En 1942, João Cabral de Melo Neto, poète du Pernambouc1, publiait, à 22 ans, son premier recueil de poésie. Loin d’être une œuvre pleinement réussie, Pedra do sono (Pierre du sommeil) présente toutefois, de manière quasi programmatique, les principales caractéristiques de la maturité. Encore influencée par le surréalisme (qui ne parvint jamais à prendre racine au Brésil), la première poésie de Cabral adopte la sécheresse, l’anti-sentimentalisme, la construction méticuleuse.
Associée, pour des raisons de chronologie, à la « Génération de 45 » (nom par lequel se désigne un groupe de poètes qui, scandalisés par les innovations modernistes, visent à rétablir les modèles d’une littérature dite sérieuse, en privilégiant une thématique noble et une prosodie de haute tenue), la poésie de Cabral prend dès le début le parti du modernisme en rejetant l’esthétisme borné et conservateur de ses contemporains. C’est dans une suite vertigineuse de dix œuvres, qui s’ouvre avec son ouvrage de 1945, significativement intitulé O engenheiro (L’ingénieur), et qui va jusqu’à Serial (Sériel), de 1961, qu’il atteint la maturité. Même si sa poésie associe dès le début la réflexion critique et la métapoésie à des préoccupations d’ordre social, le débat central de son œuvre ne s’engage qu’au commencement des années 60, lorsque les poètes du groupe Noigandres défendent l’intégrité de son travail contre une gauche qui cherche à l’instrumentaliser en séparant artificiellement le « bon Cabral » – le poète engagé de Morte et vida severina (Mort et vie séverine) – du « mauvais Cabral » – l’auteur, par exemple, de la métapoésie de A psicologia de composição (La psychologie de la composition).
La meilleure partie de l’œuvre du poète fut écrite au cours de cette décennie et au milieu d’une activité fébrile. A educação pela pedra (L’éducation par la pierre, 1965), bien qu’impeccable, est un vaste résumé illustrant son savoir-faire, et le recueil suivant, Museu de tudo (Musée de tout, 1974), réunit sa production de circonstance. C’est donc dans les années 40 et 50 qu’il livre une bataille victorieuse à la forte influence qu’avait sur lui, Carlos Drummond de Andrade. À l’immense appétit du poète du Minas Gerais pour la richesse du réel, le poète du Pernambouc oppose la recherche de l’essence de certaines réalités pré-sélectionnées. Aussi sceptique qu’il soit, Drummond se complaît d’une manière quasi néo-païenne dans la luxuriance de la variété, alors que Cabral expérimente de manière presque calviniste un regard guidé par le dépouillement de l’ossature. L’on peut ainsi dire qu’entre ces deux visions polaires se définit la poésie de la seconde génération moderniste dont Cabral, né dix-huit ans après Drummond, est en fait le plus jeune représentant.
Le mouvement concrétiste
Quand Cabral atteint la plénitude de ses forces, au tournant des années 40 et 50, trois jeunes poètes de São Paulo lancent leurs premiers recueils : Décio Pignatari (né en 1927) et les frères Haroldo de Campos (né en 1929) et Augusto de Campos (né en 1931). À partir de leurs ouvrages – prometteurs et bien accueillis par les meilleurs critiques de l’époque, parmi lesquels Sérgio Buarque de Holanda –, il n’aurait pas été possible de prévoir ce qui se produirait par la suite, plus précisément en 1956, quand, alliés à quelques artistes plastiques, ils inaugurèrent le mouvement concrétiste, mouvement qui continue, encore aujourd’hui, à déclencher de chaudes controverses.
