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Auteur/autrice : Neal
Sagesse de Michel Onfray
Aux journalistes qui s’étonnent, ou s’inquiètent, de voir l’inépuisable fécondité de sa plume, Michel Onfray répond simplement : « Je travaille », et cette réponse laconique cache à peine un coup de griffe à l’égard de ceux qui l’interrogent, pressés et habitués à évoluer dans l’immédiat, le superficiel, le bâclage et l’à-peu-près. À ceux qui le contestent, et ils sont nombreux, il oppose sa documentation précise, ses lectures innombrables et assidues, sa connaissance des classiques et son talent de polémiste. Il y a . . .
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Rossel Vien
À l’heure où se prépare la réédition de Et fuir encore (Hurtubise HMH, 1972) aux éditions du Blé, il vaut la peine de ressusciter l’identité de Rossel Vien, alias Gilles Delaunière, alias Gilles Valais, historien, écrivain, journaliste et animateur de radio, qui fit une entrée remarquée en histoire et en littérature.
Russel Vien
Né Russel (avec un u) Vien à Roberval le 17 octobre 1929, de descendance montagnaise par sa mère (Alice Cleary), il est élevé sur la ferme paternelle et fait ses études primaires et le début de ses études classiques au Collège de Notre-Dame, qu’il poursuit comme pensionnaire au Séminaire des Clercs de Saint-Viateur à Joliette, puis au Noviciat Saint-Viateur, ayant décidé de devenir frère lai. Il termine son baccalauréat au Grand Séminaire de Montréal en 1952.
Mais en 1953, il rentre à Roberval, malade et épuisé, en proie sans doute à ce « combat spirituel » dont parle Rimbaud dans Une saison en enfer. Il abandonne la voie ecclésiastique.
Historien
En 1955, à l’âge de 25 ans, il fait paraître sous le nom de Rossel Vien Histoire de Roberval, cœur du Lac-Saint-Jean, qui rompt avec l’historiographie bien-pensante de l’époque, néanmoins saluée par nul autre que le chanoine Groulx : « À cette monographie d’une ville québécoise, il ne manque pas, non plus, d’avoir été joliment écrite. Elle est pleine de sève, de vie ; on la lit avec plaisir [… C’est] l’œuvre remarquable d’un débutant qui désormais ne peut pas en rester là1 ». Le critique et historien Laurent Mailhot dira dans Relations que c’est « un chef-d’œuvre d’intelligence2 ».
Pour Armelle Saint-Martin, le jeune auteur a été un précurseur de l’historiographie contemporaine : « Rossel Vien, à l’instar des historiens modernes, moderne dans le sens contemporain du terme, a réussi la tâche complexe de faire parler l’archive robervaloise en lui donnant une cohérence historique qui est celle du développement (économique) de toute une région3… »
Par la suite, il éditera le Journal de prison de Louis Riel (1962) et la Correspondance (1966) de sa sœur, Sara Riel, aux Écrits du Canada français, publiera une traduction, Louis Riel. Un homme à pendre (Du Jour, 1963), et fera paraître une histoire de La radio française dans l’Ouest (Hurtubise HMH, 1977).
La fuite
Peu après la publication de l’Histoire de Roberval, Rossel Vien quitte le Québec pour n’y revenir qu’en visite. Il voyagera et se dirigera vers l’Ouest canadien pour s’établir à Saint-Boniface au Manitoba en 1958, où il sera animateur et journaliste à la radio CKSB. Au milieu des années 1960, il se joint à l’équipe du Courrier de Saint-Boniface et en assurera la direction de 1965 à 1973. L’hebdomadaire a été le porte-parole d’une révolution « tranquille » qui, comme au Québec, s’est déployée au Manitoba au cours de ces années4.
Malgré ce contre-pied contestataire, Rossel Vien continuera tout au cours de sa vie d’entreprendre des recherches pour divers organismes de l’élite sociétale comme l’Archevêché de Saint-Boniface et la Société historique de Saint-Boniface. Dans la nouvelle « Le juge » du recueil Et fuir encore, Vien dresse un portrait piquant de cette élite et évoque l’homosexualité de certains. Tous les personnages sont aisément identifiables, mais soit que le texte est passé inaperçu puisqu’il est paru sous le pseudonyme de Gilles Delaunière, soit que les hauts placés ont fermé l’œil.
Gilles Delaunière
En 1960, Rossel Vien fait paraître, sous le pseudonyme de Gilles Delaunière, « Un homme de trente ans », dans les Écrits du Canada français. Le texte est hautement autobiographique ; il se présente comme un récit et non pas comme une nouvelle, où il est question d’homosexualité – ce qui a sans doute, à l’époque, motivé le choix du pseudonyme. La notice des Écrits explique : « Sous ce pseudonyme se cache un nouvel auteur canadien qui, pour des raisons bien précises, tient absolument à ne pas révéler sa véritable identité. Les lecteurs qui prendront connaissance de son essai de confession : Un homme de trente ans, comprendront pourquoi. Il s’agit d’une histoire vraie et vécue. »
Le récit fait son impression. Gilles Marcotte dira dans Le Devoir que c’est « la confession la plus nue, la plus directe, qu’il [lui] ait été donné de lire au Canada français ». La critique la plus dithyrambique sera signée dans Le Nouvelliste de Trois-Rivières par G. G. (Gérald Godin), qui conclura que « ce récit simple et humain comme peuvent nous en donner les excellents écrivains » est « une œuvre capitale ».
Et fuir encore
Vien/Delaunière publiera quatre nouvelles dans Les Écrits, entre 1961 et 1981, mais c’est l’édition de son recueil de nouvelles Et fuir encore chez Hurtubise HMH en 1972 qui attire à nouveau l’attention. Réginald Martel parle dans Le Devoir d’une « leçon d’écriture » et estime que ces nouvelles « sont parmi les meilleures qui s’écrivent ici ». Roger Duhamel dans Le Droit souligne la naissance d’« un écrivain authentique, déjà sûr de ses moyens ».
Jean-Éthier Blais, par contre, tout en reconnaissant un auteur prometteur estime que « [l]a langue est souvent piétique » (Le Devoir). Il y trouve sans doute ce que notait déjà Jean Paré dans La Presse en 1960 au sujet d’« Un homme de trente ans » : « l’histoire pathétique d’un homme qui n’a pas choisi son sexe, qui a souffert de son éducation ».
On ne sait si le nom véritable de Gilles Delaunière, celui de Rossel Vien, l’auteur de l’Histoire de Roberval, était connu d’un certain milieu littéraire à l’époque, mais c’est ce que laisse entendre Réginald Martel dans son article sur Gilles Delaunière « à qui il faudrait dire qu’il a peut-être eu tort de masquer un nom connu d’un pseudonyme, parce que ses nouvelles, réunies sous le titre Et fuir encore, sont parmi les meilleures qui s’écrivent ici ».
