, sans Cosette Marcoux et Jacques Boivin, serait demeurée inconnue ou au moins sous-estimée. L’homme vagabonde du Québec à l’Indochine et laisse partout des textes intelligents marqués par l’ouverture d’esprit et le recul critique. Il écrit en français et en anglais, aux États-Unis aussi volontiers qu’en Europe. Il manie les armes aussi habilement que la plume, recueille les honneurs dus aux braves, donne dix fois à sa vie un nouveau départ. En choisissant parmi les innombrables textes de Chartrand des Écorres, les deux associés ont donné la plus ingénieuse des tournures à cette autobiographie : ils ont laissé parler l’auteur, mais ils ont rangé ses articles selon l’ordre chronologique. La vie retrouve ainsi sa fluidité. L’homme naît, grandit, s’exprime avec une croissante maturité, juge de mieux en mieux ses semblables et le monde. Regroupées à la fin, les références diront d’où viennent les composantes de ce fascinant recueil.
On ne s’étonnera évidemment pas si le journal informatique que pond Claude Jasmin en quatre mois se sent à l’étroit dans un bouquin de 400 pages. S’il se qualifie d’écrivain torrentiel, Claude Jasmin ne commet avec À cœur de jour4 – pour une fois ! – aucune exagération. Ce genre littéraire a d’ailleurs tout pour lui plaire et pour afficher sa superbe effervescence sous son meilleur jour. Tout s’y rédige à chaud, tout est diffusé sans possibilité de regret ou d’édulcoration. Nul ne survivrait à un tel rythme de production s’il ne pouvait, comme l’auteur, compter sur les connaissances engrangées au cours d’une vie trépidante. La rançon, c’est le débraillé de l’écriture. Claude Jasmin est à peine excusable quand il s’abandonne, lui qui connaît mieux, à l’injure facile ; il ne l’est pas du tout quand il se dispense d’épeler correctement les noms propres : Adrienne Clarkson, Jacques Attali, Bernhard Schlink et même George Bush ont droit à ce minimum.
La boulimie torture trop d’êtres humains pour qu’on aborde avec froideur le témoignage d’une de ses victimes. On imputera donc au courage plus qu’à l’exhibitionnisme le récit qu’offre Anne Létourneau de l’enfer qu’elle a vécu et dont elle s’est tiré. La sérénité qui traverse l’écriture de La folie des douceurs, De la boulimie à la spiritualité5 n’en est que plus appréciable. Il est cependant difficile de penser que les gourous et les ésotérismes les plus incertains constituent le seul espoir des personnes touchées par ce fléau.
Proches à mieux connaître
On croit connaître Samuel de Champlain, mais Francine Légaré a vite fait de dissiper l’illusion avec Samuel de Champlain, Père de la Nouvelle-France6. Les rares dates familières concernent la Nouvelle-France et les voyages du navigateur. De l’homme lui-même, on sait ce qu’il a raconté. Heureusement, la biographe possède rigueur, culture, imagination et elle fait aisément la navette entre les faits et le plausible, entre l’histoire et le roman. Ce qui est vérifiable nous est affirmé, le reste est construit sur des indices et des déductions. Une écriture alerte et même élégante rend délectable ce récit biographique. L’idée de faire parler une Hélène Boullé parvenue à l’âge des conclusions nous vaut quelques pages particulièrement séduisantes.
La biographie que livre Pierre Couture du légendaire curé Labelle, Antoine Labelle, L’apôtre de la colonisation7, rend justice au fringant personnage. Les indéniables mérites du bâtisseur refont surface, mais on ne le canonise pas pour autant. La colonisation, souvent décrite comme un miroir aux alouettes, retrouve ici ses divers objectifs et le jugement final s’en trouve nuancé. Pierre Couture profite de cette biographie pour évoquer le Québec du temps : frénésie ferroviaire, politique à base de talent oratoire, incertain mélange chez beaucoup d’hommes publics d’intérêts personnels et d’authentique civisme, haut clergé infiniment loin des fidèles et des curés… Du beau travail. Étrange toutefois que la statue du curé Labelle, dont l’auteur raconte la difficile création, ne fasse pas partie de l’iconographie.