Le concrétisme, dont le noyau central fut le groupe Noigandres, utilisa toutes les ressources typiques des avant-gardes internationales antérieures, en ce sens qu’il publia des manifestes, flirta avec des idées utopiques, critiqua durement les contemporains plus âgés et provoqua un scandale, non seulement en mettant l’accent sur le thème de la rupture avec la plus grande partie de la tradition nationale précédente, mais en optant aussi pour ce qu’il appelait la « ligne évolutive » de la poésie internationale, une ligne qui relierait Mallarmé à Ezra Pound et à James Joyce, parmi d’autres. Dans Metalinguagem (Métalangage), Haroldo de Campos définissait, d’une part, ce qui, de la poésie des deux générations modernistes, pouvait caractériser cette ligne et, d’autre part, ce qui était moins important en fonction des critères rigoureux du mouvement. Toute cette activité fit en sorte que, pendant quatre décennies, la poésie et la pensée des concrétistes furent exclusivement lues à travers le prisme de la rupture, de la différence par rapport aux poètes antérieurs. Il s’agissait évidemment d’une lecture simpliste.
Pareils discours de rupture marquèrent tout autant le premier modernisme que le second, mais de manière moins ostentatoire, de sorte que, pour reprendre l’heureuse expression d’Octavio Paz, les concrétistes rompirent malgré tout moins avec la tradition qu’ils ne s’insérèrent dans une « tradition de rupture » et constituèrent en définitive la troisième génération moderniste. Contrairement à la génération de 45, qui représentait moins une rupture qu’une négation du modernisme, les concrétistes donnaient réellement suite au travail d’écrivains comme Drummond, Murilo Mendes ou João Cabral, en les critiquant à la lumière de concepts qui ne leur étaient pas étrangers et qui découlaient directement de la pratique de leurs devanciers, en particulier Oswald de Andrade. Remettant même en circulation l’œuvre provisoirement oubliée de ce dernier, ils rétablirent les liens entre les deux premiers moments modernistes. En d’autres termes, la rupture prônée par les concrétistes n’était qu’une contingence, vue dans le cadre plus vaste de la continuité du modernisme brésilien, mouvement « in progress » par rapport auquel se situe toute la poésie produite depuis lors au Brésil.
Une des principales contributions du concrétisme au « continuum » moderniste fut précisément la (re)formulation des présupposés qui le nourrissaient depuis 1922 sur des bases plus solides et, en outre, mieux assorties aux orientations théoriques à partir des années 50. L’autre fut la transformation en pratique continue et cohérente de ce que l’ensemble des idées modernistes présupposait plus qu’il ne l’avait réalisé : l’élargissement du champ de l’activité poétique afin que celle-ci embrassât aussi la critique et la traduction. Le collectivisme du mouvement concrétiste qui, dans une de ses phases, préconisait même l’effacement de l’auteur en faveur d’une poésie impersonnelle, empêcha toutefois que l’œuvre de chacun de ses participants reçût l’évaluation individuelle qu’elle méritait.
Trois représentants majeurs
Disons, pour aller vite, que Haroldo de Campos est un poète « néobaroque ». Dès le début, il prend plaisir à créer un univers luxuriant, fondé sur un très riche vocabulaire qui n’exclut pas les préciosités les plus recherchées, bien qu’il soit toujours capable de les épicer avec une dose précise d’ironie et même d’autodérision. La richesse verbale de Haroldo de Campos découle d’un appétit sémantique pantagruélique, d’une envie de dévorer toute la langue, tout le langage. Il y a sans doute là un je ne sais quoi d’hédonisme qui contamine ses lecteurs. Ce n’est pas par hasard que, après la diète du concrétisme orthodoxe, les modes sur lesquels sa poésie s’exprime soient narratifs et dramatiques, c’est-à-dire capables de parcourir les différents registres idiomatiques en incorporant diverses voix, comme on peut le constater aussi bien dans Galáxias (Galaxies) que dans Finismundo (Finismonde).