Prêtant à la confusion, Gilles Delaunière sera longtemps identifié comme Gilles Delanaudière. La méprise relève de la plume de Victor-Lévy Beaulieu, qui s’extasie devant une expression qu’il attribue à Delanaudière : « Il y a ce beau mot dans Et fuir encore de Gilles Delanaudière, il y a ce qu’il appelle ‘les pays québécois’ et que je m’approprie5 ».L’erreur est consacrée par l’attribution de Et fuir encore à Gilles Delanaudière dans le répertoire Livres et auteurs québécois 1972.
Précurseur
Rossel Vien peut-il être tenu, par ses aveux autobiographiques ou fictionnels, comme un des précurseurs de l’écriture homosexuelle au Québec ? Si oui, pourquoi l’oubli concernant son œuvre ? L’anonymat de l’auteur en serait partiellement responsable. Mais il y a autre chose. Si l’auteur s’affiche, il ne revendique pas. Ce qui justifiait possiblement un pseudonyme en 1960 peut sembler timide en 1972 alors que la Révolution tranquille a libéré la société. C’est ce côté « pogné » que Jean-Éthier Blais reprochait à l’auteur.
Vien innove autrement. L’auteur se prête, dans la majorité de ses nouvelles, à une expérimentation de la phrase avec une ponctuation tout à fait moderne qui en fait un pionnier. Il n’est certes pas le premier à le faire (on peut songer, entre autres, à Claude Simon), mais ses longues phrases à virgules constituent certainement un prélude à l’emploi qu’en fera plus tard Marie-Claire Blais.
L’adéquation du style et du sujet est tout à fait conforme au titre si symbolique du recueil Et fuir encore, et, en règle générale, aux personnages de cet auteur qui, selon Jean-Éthier Blais, « est toujours en instance de départ6 ».
Gilles Valais
Au cours des années 1980, Rossel Vien éprouve des difficultés à se faire publier au Québec, et il s’adresse aux maisons manitobaines pour faire éditer ses recueils de nouvelles, Les deux frères (1982) et Les deux sœurs (1985) aux éditions des Plaines, et un roman, Le fils unique (1990) aux éditions du Blé.
L’auteur tient à son anonymat et opte maintenant pour le nom de Gilles Valais, au désarroi de son éditrice, Annette Saint-Pierre, qui ne peut vaillamment en faire la publicité. C’est un anonymat qui se désagrège petit à petit. En 1986, Aurélien Boivin dans Littérature du Saguenay et du Lac-Saint-Jean : Répertoire des œuvres et des auteurs, et en 1987, le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, identifient clairement Gilles Delaunière à Russel Vien. Moi-même, au milieu des années 1980, entreprenant des recherches (auxquelles collabore Rossel Vien) pour l’Anthologie de la poésie franco-manitobaine (1990), j’arrive à identifier Vien/Delaunière/Valais. Dès lors, l’auteur me remet pour d’autres publications que j’édite des textes qui seront publiés sous le nom de Rossel Vien.
Fin tragique
Pourtant, jusqu’à la fin, l’identité véritable de Gilles Valais, comme celle de Gilles Delaunière, demeure inconnue du grand public. Jusqu’au jour où Le fils unique de Gilles Valais est en lice pour un prix littéraire manitobain. Les finalistes sont appelés à lire des extraits de leurs œuvres. C’est Rossel Vien qui se présente ; de toute évidence, son état de santé est lamentable. Quelques semaines plus tard, à la remise des prix, l’auteur n’est pas présent. On le trouve mort le lendemain, le 1er mai 1992, sur le palier intérieur de sa résidence.
1. Recension de Histoire de Roberval, Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. IX, no 2, 1955, p. 305.
2. Revue Relations, janvier 1956.
3. Conférence d’Armelle Saint-Martin, « L’Histoire de Roberval, un ‘classique’ à revisiter », 26e colloque du Centre d’études franco-canadiennes de l’Ouest, 27-29 septembre 2018.
4. Voir Raymond Hébert, La révolution tranquille au Manitoba français, Saint-Boniface, Du Blé, 2012.
5. Le Devoir, 11 mars 1972, p. 14.
6. « Les Écrits du Canada français numéro 18. Du meilleur et du pire », Le Devoir, 17 octobre 1964, p. 15.EXTRAITS
Marbre
Un pleur long à choir
Luit dans son contentement
Et reflète même
Un commencement de rireC’est un beau marbre veiné
Qui me regarde
Que j’ai sculpté de force
TerribleUn soleil blanchit
Les convois de nuages
Qui songent
Et je cherche à recomposer
Dans leur moqueuse file
Les signes que la nuit
Avait apprivoisésJe me dis qu’il faut être ruines
Telle nuit telle année
Pour entendre au jour venu
Un tintement de source
Courant dans l’air depuis
Le centre dernierEt pour voir en étranger
Les dépouilles de soi
En dépôt minéralRossel Vien, « Marbre » dans Anthologie de la poésie franco-manitobaine, Du Blé, 1990, p. 362.