Il y a si longtemps que Bruno Hébert s’intéresse au sculpteur Louis-Philippe Hébert qu’on lit de confiance Louis-Philippe Hébert (1850-1917), Sculpteur national8. Le biographe, qui sait tout de la production de l’artiste, peut également la situer par rapport aux techniques européennes et évaluer les différences. Le choix des reproductions témoigne de la polyvalence et de l’insatiable curiosité de l’artiste. On s’étonnera du sens que donne le biographe à certaines expressions : « projet remis sur la sellette depuis peu « (p. 27), « arrive qui pleutre… » (p. 56).
Autant Chiniquy marqua le XIXe siècle, autant il est aujourd’hui disparu des mémoires. Ne rappellent ses croisades en faveur de la tempérance que les croix noires encore dressées ici et là dans les campagnes. À tel point qu’il faut l’érudition de Marcel Trudel pour redonner vie au tumultueux orateur avec Chiniquy, Prêtre catholique, ministre presbytérien9. L’homme, face à une femme ou à une foule, est un séducteur. Il ne se plie à aucune discipline, n’accepte aucune contrainte. Quand le clergé veut opposer la modération à l’ivrognerie, lui préconise l’abstinence totale. Quand, au bout de scandales mal étouffés, on l’éloigne des tribunes prestigieuses, il s’exile, se met au service d’une autre foi et dure comme un chêne. Marcel Trudel, en historien rigoureux, lui reconnaît ses talents, mais ne cache rien de ses délires.
Enfances douloureuses, vies marquées
La biographie de Jean Genet porte un titre fort juste : Jean Genet, Portrait d’un marginal exemplaire10. L’homme, en effet, vient de nulle part et se protège des coups comme des attachements. La prison lui sert d’incubateur, pas de purgatoire. S’il se joint aux démunis, aux Palestiniens par exemple, il se réserve d’être un marginal parmi les marginaux. Le biographe, Arnaud Malgorn, a le grand mérite de suivre l’écrivain dans ses errances et ses protestations sans lui coller des étiquettes. L’iconographie, toujours abondante et colorée dans la série « Découvertes », rend hommage à la totale liberté de Jean Genet.
Avoir comme mère Catherine la Grande ne garantit certes pas une enfance heureuse. Paul Ier portera sa vie durant la marque des cruautés et caprices de sa mère. Occupée à renouveler son cheptel d’amants en uniforme, Catherine n’eut ni temps ni tendresse pour son fils qu’elle voulut d’ailleurs éloigner du trône. Il s’y rendit, mais dans quel état ! Ce portrait du personnage, Paul Ier, Le tsar mal aimé11, bénéficie du style toujours fluide de Henri Troyat, mais il n’ajoute rien à ce que l’auteur lui-même avait déjà raconté. La corruption de la noblesse russe rappelle, en pire, les excès d’une autre noblesse qui provoqua 1789.
Des regards particuliers
Il y a biographie et biographie. Mais les différences tiennent parfois à l’angle qu’adopte le biographe plus qu’aux personnalités décrites. Ainsi, Julia Kristeva observe en Colette non pas tant son merveilleux maniement de la langue que les ambiguïtés de sa psychologie. Dans Le génie féminin, T. III, Colette12, Julia Kristeva goûte le style de Colette, mais elle préfère à l’appréciation linguistique la plongée psychanalytique dans une âme qui cherche, rien de moins, que « l’hermaphrodisme mental ». Colette n’a cure des rôles traditionnels, des interdits sociaux, des contraintes peut-être issues de la nature. Elle veut être tout, redéfinir sans cesse son identité, son sexe, ses appartenances. Pendant les années d’occupation, elle écrit pour quiconque la sollicite, ne consentant à aucun renoncement sinon à ceux que demande l’art. Julia Kristeva n’est pas toujours d’abord souriant, mais son analyse, dirait Michelin, « mérite le détour ».Longtemps immergé dans les biographies de grandes figures politiques ou littéraires, Jean Lacouture s’était promis de parler des trois grands « M » de son Bordeaux d’origine : Mauriac, Montaigne, Montesquieu. Mauriac se trouva dans sa mire en premier (1980). Montaigne eut son tour il y a quelques années. Restait Montesquieu, l’homme des Lettres persanes et de L’esprit des lois. Comme dans le cas de Montaigne, dont cent biographies ont ausculté les moindres mots et gestes, Jean Lacouture n’a pas tenté le portrait définitif ou entièrement renouvelé dans Montesquieu, Les vendanges de la liberté13. Il glisse sur le connu, des frasques du mari aux calculs du chercheur de titres et du propriétaire de vignobles, et se concentre sur le Montesquieu sociologue et politologue. Créer le personnage d’un Perse en visite à Paris, c’était, en avance sur le temps, voir la société française avec les yeux de l’Autre. L’effort ne se démentira jamais et cela, selon Jean Lacouture, fait de Montesquieu un ingénieux et intransigeant défenseur de la liberté.