La poésie d’Augusto de Campos s’oppose à celle de son frère d’une manière quelque peu semblable à l’opposition mentionnée entre Drummond et Cabral. Augusto de Campos est fondamentalement un poète lyrique, et c’est chez lui que l’ « embardée » concrétiste, si je puis dire, implique le moins de sacrifices. Sa poésie se définit par la contention, par un vocabulaire qui, discrètement neutre, veut plutôt attirer l’attention sur la structure, et par des formes relativement brèves – bien que certains de ses meilleurs textes, comme d’ailleurs ceux de Cabral, soient des poèmes de longueur moyenne, tels que « Bestiário para fagote e esôfago » (« Bestiaire pour fagot et Ssophage ») ou « Ad Augustum per angusta » (« À Auguste par des voies étroites »). Le lyrisme augustien découle cependant à la fois de l’insatisfaction entraînant une quête perpétuelle de sa propre essence et de son autonégation dans une sorte de métapoésie paradoxale.
L’œuvre la moins connue et la moins analysée du groupe concrétiste est celle de Décio Pignatari. Elle ressemble à celles des deux autres tout en s’en distinguant. Haroldo de Campos lui-même, dans un essai (« Une architexture du baroque »), caractérisait le jeune Pignatari comme poète baroque. Mais si le baroquisme de Haroldo de Campos relève avant tout du cultisme, celui de Pignatari est fondamentalement conceptiste. Son vocabulaire comprend par exemple quelques-unes des expressions les plus étranges qui soient apparues dans la poésie brésilienne. Toutefois, il ne s’agit pas tant pour lui de dévorer tout l’idiome que, pour employer le terme favori des formalistes russes, de le défamiliariser. D’un certain point de vue, Pignatari est un poète totalement antilyrique qui crée une sorte de musique composée de dissonances qui, à une oreille attentive, se révèle extrêmement mélodique. Si le mouvement central de l’œuvre de Haroldo de Campos consiste à embrasser toute la poésie, et si celui de l’œuvre d’Augusto de Campos consiste à l’affiner jusqu’à atteindre ses composantes fondamentales, celui de l’œuvre de Décio Pignatari vise le dehors de la poésie.
L’influence du concrétisme
Au tournant des années 50-60, la poésie concrète sert de pôle magnétique en attirant, de façon temporaire, des poètes de diverses orientations. Se forme ainsi, par exemple, un groupe dans le Minas Gerais. Son principal représentant, Afonso Avila, le grand amateur d’art et de la littérature baroques, est en outre l’auteur d’une œuvre poétique dans laquelle, à une approche généralement satirique et corrosive, s’allie une profusion de ressources expérimentales – telles que la déformation de mots et les méthodes combinatoires – aboutissant néanmoins à un discours qui engendre autour de lui un naturel étrange et souple.
Ferreira Gular (1931), poète du Maranhão2, qui avait commencé à écrire sous l’influence du surréalisme, rejoint le groupe de São Paulo et, dans ce contexte, écrit A luta corporal (La lutte corporelle). Se brouillant ensuite avec ses collègues, il fonde à Rio de Janeiro son propre mouvement, le néo-concrétisme, à la vie éphémère. Dans les années 60 et 70, sous la dictature militaire, la gauche organisée, écartée du pouvoir politique, exerce pourtant une grande influence culturelle. C’est à cette époque qu’elle cherche à imposer des dogmes esthétiques créés trente ou quarante ans auparavant en Union Soviétique. Le débat qui s’installe durant cette période, pendant laquelle des critères de jugements idéologiques sont souvent appliqués de mauvaise foi à la poésie, ne représentera jamais de risque pour l’establishment dictatorial, mais, d’une manière générale, portera préjudice à tous les auteurs impliqués. Ainsi, Gular, bon poète dans ses moments les plus inspirés, gaspille une partie de son temps et de son talent, non seulement en se pliant à ces dogmes, mais également en essayant de les rendre hégémoniques. Il s’ensuit que sa poésie est d’autant meilleure qu’elle reste à l’écart de ce genre de discussions, c’est-à-dire lorsqu’elle se consacre par exemple à ses mémoires d’enfance au Maranhão.