Il me faut encore nommer Johann, John de son nom amoureux, deux noms jumelés sur ma feuille de février, il venait d’être réengagé pour un camp de travailleurs du Nord, passage payé, il est pâtissier, il avait pratiqué à Lynn Lake et Thompson, il partirait dans quelques heures pour Gillam, il tirait le billet d’avion de la poche intérieure de son blouson, il avait dû marcher, courir, boire beaucoup avant de s’avancer si prestement vers un inconnu, « Ils m’appellent John », mélange d’Aryen et de gitan, de père allemand et de mère inconnue, « Mon vrai nom est Johann », il sépare les deux syllabes et mouille la majuscule, Yo-hann, il savait qu’il trouverait quelqu’un ou serait trouvé par quelqu’un, avant que le jour finisse, car il le voulait intensément, il savait qu’il y parviendrait car il possède la précision et l’adresse des gens de métier, que l’on peut qualifier de manuelles,d’oculaires, d’auriculaires, et cette précision qui est aussi de l’art est appliquée à sa guitare, dont je n’avais pas encore remarqué la boîte énorme à ses pieds, ébloui que j’étais par l’épaisse chevelure frisée qui lui retombait sur l’épaule, aussi noire que le cuir du blouson avec ses franges qui dansaient le long des manches et en travers de son dos, et après que j’eus connu sa poitrine évasée, sa hanche dans le creux du matelas, le flanc de l’homme non encore achevé, il sombra dans le sommeil, je regardai dormir Johann dans sa peau qui a texture de mie, tous les sens offerts à la nuit, je ramassai le vêtement jeté à terre et vérifiai le billet, l’avion décollait à huit heures, il ferait un froid à tout fendre, à Gillam c’était deux fois l’hiver, je copiai l’adresse « aux soins de Crawley and McCracken », il me laissa deux photos de lui en partant, y apposa sa signature au dos, avec son nom d’enfance, Johann, et je reverrais John au bout de quelques semaines, celui qui avait réchauffé mes draps traînait avec lui une fille de l’Ontario, il avait les cheveux courts et sa nymphe tout en sourires les avait longs comme des lianes, il disait avoir été congédié encore une fois, c’était la cinquième ou la sixième, ilcomptait les fois sur ses doigts, et il disait pourquoi, la fille encore adolescente et boulotte riait, il lui chantait les chansons qu’il avait composées dans le Nord pour Johnny Cash, elle tenait son cahier ouvert devant lui, les poèmes étaient écrits avec soin au crayon, il voulut me revoir plusieurs fois mais chaque fois en compagnie de l’autre, et ne fit qu’une allusion à la soirée farouche d’avant Gillam, il avait décidé to go straight, c’est pourquoi cette première fois me restait si vivement présente, en souvenir de quoi je fis toutes les faveurs qu’il me demanda, il leur manquait une serviette, un poêlon, je me privai de mes ustensiles et allai à la Baie choisir une grande serviette de toutes les couleurs comme je n’en ai moi-même jamais eue, à cause de Johann le pâtissier, et de cette folie qui se répète quelque part, « My name is John », Johann plus tendu que les cordes de la guitare qui se taisait à ses pieds, au café Mardi Gras, Johann le plus pressé, le plus haletant peut-être de ceux que j’ai croisés, reconnus, selon une sollicitude qui tient du sang, des viscères et de la moelle, la série des visages, des corps rapprochés par un signe de rien, un regard, une poignée de main, une longue et banale conversation, chacun avec ses feintes et ses façons, chacun avec son langage et son haleine, chacun lié à une teinte de jour ou de soir, à une courbe de saison, je leur reste fidèle sauf au dernier, et je reprends ces pistes comme pour lui répondre, lui donner une réplique fabuleuse, inspirée d’êtres sains…Extrait de « Quantièmes », dans BLÉ, Du Blé, 1999, p. 116-117.
Un homme de trente ans
J’ai appris le mot délicat de la femme du plus gros éleveur de poulets de la région. Cette belle dame bien en plumes, qui avait du cousinage avec mon père, savait décocher des mots inusuels chez nous. Très honteux dès qu’on parlait de moi, cette fois je fus étranglé, comme cela devait arriver si souvent pendant vingt ans. Elle posait ses énormes yeux blancs sur moi, et, précieuse, la tête penchée, elle déclara : « Il a toujours été délicat ».
[…]
Je ne suis pas efféminé, je devais l’être quand j’étais très jeune et que je n’avais pas conscience de moi. Je l’étais sûrement car je me souviens des moqueries que j’avais provoquées chez un petit garçon haïssable en revenant de l’école. Je ne lui ai pas pardonné, je crois.
[…]
À cette époque, oui, certes, j’avais des goûts de petite fille. Je préférais les jeux des filles : sauter à la corde, jouer à la madame, m’envelopper de draps ou de couvertures que j’essayais en cachette devant un miroir. J’aimais les jupes, les tabliers. J’avais le goût d’en porter. J’aimais être avec les femmes. (J’ai bien changé !) J’ai appris le monde en écoutant parler les commères du voisinage et les tantes qui venaient chez nous. Les beaux samedis d’été, je courais à l’église voir les mariages. J’étais ravi par les poétiques toilettes blanches ou bleues que les femmes ne portent qu’un matin. De toute mon âme, mon âme qui s’était trompée de corps peut-être, j’enviais la mariée.
[…]
Je n’ai jamais embrassé une femme.
À vingt ans, j’avais besoin d’embrasser. J’embrassais les arbres. Je me souviens d’un tronc d’orme que j’avais serré de toutes mes forces, un soir.
(Et comme j’étais très religieux à cette époque, je baisais souvent un crucifix que je gardais étendu sur une petite table.)
J’avais attendu l’amour, il n’était pas venu. S’il était venu ! Mais pas celui que j’attendais.
[…]
À dix-sept ans, je regardais défiler les filles du couvent à X., espérant vaguement que l’amour naîtrait. Je savais que cela était très important, puisque les livres en parlaient tellement. Ce qui devait naître était né depuis longtemps. À treize ans, j’avais aimé un de mes compagnons de classe, à l’école des Frères de Bellerive. Il avait de grands yeux noirs et des lèvres largement et admirablement dessinées. Il avait joué le rôle de la Sainte Vierge dans une saynète donnée dans la salle de l’école. Maquillé, sous un voile, son visage tendre était apparu plus tendre encore.Gilles Delaunière, « Un homme de trente ans », Écrits du Canada français, no 6, 1960, p. 157-158 et p. 201-202.
Regard sur la littérature acadienne (1972-2012)
Depuis 2008 et la parution en livre des chroniques qu’il tenait dans le journal l’Acadie nouvelle, David Lonergan multiplie les titres qui nous font connaître le milieu culturel acadien et la littérature acadienne.
Sont parus une anthologie de textes littéraires acadiens en 2010 sous le titre Paroles d’Acadie, puis en 2013, un ouvrage incontournable permettant de comprendre l’évolution de l’institution littéraire acadienne et dont le titre évoque l’année qui marqua son développement, Acadie 72. Naissance de la modernit . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Madame Daniel Lesueur
Philanthrope, chroniqueuse et romancière, Daniel Lesueur (1854-1921) a porté plus d’un titre. Membre du jury Femina à ses débuts, elle fut la première femme de lettres nommée officier de la Légion d’honneur et deuxième femme à s’asseoir au comité de la Société des gens de lettres (SGL), après George Sand.
Selon son éditeur, Calmann-Lévy, il lui fallait un pseudonyme. C’est donc en souvenir de son grand-oncle, le « grand agitateur » irlandais Daniel O’Connell, que Jeanne Loiseau a choisi Daniel Lesueur, patronyme qu’elle utilisera même dans ses chroniques. Très impliquée au sein du milieu parisien, l’auteure a publié à un rythme d’environ un roman par année – parfois deux – jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. On lui doit ainsi un corpus considérable : 34 romans (dont plusieurs ont été traduits), 3 recueils de poésie, plusieurs nouvelles et d’innombrables articles parus dans différents journaux et revues, tels Le Gaulois, La Fronde, Femina et La Renaissance politique, littéraire et artistique. Bilingue, elle a traduit les œuvres complètes de lord Byron, traduction pour laquelle elle a obtenu le prix Langlois en 1893. Elle a également remporté le Grand Prix de poésie pour son recueil Sursum Corda ! (1885), le prix Jouy en 1899 pour son roman Comédienne (1898) et le prix Vitet en 1905 pour l’ensemble de son œuvre littéraire. Résumer la carrière de Daniel Lesueur en une série de livres et de distinctions, c’est toutefois ne pas faire honneur à l’énorme héritage qu’elle a laissé derrière elle – héritage qui mérite d’être extirpé de son coffre poussiéreux.