En regroupant les neuf papes du XXe siècle dans Les papes du XXe siècle14, Jean Mathieu-Rosay souligne leurs différences plus qu’il n’apparente les personnages. Tel pontife provient de l’aristocratie et en conserve la marque. Tel autre, tôt voué au travail pastoral, conservera le respect des gens ordinaires, au risque de déplaire à la bureaucratie vaticane. L’intérêt du survol s’en trouve accru, car on ne sait, d’élection en élection, quel style adoptera le successeur. Jean Mathieu-Rosay, renseigné et équitable, respectueux mais critique, dégage avec netteté mérites et erreurs de perspective. Aucun des neuf élus ne l’enthousiasme ou ne le hérisse jusqu’à l’aveuglement. Il n’est pourtant pas dit que sa recherche soit suffisamment large et autonome. À propos de Pie XII, par exemple, les clichés occupent plus de place que requis. À propos de Jean-Paul II, l’auteur s’aligne avec tant de complaisance sur la biographie que George Weigel a consacrée au pape polonais qu’il en épouse les omissions. Ainsi, la reconnaissance diplomatique accordée prématurément à la Croatie par le Vatican esquive l’analyse critique qu’elle mérite. Ainsi, le voyage du pape au pays de Fidel Castro se dispense un peu vite du récit qu’en donnait Vasquez Montalban.
Immenses et différents
Pierre Mac Orlan s’entoure de tant de ténèbres qu’il prend figure de mystificateur. Mais il étale soudain tant de talents différents qu’on laisse tomber la méfiance et l’agacement pour ne goûter que le plaisir. L’homme s’invente un personnage, cabotine à plein temps, offre discrètement sa contribution à la littérature porno, sympathise avec Vichy et Franco, mais il mérite tous les éloges par le récit des voyages dont il a seulement rêvé et par les chansons grâce auxquelles il permet aux autres de rêver à leur tour. En ce sens, le titre choisi par le biographe, Mac Orlan l’aventurier immobile15, convient parfaitement. Il signale, en effet, que Pierre Mac Orlan était trop habile conteur pour s’éreinter à vivre les aventures qu’il raconte. Jean-Claude Lamy, documenté et remarquablement serein, parvient à établir le contact entre le lecteur et un personnage théâtralement énigmatique.
Henri Mitterand, peut-être la voix la plus autorisée à raconter Zola, maîtrise si bien sa documentation qu’il ose dire ce qu’elle ne contient pas. On s’étonne, car cette monumentale biographie qu’est Zola, T. III, L’honneur, 1893-190216 s’est déployée avec tant de générosité qu’on croit disparus les coins d’ombre. L’affaire Dreyfus, par exemple, a été racontée, nuancée, précisée. Les relations de Zola avec Alexandrine et Jeanne sont délicates et intelligibles. On a suivi l’évolution de Zola depuis le réalisme doctrinal jusqu’à la défense de la fécondité en passant par l’autopsie de la société romaine et des pèlerinages à Lourdes. Et quelque chose ferait encore défaut ? Oui, dit Henri Mitterand. On en sait encore trop peu sur la contribution de Zola à l’art lyrique. On n’a même pas entrepris l’inventaire de ce qu’a produit Zola à titre de merveilleux photographe. On n’a même pas la certitude, dit-il en logeant la question à la périphérie de la biographie, si Zola est mort assassiné. Heureux les créateurs qui méritent un tel biographe.
1. Georges Dor, Mémoires d’un homme de parole, introduction et choix de textes par Bruno Roy, Fides, Montréal, 2002, 343 p. ; 29,95 $.
2. André Gillois, Ce siècle avait deux ans, Mémoire du Livre, Paris, 2002, 503 p. ; 35,95 $.
3. Cosette Marcoux et Jacques Boivin, Seul responsable de mes dires, Autobiographie posthume de Chartrand des Écorres, Varia, Montréal, 2003, 201 p. ; 22,95 $.
4. Claude Jasmin, À cœur de jour, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2002, 412 p. ; 29,95 $.
5. Anne Létourneau, La folie des douceurs, De la boulimie à la spiritualité, Publistar, Montréal, 2002, 493 p. ; 24,95 $.