Mário Faustino (1930-1962), originaire de Piauí3, est un poète qui se rapproche des concrétistes par des affinités théoriques plutôt que par des affinités proprement poétiques. À l’instar des concrétistes, il s’intéresse lui aussi aux poètes les moins connus du symbolisme français et au modernisme anglo-américain, en particulier à Ezra Pound. Son activité journalistique dans la presse de Rio de Janeiro a comme effet de donner au mouvement de São Paulo une résonance nationale, mais sa poésie, empruntant généralement la forme du sonnet, appartient au romantisme tardif.
José Paulo Paes, de São Paulo, publie, dans les années 40, des poèmes qui dénotent une forte influence aussi bien du premier modernisme que des premières œuvres de Drummond et de Murilo Mendes. L’humour occupe une place centrale dans son travail et l’objet de cet humour est souvent l’histoire du Brésil. La poésie de Paes excelle dans des épigrammes dont la spécificité est la concision contondante. C’est ce modernisme de base qui le conduit à se rapprocher des concrétistes, qui travaillent d’ailleurs à partir de conceptions et de styles poétiques partagés par Gular et Paes lui-même.
Musique des mots
Avant même que les débats prennent corps, se dessine, à Rio de Janeiro, un autre prolongement dont l’importance pour la culture brésilienne ne saurait être minimisée. À la fin des années 50, un vétéran de la poésie, Vinícius de Moraes (1913-1980), diplomate cultivé et ayant une formation musicale, qui s’était déjà illustré comme une sorte de Rilke tropical, se lie à quelques jeunes musiciens, parmi lesquels Tom Jobim, pour adapter les chansons brésiliennes au rythme syncopé et à la mélodie dissonante du jazz, de même que pour créer, fort de son expérience de la poésie érudite moderne, des paroles de chansons destinées à des auditeurs urbains et informés. Il en résulte la bossa-nova, la création culturelle brésilienne qui connaît le plus de succès à l’étranger.
L’immense variété culturelle du Brésil ne se manifeste nulle part mieux que dans la musique populaire, laquelle associe des éléments autochtones à des éléments originaires d’Afrique et de différents pays européens. Jusque-là, aucune synthèse n’avait pourtant été opérée qui débordât les frontières, non seulement de régions, mais aussi de classes sociales, car une partie substantielle du répertoire musical n’avait pas encore atteint les élites lettrées et se trouvait dispersée parmi les masses dépossédées d’un pays où la majorité des habitants était (et est encore) analphabète. Lorsque cette synthèse se produisit, à une époque où les moyens de reproduction et de diffusion — à savoir l’industrie du disque, la radio et la télévision — étaient déjà prêts à l’assimiler, ce processus entraîna un véritable changement au sein de la hiérarchie de valeurs qui dicte le rang de chaque composante de la culture brésilienne. La nouvelle musique populaire brésilienne (MPB), créée à partir de la bossa-nova, subvertit les distinctions en vigueur entre culture d’élite et culture populaire, transformant la chanson en une manifestation quasi hégémonique pendant plus de deux décennies. Une des premières conséquences de ce fait se manifeste curieusement dans la poésie, entraînant la victoire du modernisme. Le rôle central de la MPB dans le système culturel brésilien a fait en sorte que, par le biais de cette musique, toute personne des générations ultérieures a vu sa sensibilité formée par le modernisme.
Comme on pouvait s’y attendre, la MPB fut l’objet de vives discussions, semblables aux débats qui avaient entouré la poésie. Ces discussions devinrent encore plus intenses lorsque, à la fin des années 60, surgit un groupe de musiciens que l’on peut considérer comme la troisième génération de la bossa-nova : les tropicalistes. Les Bahianais Caetano Veloso et Gilberto Gil sont les principaux représentants de ce groupe dont les idées convergent avec celles des concrétistes, à tel point qu’Augusto de Campos, également musicologue, devint son principal paladin. Il est vrai qu’à partir du milieu des années 80, la MPB perd une partie de sa vigueur et doit se contenter du rôle secondaire que la majorité des pays réserve à la chanson. Sans elle, l’on ne peut toutefois comprendre la poésie des années 70-80, et il est à noter qu’aucun poète âgé aujourd’hui de plus de 30 ans n’est exempt de son influence.