Un début parsemé de succès
Daniel Lesueur est née aux Batignolles en 1854, dans une famille de cinq enfants, dont l’aîné est décédé à dix-sept ans sur le champ de bataille de Frœschwiller. Bien qu’elle soit volubile sur plusieurs sujets, Lesueur ne parle pas de ce frère dans les journaux où elle est chroniqueuse ; les militaires sont toutefois très nombreux dans ses livres (Le mariage de Gabrielle, Au-delà de l’amour, L’honneur d’une femme, Une âme de vingt ans), symboles de courage et d’héroïsme. Lectrice pour l’académicien Auguste Cuvillier-Fleury, elle a également donné des leçons à des étudiantes avant d’amorcer sa carrière littéraire. Dans son premier roman, Le mariage de Gabrielle (1882), Gabrielle Duriez, une fille de bourgeois richement dotée, tombe amoureuse du comte René de Laverdie, qui ne veut l’épouser que pour son argent. Le thème semble usé, mais le livre apporte toutefois des nouveautés, comme des personnages secondaires qui ont du mordant, une guerre de clochers entre nobles et nouveaux riches et un long séjour en Amérique. Dès ce premier roman, qu’elle décrira pourtant elle-même comme étant l’œuvre d’une débutante, Lesueur a dévoilé son intérêt pour les psychologies approfondies et les paysages grandioses. Toutefois, c’est surtout par son premier recueil de poésie, Fleurs d’avril (1882), que l’auteure s’est démarquée1. D’abord connue principalement comme poète, Lesueur s’est rapidement fait un nom en tant que romancière. Le poète parnassien Sully Prudhomme a d’ailleurs affirmé à son sujet, lors d’une réunion de la SGL, qu’il fallait qu’elle soit un bien délicieux prosateur pour qu’on ne lui en veuille pas de ne plus rimer2.
L’auteure n’écrit pas simplement pour divertir ; soucieuse des problèmes de la société, de la condition des femmes et de la question ouvrière, elle n’hésite pas à aborder ces sujets dans ses œuvres. En 1887, elle publie son cinquième roman, Amour d’aujourd’hui, qui traite des difficultés rencontrées par une jeune fille devenue mère en dehors du mariage, manipulée par son amant. Tenue dans l’ignorance des choses de l’amour, après une réclusion presque totale, Renée Sorel ne sait pas distinguer les bonnes des mauvaises intentions. Elle se laisse baratiner par Lionel Duplessier et devient son amante, après qu’il lui a promis le mariage. À travers des pages qui s’apparentent de prime abord à une histoire d’amour, Lesueur amène le lecteur à s’interroger sur la question des préjugés et des convenances qui entourent le mariage et la situation de la fille-mère. Enceinte puis recluse dans une maison au fond des bois de Clamart, Renée est délaissée par son amant, qui la considère comme sa chose, maintenant qu’elle s’est donnée. À la fin du roman, l’enfant naïve est devenue une adulte qui a perdu ses illusions et qui trace tristement le bilan de sa vie, maudissant le terrible amour qui lui a tout pris, « la maternité comme la virginité, l’honneur de la jeune fille, comme les folles joies de l’amante et comme le bonheur de l’épouse ». Ce problème de la femme victime du jugement de la société et de l’abandon de l’homme est un thème récurrent dans les romans de Lesueur, qui considère le mariage peu adapté au nouvel état de la France et qui revendique un changement. Elle greffera toutefois ce sujet à d’autres, n’hésitant pas à combattre pour plusieurs causes.
Une femme engagée
Daniel Lesueur s’implique dans le milieu littéraire très tôt dans sa carrière et se démarque : les quotidiens parlent d’elle comme d’une romancière à la mode, dont les ouvrages sont immanquablement couronnés de succès. Elle fait ses débuts dans le théâtre en 1894 à l’Odéon avec le drame Fiancée et elle inaugure le théâtre féministe de Marya Chéliga aux Menus-Plaisirs, avec sa pièce Hors du mariage, qui fut très bien accueillie par les critiques. En 1900, elle présente un rapport intitulé « L’Évolution féminine, ses résultats économiques » lors du Congrès international du commerce et de l’industrie, réclamant la liberté absolue du travail et l’éducation intégrale pour les femmes. Ce rapport, issu d’une minutieuse enquête et bien documenté quant aux lois, sera publié intégralement dans La Fronde et vaudra à Lesueur la réputation d’être une brillante sociologue. Au cours de la même année, elle brigue un siège au comité des Gens de lettres, appuyée par M. Sardou, Gyp, Jeanne Marni, Stanislas Meunier, Séverine, Henri de Bornier, Georges Ohnet, Camille Flammarion, Marguerite Durand et Edmond Haraucourt. Plusieurs la soutiennent et certains journaux, comme Le Figaro, la déclarent victorieuse à l’avance. Elle n’obtient toutefois pas le siège en raison d’une division des votes entre elle et l’écrivaine Henry Gréville (pseudonyme d’Alice Fleury) ; selon les journalistes de l’époque, Lesueur aurait pu obtenir un siège si ceux qui souhaitaient voir une femme siéger au comité s’étaient mis d’accord sur le concours d’une seule représentante. Ce n’est qu’en 1907 qu’elle représente sa candidature, cette fois-ci avec succès ; elle occupera d’abord le poste de secrétaire, puis celui de vice-présidente jusqu’en 1914.
Lesueur n’hésite pas à donner son opinion, rédigeant des articles très incisifs. Dans une chronique de 1898, « Une vaillante3 », elle soulève avec ironie la vision négative qu’ont les hommes de la femme qui ramène de l’argent au foyer, celle-ci étant condamnée soit à la honte d’être travaillante, soit au mariage. L’article « Leur opinion4 » se montre encore plus tranchant : dans une réponse à l’écrivain Paul Adam, Lesueur blâme l’hypocrisie de la société, qui oblige la jeune fille à se prostituer ou à se marier. La même accusation revient dans « M. Magnaud, ce juste5 », où la romancière relève avec sarcasme les propos de ceux qui jugent les filles-mères. Les chroniques de ce genre signées Lesueur abondent. Malgré tout, elle est décrite comme étant une femme de tact, qui plaît à la majorité de ses collègues et de son public. Comment expliquer une telle perception positive de l’auteure, malgré ses nombreuses prises de position ? Probablement parce que ses romans sont ficelés de façon à ne pas heurter entièrement les idées préconçues et les habitudes du lecteur de la Belle Époque. Celui-ci peut donc y retrouver certaines psychologies connues et quelques thèmes familiers, qui l’aveuglent sur ce que l’auteure a mis dans son thé. Lesueur montre implicitement, dans un article de La Fronde, qu’elle est consciente de l’importance d’obtenir un certain capital de sympathie et de présenter des motifs connus pour faire accepter ses thèses : « Les accouchées et les nouveau-nés ne sont pas une clientèle capable de faire monter le tirage, et les papas inconnus n’aiment pas en prenant leur pousse-café lire des articles qui posent le problème de leur responsabilité ou décrivent leurs fredaines autrement qu’en bonne blague et pour la gaudriole6 ». Il n’est pas impossible que cette pensée ait guidé sa plume dans la construction de ses personnages, où sont souvent représentés amantes, femmes trompées et maris libertins.
