Trois biographies, trois cinéastes, trois vies consacrées au cinéma. Parmi ces cinéastes, deux sont décédés. Maurice Pialat s’est éteint dans la nuit du 11 janvier 2003 alors que paraissait une biographie de Pascal Mérigeau, la première à lui être consacrée. Il était né dans un petit village d’Auvergne, Cunlhat, en 1925. Louis Malle, né en 1932, est décédé en 1995. Quant à Claude Chabrol, né en 1930, il tourne encore et une biographie paraît au moment même où sort son cinquantième film, La fleur du mal. Nés sensiblement à la même époque, ces trois cinéastes ont pourtant eu une carrière très différente. Celle de Claude Chabrol fut bien remplie ; il réalisa pas moins d’une cinquantaine de films. Louis Malle amorça la sienne très tôt avec un premier film, Le monde du silence, qui fut couronné par la Palme d’or. Quant à la carrière de Maurice Pialat, elle s’avéra plus difficile, peu féconde – dix films seulement –, tardive aussi – il signa son premier long métrage, L’enfance nue, en 1969.
L’imbrication vie et cinéma
Claude Chabrol, La traversée des apparences1 de Wilfrid Alexandre est le résultat d’une complicité déjà longue et de travaux universitaires. La biographie se propose d’aller à la recherche du cinéaste caché derrière l’image assez superficielle qu’on a de lui, à savoir le spécialiste du polar et l’amateur de bonne chère. Or Chabrol est beaucoup plus que cela, il est « incontestablement l’un des metteurs en scène phares du XXe siècle, l’un de ceux qui aura le mieux évoqué la France et son tissu social, dans la complexité des rapports humains, depuis l’avènement de la Nouvelle Vague ».
Enrichie de nombreux entretiens, cette biographie met en évidence la corrélation entre la vie du cinéaste et son œuvre. On peut ainsi penser que c’est parce qu’il est passionné par les échecs qu’il sait si bien manipuler ses personnages au cœur du mensonge, parce qu’il est marqué par la France des années noires et les activités secrètes de son père sous l’Occupation qu’il tourne plusieurs films sur cette période, parmi d’autres interprétations.
Selon Wilfrid Alexandre, Chabrol a construit un système dramaturgique fondé sur les scènes de table et la métaphore de l’échiquier, la manipulation et le mensonge, système qui lui permet de montrer ce qui se cache derrière les apparences et ainsi explorer le drame social et révéler les aspérités de la nature humaine. « Les scènes de table dans les films de Claude Chabrol ne sont qu’un prétexte légitime à la réunion des personnages en un même lieu. Légitime, car se mettre à table reste un acte naturel du quotidien, et, par conséquent, mettre en scène des personnages attablés devient une chose normale. Mais d’autre part, il s’agit d’un prétexte ‘invisible’, permettant de résumer les relations entre les personnages et de dynamiser l’action. »
De nombreuses photographies inédites complètent l’ouvrage ainsi qu’une filmographie détaillée, une bibliographie sélective, certains articles écrits par Chabrol pour les Cahiers du Cinéma – une critique de Singing in the Rain et un article sur les petit sujets – et deux nouvelles policières jamais rééditées depuis leur parution dans Mystère Magazine dans les années cinquante, « Musique douce » qui avait obtenu une mention honorable au concours de nouvelles organisé par le magazine et « Le dernier jour de souffrances » qui, elle, avait obtenu un deuxième prix ex-aequo. Un questionnaire de Proust augmenté auquel Chabrol répond en 2002 parachève le portrait d’un cinéaste de grand talent et d’un homme passionnant.
Le cinéma comme exploration de la vie
Louis Malle, Le rebelle solitaire2, une biographie extrêmement détaillée et documentée de Pierre Billard, vise à rendre justice à l’un des plus importants réalisateurs français. Il raconte le parcours d’un descendant d’une grande famille industrielle du nord de la France, ses expériences traumatisantes pendant la guerre, ses révoltes d’adolescent, la stratégie qu’il adopte pour réussir à faire du cinéma malgré l’opposition de sa famille qu’il aime mais dont il rejette les valeurs. Un cinéaste qui connaît la célébrité dès 24 ans avec Le monde du silence, que suit le succès du film Les amants. Un succès qui s’accompagne de scandale, comme ce sera le cas aussi pour Le souffle au coeur. Scandale en raison des sujets (adultère, inceste) mais plus encore, peut-être, en raison de la façon même dont ils sont abordés : avec honnêteté, lucidité, pugnacité. Il connaît d’ailleurs une brillante carrière en Amérique sans jamais sacrifier au système hollywoodien.
Louis Malle fera alterner avec bonheur documentaire et fiction, les deux approches se nourrissant l’une de l’autre, tout comme son cinéma se nourrit de la vie, de la sienne bien évidemment puisqu’il s’est raconté, s’est exposé sous les masques les plus divers, mais aussi celle des autres même si elles représentaient des valeurs opposées aux siennes. « Le cinéma lui sert [à Louis Malle] à cela : recomposer de l’intérieur des personnages, des histoires, des époques dans ses films de fiction et aller à la découverte du monde (des mondes) dans ses films documentaires. » Infatigable voyageur, il aimait aussi à se réfugier dans son manoir du Lot. Séducteur, il aura eu une vie sentimentale agitée. C’est ainsi qu’il aura eu trois enfants, nés dans des pays différents, de trois mères de nationalités différentes.