Le prestige de la MPB attira dans son cercle un grand nombre de talents qui, dans d’autres circonstances, se seraient peut-être voués à la poésie. Ce fut le cas de Torquato Neto (1944-1970), qui se suicida encore jeune et fut l’auteur de quelques-uns des textes de chansons les plus populaires du tropicalisme. Ce prestige entraîna également une polémique qui dura plusieurs années, et qui n’est peut-être pas encore terminée : la MPB est-elle, oui ou non, de la poésie ? Ce débat découle essentiellement du manque de compréhension concernant le caractère changeant qui permet à telle ou telle manifestation artistique de devenir relativement autonome et d’occuper, à diverses époques, des places différentes dans un système culturel. Ceux qui soutenaient que la MPB était purement et simplement de la poésie ne faisaient que manifester leur attachement aux conceptions antérieures, selon lesquelles la chanson faisait partie de la culture populaire et la poésie, de la grande culture. En revanche, ceux qui niaient que la MPB puisse être de la poésie trahissaient l’inverse du même préjugé. On peut répliquer à ces derniers qu’il n’existe pas de critères absolus selon lesquels les meilleurs textes de chansons ne pourraient valoir les produits de la poésie contemporaine. On pourrait répondre aux premiers que leur position dessert moins leur objet qu’elle ne le maltraite, car elle ignore les complexités de la série représentée par la musique populaire, série qui, sans cesser de dialoguer avec la poésie, établit sa propre tradition moderne et répond en fait aux exigences internes de son évolution. Aux uns comme aux autres, l’on pourrait dire que, s’opposant à la simplicité des hiérarchies calcifiées, la variété culturelle dynamique fut l’un des grands objectifs du projet moderniste.
La poésie marginale
De la sorte, il est possible qu’une certaine MPB (et, à travers elle, de nouveau, le modernisme) ait exercé une influence prédominante sur un mouvement poétique diffus (car, à la rigueur, celui-ci n’avait ni programme spécifique, ni groupe établi de participants), celui qu’on désigne comme poésie marginale, laquelle fait son apparition publique en 1976, année de la publication de l’anthologie 26 poetas hoje (26 poètes d’aujourd’hui), préparée par Heloísa Buarque de Holanda. Plusieurs des poètes qui donnaient le ton à cette anthologie avaient commencé peu auparavant à diffuser leurs travaux dans des éditions miméographiées et autofinancées qu’ils se chargeaient eux-mêmes de distribuer. Ce qui finit par constituer, par opposition aux moyens traditionnels de diffusion, un circuit alternatif ou marginal. Ces poètes étaient pour la plupart nés dans les années où Cabral atteignait son apogée et où les concrétistes débutaient, c’est-à-dire durant la phase la plus sévère de la dictature militaire. Tournant volontairement le dos à ce que la poésie de leurs aînés aurait eu de programmatiquement constructif et métapoétique, ils rejetaient aussi l’engagement politique. Leur stratégie consistait à célébrer le quotidien de la vie privée, en particulier le nouveau style de vie balnéaire de la jeunesse de Rio de Janeiro. En ce sens, ils appartiennent aux mouvements de révoltes estudiantines internationales de 1968.
Parmi les noms les plus significatifs de ce mouvement, on peut citer Geraldo Carneiro (1952), du Minas Gerais, et Chacal (1951), de Rio de Janeiro, poètes dotés d’un fort sens de l’humour et d’une oreille sensible aux nuances du portugais parlé du Brésil. La personnalité la plus célèbre à surgir dans ce contexte est cependant Ana Cristina César (1952-1983), de Rio de Janeiro, poète chez qui l’expression nuancée et subtile n’est pas absente et qui était peut-être sur le point de percer lorsqu’elle s’est suicidée à l’âge de 32 ans.