Mais si elle attire le public par des modèles parfois convenus, Lesueur s’extirpe toutefois des stéréotypes, plongeant dans de profondes analyses psychologiques. Elle publie ainsi Nietzschéenne, en 1907, l’un de ses romans les plus achevés, où sont présentes plusieurs des thèses qu’elle a soutenues dans sa carrière. L’héroïne de Nietzschéenne, Jocelyne, est une philanthrope déterminée et engagée, qui tente d’aider des ouvriers, tout en étant victime de nombreux préjugés. Tombant amoureuse d’un chef d’usine marié, Robert, elle refusera d’être sa maîtresse. Le roman n’est sentimental qu’en apparence ; l’auteure joue avec les convenances du genre pour mieux subvertir certains discours concernant les femmes. Elle écrit dans le quotidien Le Matin ne pas avoir voulu faire de Jocelyne une révoltée : « […] je l’ai mise, cette femme, et avec intention, dans une infériorité sociale cruelle et imméritée. J’aurais pu lui faire tenir des discours d’émancipation, la faire déblatérer sur l’égalité ou l’inégalité des sexes. J’ai préféré la faire penser, agir, parler, suivant cet aphorisme de Nietzsche : L’homme supérieur se distingue de l’homme inférieur par son intrépidité et son défi au malheur7». Si Jocelyne ne tient pas des discours d’émancipation, ses actions parlent bien davantage. Elle indique à Robert ce qu’il devrait faire pour sauver son usine, elle le guide, le conseille et est plus calme que lui face aux épreuves. Jamais elle n’est déclarée textuellement supérieure ou égale à Robert, mais force est de constater que tous les éléments la montrent comme s’élevant au-dessus de lui. Lesueur évite ainsi de tenir explicitement des discours « trop » féministes, tout en permettant à Jocelyne de prendre l’ascendant sur la société et sur son homologue masculin. Suivant son « tact » habituel, l’auteure expose ainsi les problèmes et leurs solutions, par le biais d’exemples et de comparaisons, plutôt que de se contenter de simplement les mettre en dialogues.
Un renouvellement du roman populaire
La légèreté, la poésie et la défense de ses idées caractérisent les romans de Lesueur. On lui attribue le fait d’avoir transformé le roman populaire8 en y greffant une dose de psychologie et de profondeur. Elle milite pour un roman populaire éducatif, critiquant le fait qu’il soit enfermé dans des cloisons : « Quand une nation fait tant de sacrifices et construit tant d’écoles pour élever le peuple, laissera-t-elle encore ses maîtres littéraires proclamer qu’on ne peut sans déchoir écrire un roman pour ce même peuple, et qu’il n’a droit de se distraire qu’avec des inventions abjectes et des phrases informes9 ? » En 1911, elle publie Au tournant des jours – Gilles de Claircœur, l’un de ses derniers romans, où le monde littéraire est fouillé, mis à nu, avec ses bons et ses mauvais côtés. Le livre n’est ni pessimiste ni décourageant, seulement réaliste. Lesueur ne condamne pas les romanciers populaires et les feuilletonistes, mais met en garde la nouvelle génération contre les abus et les difficultés du milieu.
La Première Guerre mondiale met un frein définitif à sa carrière littéraire : si elle écrit encore dans les journaux après 1914, publiant parfois des chroniques, des reportages et des nouvelles, elle ne compose plus de romans. À partir de 1913, elle préside la fondation Le Denier des Veuves, qui s’occupe des veuves des écrivains. Elle fonde aussi, en août 1914, L’Aide aux Femmes des Combattants et, en 1915, La Croisade des Femmes françaises. Très patriotique, elle emploie sa prose pour motiver les citoyens pendant et après la guerre, faisant l’éloge de la volonté et de l’effort. Le 3 janvier 1921, sa mort est annoncée : Daniel Lesueur est décédée d’un AVC au Petit Palais, où elle habitait avec son mari, Henry Lapauze, conservateur et directeur du musée de 1905 à 1925. Les journaux retracent son prolifique parcours et rappellent ses principales réalisations. Cette auteure, pourtant omniprésente de son vivant, a été relayée rapidement au rang de ceux dont on ne parle presque plus. Un petit comité initialement formé par des riverains de l’avenue qui porte son nom et d’amoureux de la littérature tente actuellement de faire revivre sa mémoire10 ; en dehors d’eux, cette remarquable et talentueuse femme qu’est Daniel Lesueur est désormais tombée dans l’oubli, ce qui est tout aussi inexplicable que dommage.
On peut écouter gratuitement le livre audio Amour d’aujourd’hui dans Audiocité.net
Daniel Lesueur a entre autres publié :
Le mariage de Gabrielle, Calmann-Lévy, 1882 ; Amour d’aujourd’hui, Alphonse Lemerre, 1887 ; Névrosée, Alphonse Lemerre, 1890 ; Justice de femme, Alphonse Lemerre, 1893 ; Comédienne, Alphonse Lemerre, 1898 ; Au-delà de l’amour, Alphonse Lemerre, 1899 ; L’honneur d’une femme, Alphonse Lemerre, 1901 ; Nietzschéenne, Plon-Nourrit et Cie, 1907 ; Le droit à la force, Plon-Nourrit et Cie, 1909 ; Au tournant des jours – Gilles de Claircœur, Plon-Nourrit et Cie, 1911.
*Jeanne Loiseau, dite Daniel Lesueur (DR).
1. Fleurs d’avril et Le mariage de Gabrielle ont simultanément reçus le Prix littéraire Montyon.
2. « La Candidature de Daniel Lesueur », La Fronde, n˚ 843, 31 mars 1900.
3. « Une vaillante », La Fronde, n° 106, 25 mars 1898.
4. « Leur opinion », La Fronde, n° 576, 7 juillet 1899.
5. « M. Magnaud, ce juste », La Fronde, n° 1039, 13 octobre 1900.
6. « Les mères », La Fronde, n° 191, 17 juin 1898.
7. « Nous avons une maladie de la volonté qui la guérira ? », Le Matin, n° 8864, 4 juin 1908.
8. « Chevaliers », Le Gaulois, n° 6825, 18 août 1900.
9. « Un antiféministe ami des femmes », La Fronde, n° 793, 9 février 1900.
10. [https://www.daniel-lesueur.com/fr/]. Ce site regroupe des informations très intéressantes, comme la liste des ouvrages de Lesueur et de nombreux éléments biographiques.