6. Francine Légaré, Samuel de Champlain, Père de la Nouvelle-France, XYZ, Montréal, 2003, 173 p. ; 16 $.
7. Pierre Couture, Antoine Labelle, L’apôtre de la colonisation, XYZ, Montréal, 2003, 167 p. ; 16 $.
8. Bruno Hébert, Louis-Philippe Hébert (1850-1917), Sculpteur national, Lidec, Montréal, 2002, 62 p. ; 9,95 $.
9. Marcel Trudel, Chiniquy, Prêtre catholique, ministre presbytérien, Lidec, Montréal, 2001, 62 p. ; 9,95 $.
10. Arnaud Malgorn, Jean Genet, Portrait d’un marginal exemplaire, Gallimard, Paris, 2002, 128 p. ; 21,50 $.
11. Henri Troyat, Paul Ier, Le tsar mal aimé, Grasset, Paris, 2002, 281 p. ; 29,95 $.
12. Julia Kristeva, Le génie féminin, T. III, Colette, Fayard, Paris, 2002, 621 p. ; 44,95 $.
13. Jean Lacouture, Montesquieu, Les vendanges de la liberté, Seuil, Paris, 2003, 371 p. ; 41,95 $.
14. Jean Mathieu-Rosay, Les papes au XXe siècle, Presses du Châtelet, Paris, 2002, 329 p. ; 32,95 $.
15. Jean-Claude Lamy, Mac Orlan l’aventurier immobile, Albin Michel, Paris, 2002, 317 p. ; 41,95 $.
16. Henri Mitterand, Zola, T. III, L’honneur, 1893-1902, Fayard, Paris, 2002, 860 p. ; 64,95 $.Maurice Pialat, Louis Malle, Claude Chabrol, trois vies pour le cinéma
Trois biographies, trois cinéastes, trois vies consacrées au cinéma. Parmi ces cinéastes, deux sont décédés. Maurice Pialat s’est éteint dans la nuit du 11 janvier 2003 alors que paraissait une biographie de Pascal Mérigeau, la première à lui être consacrée. Il était né dans un petit village d’Auvergne, Cunlhat, en 1925. Louis Malle, né en 1932, est décédé en 1995. Quant à Claude Chabrol, né en 1930, il tourne encore et une biographie paraît au moment même où sort son cinquantième film,
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Polémiques autour de la guerre
Depuis Caïn et Abel, la guerre a-t-elle jamais pris du repos ? Il ne semble pas. En plus de s’inventer sans cesse des prétextes pour dévaster un pays de plus, elle ne permet même pas que s’éteignent les polémiques au sujet des conflits passés ou les controverses à propos des plus récents.
Quel que soit le genre littéraire, on ne parvient pas plus à rêver la paix qu’à établir avec netteté qui a le plus gravement agressé l’autre. Tout juste si un sexe est moins qualifié pour . . .
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De quelques Antillais en marche vers un destin cosmique des humanités
Rêve…! Un incroyable tournis de parfums et de couleurs, de bruits de peaux de tam-tam. De quoi revoir notre vision de la rencontre…Car il n’y a toujours eu qu’une relation, totale, cosmique – ce que ne dit pas le vocable anglais global.
Celle par exemple qui, bien avant Internet et le Manuel interactif du savoir lancé il y a quelques temps par l’Académie universelle des cultures (lire : par Umberto Eco, superstar nomade de toute mode), ouvrait les unes aux autres, comme l’avait explor . . .
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André Hardellet (1911-1974)
Les Français de plus de cinquante ans ont tous en mémoire une chanson de Guy Béart, « Bal chez Temporel », qui perpétue, en pleine mutation industrielle, le souvenir des dancings et des guinguettes.
Très peu savent qu’elle fut en réalité créée par Patachou, détail au fond sans importance ; mais tous ignorent, élément plus regrettable, que le texte provient en fait d’un poème d’André Hardellet, « Le Tremblay ». Cette anecdote est révélatrice d’un destin en clair-obscur. On ne peut pas dire qu’André Hardellet . . .
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Miron le magnifique
En mai dernier, Le Devoir publiait à la une un article de Stéphane Baillargeon signalant que le premier roman d’Hubert Aquin, Prochain épisode (1965), « figur[ait] maintenant sur plusieurs listes de best-sellers du Canada anglais, plus de deux décennies après sa traduction ».
Le fait, continue le chroniqueur, que ce « maître ouvrage […] raconte la mission d’un révolutionnaire québ . . .
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