D’autres poètes, notamment de São Paulo et de Salvador, délibérément en désaccord, préfèrent publier leurs poèmes dans des revues éphémères (qui dépassent rarement un deuxième numéro), mais caractérisées par le raffinement graphique. Également héritiers du tropicalisme, ils adhèrent ouvertement à l’avant-garde de São Paulo, bien qu’ils travaillent avec une thématique et des ressources stylistiques plus proches des marginaux qu’ils ne l’imaginent eux-mêmes. Ces revues ont des noms comme Almanaque navilouca (Almanach navifolle), Poesia em greve (Poésie en grève), Polem (Pollen), Código (Code), Qorpo Estranho (Corps étrange), Artéria (Artère), etc. Parmi les poètes qui débutent ou s’affirment dans leurs pages, le plus célèbre est sans doute Paulo Leminski (1944-1988), du Paraná4. Auteur du meilleur roman expérimental des années 70, Catatau, sorte de monologue intérieur imaginaire de René Descartes pendant un voyage hypothétique au Brésil, il est surtout prosateur, et sa poésie, toujours spirituelle, se matérialise dans de brefs épigrammes, souvent rimés, qui reposent sur des calembours et des jeux de mots. L’aisance et le naturel qui confèrent à ces textes un caractère proverbial — bien qu’il s’agisse parfois de proverbes assez pervers — lui assurent une popularité continuelle.
Publié également dans ces revues et ayant été l’un de leurs principaux organisateurs, le poète Régis Bonvicino (1955), de São Paulo, débute avec une poésie qui, dans un premier temps, thématise l’univers urbain de São Paulo pour ensuite révéler progressivement, sous l’influence de la poésie nord-américaine moderne, une introspection angoissée. C’est à cette époque que débute le Bahianais Antônio Risério (1954), qui, lié aux fondateurs du tropicalisme, et après avoir cherché à faire carrière comme auteur de textes de chansons, fait actuellement une poésie qui combine la poésie de Paulo Leminski et certains éléments de celle d’Augusto de Campos avec une sensibilité hippie. Ce qu’il y a de plus prometteur dans son travail tient à son intérêt d’anthropologue amateur pour l’ethnopoésie.
Mieux réussie que cette dernière est l’œuvre de quatre contemporains : les Bahianais Waly Salomão (1943) et Duda Machado, Carlo Ávilam (1955), du Minas Gerais, et Sebastião Uchoa Leite (1935), du Pernambouc. Le premier, auteur lui aussi d’un livre de prose expérimentale, Me segura qu’eu vou dar um troço, dont le titre même défie la traduction5, écrit une poésie presque brutaliste, composée de références postmodernes, d’expressions cueillies dans différents registres de plusieurs langues, et qui aborde ironiquement une sorte de chaos existentiel. Le deuxième est l’auteur de courts poèmes qui, évitant la langue parlée, réussissent, entre autres choses, à doter d’une précision quasi terminologique les expressions fluides de l’argot. Le troisième travaille avec une métapoésie minimaliste et rigoureuse. Le dernier, traducteur de Lewis Carroll et essayiste de qualité, fait également une poésie minimaliste et remplie de références savantes, mais son trait caractéristique est la rupture avec la mélodie facile qui déborde parfois de la MPB dans la poésie, rupture qui, dans son cas, finit par engendrer une poésie dure et ascétique.