EXTRAITS
Pauvre Renée, savoure ces joies, si fugitives. […] Mais n’accuse point la société que tu ignores, et ne la maudis pas, lorsque tout à l’heure elle va te frapper. […] Pourrais-tu t’en prendre à la locomotive qui broierait tes membres si tu te jetais sur les rails ? Tu t’es jetée sur les rails où se précipite l’immense machine sociale. Ô pauvre enfant, que tu vas souffrir ! Tu ne savais rien de ces choses, et ne consultais que ton cœur. Apprends donc, et dis ensuite bien haut ce que tu auras appris afin d’en préserver d’autres. Ton sang et ta vie paieront ton expérience. Cela est juste. Il y a des ignorances qui sont funestes comme des crimes.
Amour d’aujourd’hui, Alphonse Lemerre, 1887, p. 84.J’ai mis dix années de ma vie à me persuader que le monde avait tort de dénigrer, de déclasser la créature loyale que je suis. J’ai mis dix années à me créer moi-même, à me hausser à mes propres yeux malgré les faux jugements humains. Je n’accepterai pas, après un tel effort, l’avilissement. Je ne renie pas la doctrine que j’ai choisie. Elle me donne, en effet, le droit de me placer au-dessus de bien des préjugés. Elle ne me donne pas celui de me placer au-dessous de ma propre estime. Robert Clérieux, je vous aime. Robert Clérieux, je ne serai jamais votre maîtresse.
Nietzschéenne, Plon-Nourrit et Cie, 1907, p. 265.
Ce qu’une jeune fille de vingt ans peut écrire ne rapporte pas ce qu’elle mange […]. Sa prose ou ses poèmes, s’ils doivent s’imposer un jour au public, ne s’imposeront que par deux catégories d’intermédiaires : 1° le temps, qui ne prendra de commission que sur son énergie et son travail, dont elle devra le saturer longuement ; 2° ces messieurs les éditeurs, directeurs, critiques et confrères, qui la lanceront peut-être malgré l’encombrement, les rivalités, les bouillons à boire, mais à la condition qu’elle sera « bien gentille ».
Au tournant des jours – Gilles de Claircœur, Plon-Nourrit et Cie, 1911, p. 255.
Et toi, Québec, comment ça va ?
« Collapsologie » faisait partie des dix vocables soumis au vote de ses lecteurs par le quotidien belge Le Soir pour déterminer « le mot de l’année 2018 ». En France, les écrivains annonçant la décadence de l’Occident (Onfray, Zemmour, Houellebecq) font la file dans l’antichambre des plateaux de télévision et trônent dans les palmarès des librairies. Qu’en est-il du Québec ? Occidental comme les autres, il semble aussi osciller entre pessimisme et désarroi.
Trois essais parus en six mois témoignent . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Du jardin qui parle au chemin de l’école
L’un s’est retiré dans le Sud-Ouest de la France pour cultiver son jardin, activité à laquelle il n’avait jamais cessé d’accorder la plus grande importance, et poursuivre l’écriture de notes de lecture, d’impressions diverses, de poèmes, de textes de fiction, dans lesquels se reflète, avec une rare acuité, sa vision du monde et de la littérature ; l’autre poursuit les réflexions entreprises dans Aimer, enseigner, son précédent essai, et se . . .
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Drame à la ferme
Hymne à la vie en milieu rural, loin des images bucoliques et réconfortantes. Car c’est bien de vie qu’il est question dans ce recueil de nouvelles, de vie et de mort, aussi bien celle qui se déroule au-dehors, comme l’indique le titre, que des drames qui couvent à l’intérieur des personnages.
Le recueil1 s’ouvre sur un échange entre une mère et son fils qui reviennent d’un concours, la finale régionale d’une épreuve de connaissances scolaires à laquelle participe le garçon. Sur la route de retour, alors que défilent les champs qu’il faudra bientôt moissonner tout autour, la mère cherche à comprendre. En l’absence du père, qui avait promis d’être présent, tout s’est écroulé. Le garçon n’arrivait plus à formuler les réponses attendues, sues, mémorisées des jours durant pour être restituées le jour venu. Un drame s’est produit à la ferme, retenant le père, paralysant le fils sur la tribune. L’effort à déployer est soudain trop grand, surhumain, voire inutile parce qu’il a perdu tout son sens. Ce motif reviendra à plusieurs reprises dans le recueil, sous des formes chaque fois différentes, chaque fois suggérées plutôt qu’expliquées, comme le sera la difficulté de communication entre père et fils, entre conjoints et entre membres d’une même fratrie. Les personnages sont le plus souvent emmurés dans leur silence, comme les bêtes dans leur enclos qui ne se laissent pas toujours approcher sans renâcler et piaffer. La dureté et même la cruauté qui émanent par moments de certaines nouvelles ne sont le plus souvent qu’évoquées, jamais jugées. Certains textes ne sont d’ailleurs pas sans rappeler l’univers de Raymond Carver. Dans l’une d’elles, « Pourquoi tout ça ? », une femme prépare le repas du soir au moment où son mari rentre et se sert à boire avant d’entreprendre de lui confier ce qui le bouleverse, une rencontre faite le jour même à la quincaillerie du village. Un ex-détenu revient hanter la mémoire de chacun sans que l’on en apprenne davantage sur les raisons qui l’ont conduit en prison. Une prison en remplace ici une autre, sans barreaux mais tout aussi, voire plus efficace. L’inconfort ressenti par les personnages prend lentement forme tandis que l’eau ruisselle des gouttières en ce début printanier, que l’homme retire ses chaussures et que la femme épluche les pommes de terre, beaucoup plus qu’il n’en faut puisque leurs enfants ne viendront pas souper, comme le lui fait remarquer le mari. Mais il faut bien accomplir le rituel de la préparation du repas, du retour à la maison, meubler l’espace et le temps de ces petits gestes qui rassurent et donnent un sens à nos vies, sinon qu’adviendrait-il ?
Plusieurs nouvelles se font écho et concourent à renforcer l’unité thématique du recueil. Six textes, intercalés dans le recueil, s’intitulent « Portrait I, II, III… », et mettent en scène des lieux, des constructions, des arbres, comme si l’auteure avait souhaité nous rappeler l’importance du cadre dans lequel nos grandes et petites actions trouvent à s’inscrire. Ce qui l’amène, dans le dernier de ces textes qui porte sur un prunier oublié au milieu d’une cour, à écrire qu’« on voudrait pour les hommes une fin semblable à celle des arbres : qu’elle soit ce miracle qui rend plus fécond encore ce qu’il reste de vie, qu’elle permette à chacun de produire, de briller, de se répandre en décuplant ses fruits. Une apothéose ».
Avec une rare justesse d’évocation et une maîtrise du genre dès son premier recueil, Geneviève Boudreau nous rappelle que la vie, au-dehors comme en dedans, est plus grande et plus riche qu’on ne le croit.