Ce livre vise à redonner sa place à un cinéaste important, à la fois célèbre et ignoré, mésestimé, qui sera demeuré incompris jusqu’à la fin de ses jours, car ainsi que le dit Pierre Billard, « [O]n le perçoit comme dilettante, et donc homme de plaisir. Il se voit comme créateur, et donc homme d’interrogation et d’angoisse. Ce fossé ne sera jamais comblé ».
Le cinéma comme la vie
La biographie que Pascal Mérigeau consacre à Maurice Pialat, intitulée simplement Pialat3, pourrait être qualifiée d’amoureuse tant l’admiration affectueuse que l’auteur porte au cinéaste est évidente : on la sent dans le lyrisme du ton, dans les mots utilisés plus près de l’affect que de la critique objective, dans la tendresse qui s’exprime à chaque page même sous la critique, peut-être aussi dans le regret de n’avoir jamais rencontré Pialat mais de lui avoir seulement parlé. « Me reste l’écho de ces longues conversations au téléphone, le Pialat amer, bilieux, malheureux, cherchant ses mots, sa pensée serpentine, ses appréciations venimeuses, cela pendant quarante, cinquante minutes, et puis, sans que l’on sache ni pourquoi ni comment, comme un apaisement, un souffle retrouvé et ce sont alors des pensées rectilignes, lumineuses, qui embrassent la peinture et le cinéma, les gens et les livres, personne n’a envie de raccrocher et cela dure, cela n’en finit pas et c’est très bien comme cela. » Est-il possible de garder ses distances face à Pialat, le cinéaste mais aussi l’homme, les deux ne faisant qu’un ? Admirateur certes mais lucide, Pascal Mérigeau ne cache rien des exigences du cinéaste, de ses colères, de sa violence mais il dit aussi le sourire, le regard et surtout l’engagement de ce cinéaste qui a voué sa vie au cinéma, au sien, un cinéma exigeant et sans concession aucune. Et cela ne manque pas d’ironie lorsqu’on sait que Pialat voulait être peintre et qu’il a toujours considéré le cinéma comme un pis aller. Mais pour Pialat, le cinéma c’est la vie et la vie c’est le cinéma. Si toutes les œuvres dignes de ce nom sont chacune à leur façon des sortes d’autobiographie, jamais ce ne fut aussi vrai que pour celle de Pialat. La force de son cinéma réside dans le fait justement qu’il se met à nu, sans fioriture, sans concession, tel qu’il était. L’essayiste communique admirablement bien cette exigence dans ce livre qui en cherche les motivations en remontant à la source : l’Auvergne natale, les années de galère, la rencontre avec Claude Berri et Arlette Langmann, les premiers succès, les difficultés toujours présentes. C’est vrai qu’autour de Maurice Pialat, les aventures se multiplient : crises, violences, insultes, remplacements, congédiements, rappels. Mais il y a aussi les fidélités tant professionnelles que personnelles, Micheline la première épouse, l’amie de toujours, la confidente, la collaboratrice ; les acteurs qui en redemandent : Gérard Depardieu, Sandrine Bonnaire, Isabelle Huppert.
Le cinéma de Pialat explore la cruauté des relations entre les êtres, dénude les sentiments jusqu’à l’os car il est fondé sur cette croyance qui veut que le mal soit en l’homme et que la société soit ce que l’homme en fait. Ce cinéma nous touche car Pialat a le regard juste, de l’intelligence, est généreux et comprend les êtres. Ses films sont humains : « En fait, il n’en existe pas d’autre où les humains soient si humains, où ils soient eux-mêmes jusque dans leur refus de l’être ». Et peut-être plus encore « [p]arce qu’il a mis sa vie dans ses films, parce que, surtout, ses films, ce qu’ils montrent et comment ils le montrent, non pas lui ressemblent, non pas sont comme lui, mais sont lui ». Le cinéma simple d’un cinéaste d’exception. Pialat, l’enfance de l’art, l’évidence du génie. Pascal Mérigeau écrit : « Pour parvenir à cette simplicité, à cette nudité, à cette pureté qui semble celle des origines, il n’y a que Pialat. Son cinéma est si simple qu’il fait oublier tout ce qui avant, derrière, pendant, a dû être mis en œuvre. Si simple que personne d’autre que lui ne sait le faire ; ‘J’aimerais connaître votre technique du roseau taillé’, demande le docteur Gachet à Van Gogh. Et Van Gogh répond : ‘On taille un roseau’».
1. Wilfrid Alexandre, Claude Chabrol, La traversée des apparences, Le Félin, Paris, 2003, 288 p. ; 40,95 $.
2. Pierre Billard, Louis Malle, Le rebelle solitaire, Plon, Paris, 2003, 585 p. ; 52,95 $.
3. Pascal Mérigeau, Pialat, Grasset, Paris, 2003, 350 p. ; 34,95 $.