Autres courants
Parmi les prolongements postérieurs, qui marquent les années 80 et 90, on peut identifier deux courants principaux : celui qui opte pour l’une des deux tendances des années 70 — la tendance marginale et celle des revues — ou qui, reconnaissant leur accord de fond, cherche à les concilier ; et celui qui, d’une manière encore plus ostentatoire qu’auparavant, rejette tout legs remontant à 1922. Ce deuxième courant est incapable de comprendre aussi bien la poésie brésilienne que le modernisme international et la modernité politico-sociale. Il s’attache à diffuser des préjugés qui, repris de génération en génération, ne font avec le temps que se dégrader. S’il y a quelque intérêt à étudier la poésie brésilienne contemporaine, c’est donc le premier courant qui mérite attention.
Quelques traits généraux suffiront pour esquisser une ébauche de portrait des œuvres récentes. Deux poètes ont poursuivi de façon cohérente la poésie d’Augusto de Campos : Frederico Barbosa, né au Pernambouc, mais établi à São Paulo, et Arnaldo Antunes, de São Paulo. La poésie de Barbosa transforme le poème « Não » (« Non ») d’Augusto de Campos en une sorte de programme ou de projet et, en le développant, plonge dans les insondables profondeurs de l’essence du lyrisme. Antunes, le chanteur-compositeur le plus réputé du rock brésilien de ces dernières années, band leader jusqu’à récemment du groupe Os Titãs, apporta à la poésie imprimée son expérience de la voix et, profitant non seulement des ressources qui, à travers Augusto de Campos, dérivent de Gertrude Stein, mais aussi de sa connaissance des arts visuels, invente le graffiti poétique, création verbo-visuelle qu’il oralise lui-même en public, avec un succès considérable.
Júlio Castañon Guimarães, du Minas Gerais, traducteur de Mallarmé, Valéry et Ponge, et amateur de l’œuvre de Murilo Mendes, compose, au moyen d’une syntaxe élégante, une poésie subtile de la pensée. Un poète encore jeune comme Heitor Ferraz, de São Paulo, travaille plutôt à partir du courant marginal, en l’enrichissant toutefois par une lecture de Manuel Bandeira et de Murilo Mendes.
Un des développements récents les plus dignes de mention est le surgissement, finalement, d’un nombre croissant de poètes féminins. Les traditions ibériques sont, chacun le sait, avares de femmes poètes : dans les trois générations du modernisme brésilien, seule Cecília Meireles atteignit la notoriété. Il est donc heureux que les femmes conquièrent enfin le lieu qui leur appartient en droit et ce, non à la façon nord-américaine, à travers des revendications concernant un système de cotes, mais tout simplement par leur mérite littéraire. Il suffira de citer quelques noms : Lenora de Barros, de São Paulo, dont le travail se rapproche plutôt des arts visuels ; Maria Rita Kehl, elle aussi de São Paulo, qui thématise le quotidien féminin en recourant aux modèles expressifs de la poésie marginale ; Alice Ruiz (veuve de Paulo Leminski), du Paraná ; Josely Vianna Baptista, poète néo-baroque, également du Paraná, qui réalisa l’exploit de traduire en portugais le chef-d’œuvre du Cubain Lezama Lima, Paradiso ; Cláudia Roquete Pinto, Angela de Campos, Janice Caifa, Mércia Pessoa et Lu Menezes, toutes de Rio de Janeiro, les dernières ayant débuté récemment, mais prolongeant d’une manière cohérente la poésie moderniste.
1. Le Pernambouc est un État de Nordeste brésilien dont la capitale est Recife.
2. État du Nordeste du Brésil dont la capitale est São Luís.
3. État du Nordeste du Brésil dont la capitale est Teresina.
4. État du sud du Brésil dont la capitale est Curitiba.
5. Littéralement :« Tiens-moi que je te donne un machin » ; le mot troço appartient à l’argot brésilien et signifie entre autres « machin » ou « truc », « malaise indéterminé », « amour » (dans le sens « c’est un amour de »).
Toutes les notes sont du traducteur.
Neilson Ascher est poète, essayiste et traducteur de poésie américaine, hongroise et hispano-américaine.