1. Geneviève Boudreau, La vie au-dehors, Boréal, Montréal, 2019, 166 p. ; 19,95 $
EXTRAITS
C’est simple, il te faut seulement ne pas trop réfléchir, saisir la hache, la lever très haut, et la gravité fera le reste : elle tombera toute seule, ce n’est pas toi qui trancheras la chair. Il faut tout bonnement te convaincre du caractère inévitable de cette mort. Prendre la hache, l’abattre. Prendre la hache, l’abattre. Tu ne peux pas te défiler.
« La mort t’avait paru facile », p. 21.Il aimerait entendre les bruits du village tout proche, ou ceux des fermes plus près encore, mais la vérité, c’est que le village est fait de silence et que presque toute rumeur s’étouffe avant d’avoir passé le vestibule des maisons.
« Toto », p. 41.Lorsqu’on s’y arrête l’hiver, le village est une bête couchée qui a froid, dont on entend claquer les os, les clous dans les vieilles planches de bois de maisons devenues aveugles et sans lumière. Les bâtisses sont trop proches pour rien dans l’infini des terres.
« Portrait III », p. 78.1. De l’usage de quelques pseudonymes – Présentation du numéro 157
George Sand en France, George Eliot en Angleterre… Nombreuses ont été ces femmes qui ont dû ou qui ont choisi, époque oblige, de publier sous pseudonyme masculin – bien qu’au Québec elles optaient plutôt pour des noms d’emprunt féminins1. C’est ainsi qu’à la demande de son éditeur, Jeanne Loiseau deviendra Daniel Lesueur. Par Alexandra Rivard : portrait d’une remarquable romancière, prolifique chroniqueuse et ardente critique des conditions faites aux femmes de son temps.
Rossel Vien, né Russel Vien, alias Gilles Delaunière, alias Gilles Valais. Originaire de Roberval, il s’établit à Saint-Boniface à la fin des années 1950. Dans « Rossel Vien. Oublié au Québec, méconnu au Manitoba », J. R. Léveillé présente l’un des précurseurs de l’écriture homosexuelle au Québec et tente de percer le mystère entourant l’oubli d’une œuvre que Gérald Godin avait qualifiée de capitale.***
En couverture : l’Américano-Montréalais David Homel que Michèle Bernard a rencontré en entrevue. D’Orages électriques à Portrait d’un homme sur les décombres, parcours de l’écrivain grand voyageur à l’humour mordant.
Collection « Marabout junior » pour l’un, « Marabout mademoiselle » pour l’autre : il fut un temps où s’empilaient dans les chambres des garçons les Bob Morane, dans celles des filles les Sylvie. Alors que le premier se trouvait « En pleine terreur à [la] Manicouagan » ou encore « Isolé dans la jungle birmane2 », la deuxième quittait son métier chéri d’hôtesse de l’air, dès le cinquième titre de la série de 98 romans jeunesse, pour se marier et fonder une famille. Aïe !… (Mais soyons honnêtes, Sylvie connaîtra elle aussi son lot d’aventures et de voyages.) Dans le Québec du tournant des années 1970, les jeunes filles ne sont pas dupes et voient dans cette impossibilité, voire cette interdiction faite aux femmes de concilier travail et famille, quelque coutume barbare de la lointaine Belgique3. Cette entrée en matière pour attirer votre attention sur Les éditions Marabout, Bob Morane et le Québec de Jacques Hellemans, spécialiste de l’histoire du livre et de l’édition. Rémi Ferland s’y est plongé et, refaisant surface, s’est engagé dans une réflexion alternant considérations sur le monde du livre et souvenirs d’un jeune lecteur.
L’année 2020 marquera le 50e anniversaire de l’une des périodes les plus troublantes et troublées de notre histoire. Dans « Fatum », Renaud Longchamps revit un certain jour d’octobre avec les yeux du jeune poète de 17 ans qu’il était alors.
Beaucoup d’histoire littéraire, direz-vous ? Mais aussi plusieurs œuvres jeunes et fortes dans ce numéro d’hiver que nous vous invitons à découvrir. Chères lectrices, chers lecteurs, que ce tournant des années vingt-vingt vous soit des plus aimables.
1. Laure Conan, Fadette, Élèda Gonneville …
2. Paroles tirées de la chanson « L’aventurier » (1982) du groupe français Indochine. L’aventurier en question est Bob Morane.
3. René Philippe, auteur des Sylvie, était Belge tout comme le père de Bob Morane, Henri Vernes.Ian Manook, conteur nomade
Éternel voyageur, fin observateur et écrivain de talent, le Français Patrick Manoukian – connu sous le pseudonyme de Ian Manook – envoûte ses lecteurs avec ses thrillers ethniques, d’heureux mélanges entre le guide de voyage, le suspense et le road trip.
Sa trilogie mongole raconte les péripéties du commissaire Yeruldelgger, un nom aussi imprononçable qu’inoubliable, qui se déroulent entre les bas-fonds d’Oulan-Bator et les steppes arides de l’Asie centrale. Ses dernières histoires font découvrir le Mato Grosso (Brésil), puis la fascinante Islande . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
(Que) vive le comte de Moret !
Il ne l’aura pas eue facile, le comte. Fils adultérin d’Henri IV, il serait mort à 25 ans sur le champ de bataille, mais son corps n’a jamais été retrouvé. Alexandre Dumas a voulu le ressusciter, mais c’était compter sans les éditeurs.
C’est le 17 octobre 1865, dans le numéro 27 des Nouvelles, journal fondé quelques semaines plus tôt par Jules Noriac, que paraît le premier chapitre du Comte de Moret, une des dernières grandes œuvres de l’infatigable Alexandre Dumas . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Eukuan nin matshi-manitu innushkueu
– Quelque chose à boire ?
– Deux jus de pomme svp.L’agent de bord me tend deux verres en plastique, j’en dépose un devant mon oncle et je prends l’autre.
J’ouvre le livre que j’avais mis sur le plateau, relis la dernière page et frissonne : « Je suis une maudite Sauvagesse. Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends traiter de Sauvagesse. Quand j’entends le Blanc prononcer ce mot, je comprends qu’il me redit sans cesse que je suis une vraie Indienne et que c’est moi . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Henriette Valet : indignation et révolte
On ne tombe pas à tous les jours sur des écrivaines époustouflantes du siècle dernier qui sont complètement oubliées. En voici une : Henriette Valet, auteure de deux romans dans les années 1930, après quoi elle ne publia plus jusqu’à sa mort à 93 ans, le 28 décembre 1993.
On doit le retour en grâce de Valet, après un purgatoire honteux, aux courageuses éditions bordelaises de L’Arbre vengeur, fortes d’un riche catalogue trop mal connu au Québec. Le premier roman de l’auteure, Madame 60 bis, publié chez Grasset en 1934, est le deuxième titre de la prometteuse collection « Inconnues ». On aura noté le féminin : c’est assurément dans l’air du temps, mais les écrivaines « passées sous silence1 » par l’histoire littéraire et dignes d’être redécouvertes sont nombreuses, ce n’est que justice.
Parrainée par Henry Poulaille, chef de l’école prolétarienne qui marque les années 1930 en France, Valet était téléphoniste dans un central parisien. À la fin des années 1920, elle fait la rencontre, chez une amie, de jeunes intellectuels marxistes, parmi lesquels se trouve le philosophe Henri Lefebvre, qu’elle épousera en 1936. Auprès d’eux, lisant l’écrivain pacifiste Romain Rolland et le romancier communiste Henri Barbusse, elle découvre que la littérature peut être autre chose qu’un passe-temps, qu’elle peut contenir des idées et agir sur le monde.
Quelques années plus tard, en 1933, on la retrouve au sommaire de deux revues de gauche nouvellement créées : Prolétariat, de Poulaille, où elle publie un texte intitulé « Téléphonistes », qui relate le quotidien d’un travail abrutissant, et Avant-poste, fondée par ses amis marxistes, où Valet, à la suite de l’accession de Hitler au pouvoir et du Congrès européen antifasciste qui avait eu lieu à Paris au début de juin 1933, mène une enquête sur le fascisme. Solidaire de la mobilisation des forces politiques de gauche qui devait conduire au triomphe du Front populaire au printemps 1936, Valet adhère à l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires (AEAR), créée en 1932 sous la gouverne du Parti communiste français.
Madame 60 bis
C’est dans ce contexte des tensions sociales et des mouvements ouvriers qui agitent l’Europe des années 1930 que Valet rédige son premier roman, Madame 60 bis. Que raconte ce roman ? Une femme sur le point d’accoucher mais sans ressources franchit le seuil de l’Hôtel-Dieu, où elle est accueillie et placée dans une salle auprès d’autres femmes dans sa condition. La salle de l’hôpital est bondée : parce qu’aucun lit n’est disponible, on lui aménage un brancard qu’on place entre les lits 60 et 61, de sorte qu’elle devient le numéro 60 bis. Le lieu est étouffant. Le plafond étant incliné au-dessus d’elle, elle peut le toucher des doigts. Elle y sera une semaine avant d’accoucher et d’en repartir avec son enfant dans les bras, événement qui met un terme au roman et qui est le seul qui dévoile quelque chose d’elle. La narratrice ne révélera rien de plus de sa situation personnelle. On ignore son identité et elle ne fera aucune allusion à sa vie privée. En revanche, elle parle de ce qu’elle voit, et ce qu’elle voit n’est pas joli.
L’approche narrative choisie par l’auteure s’explique par sa volonté de privilégier le témoignage, de rendre compte des conditions douloureuses et aliénantes subies par ces femmes enceintes démunies. Jeunes, vieilles, putains, laiderons, clochardes, émigrées polonaises, toutes unies par une même misère de confidences et de mesquineries, de souffrances physiques et morales. Le vrai sujet du roman, c’est le regard entomologiste d’une femme qui s’indigne des conditions réservées aux siennes tout autant que de la passivité et de l’obéissance qui les caractérisent dans un contexte socioéconomique qui abuse d’elles. Car il s’agit bien de montrer la dimension oppressive de la maternité instrumentalisée par des enjeux capitalistes, surtout en contexte de guerre, où les fils sont avalés par une industrie qui en fait de la chair à canon. Et l’écrivaine n’y va pas de main morte. Madame 60 bis se veut un récit « vrai ». Valet elle-même disait : « Je n’ai dit que la vérité ». Reste l’art, et c’est énorme, car il y a cette écriture clinique et concise, directe, brutale, souvent impitoyable, sans concession, à ras de terrain. Une écriture militante héritée, dans sa manière et par ses images percutantes, du naturalisme.
Parmi ces parturientes dont elle partage le sort, la narratrice se plaint de leur résignation mais sans les accabler. Elle est révoltée intérieurement par cette ignorance qui les rend sans défense devant un système ignoble qui les exploite, par une forme d’aliénation qui fait de la maternité un devoir. Mais elle ne cherche pas à leur faire prendre conscience de leurs misères, car ce serait ajouter le désespoir à leur souffrance. « Comme je hais, et de plus en plus, ce monde incohérent et féroce qui fait que nous sommes amassées dans cette soupente, accablées, hébétées, humiliées jusqu’à ne plus sentir l’humiliation. Mais que dire à mes compagnes pour qu’elles partagent ma colère et ma haine ? Que leur dire ? Que faire ? Pour éveiller en elles la révolte, il faudrait d’abord éveiller le désespoir. Mais ai-je le droit de le faire ? Que leur apporterais-je d’immédiat ? »
La part militante est évidente dans Madame 60 bis, qui s’offre à lire comme un réquisitoire contre la société capitaliste. Dans une interview qu’elle donne à la revue communiste Regards deux mois après la parution de son roman, l’auteure explique : « J’ai retrouvé quelques-unes de mes compagnes du refuge. Pour assurer la vie de l’enfant qu’elles n’ont même pas la possibilité de voir, elles s’épuisent dans des travaux exténuants. Les ‘féministes’ se sont préoccupées de ce grave problème, mais c’est pour accuser les hommes d’être les grands coupables. Elles se gardent bien de désigner les vrais coupables, cette société, le régime qui fait dépendre économiquement et socialement la femme de l’homme et qui n’assure pas à la femme une existence normale ».
Ce roman est, d’une certaine façon, un tour de force, car il est remarquable que Valet tienne un tel sujet sur 200 pages. On se dit assez rapidement que cela deviendra inévitablement répétitif ; mais comme les Anciens qui étaient contraints par la règle des trois unités, la romancière tire habilement parti de l’espace étroit auquel elle s’astreint. Au fil des pages, le réquisitoire social prend du volume à travers ce que l’auteure nomme « tous les minuscules, navrants, émouvants détails de la vie des femmes ».
Le mauvais temps
Dans les années qui suivent, Valet fera du journalisme d’enquête pour l’hebdomadaire Vendredi (sur les servantes) et pour le quotidien communiste Ce soir (sur les enfants abandonnés). En 1937, elle fait paraître un deuxième et dernier roman, Le mauvais temps, tableau de mœurs provinciales à la veille de la Première Guerre mondiale. Il semblerait qu’elle ait écrit ce roman avec Henri Lefebvre. Moins percutant que Madame 60 bis, formellement plus conventionnel, il témoigne pourtant de dons de romancier plus évidents, avec cette fois-ci de vrais personnages de fiction et une certaine intrigue, même si celle-ci reste très vague et qu’elle est liée surtout au climat social. Satire d’un temps révolu, Le mauvais temps fait vivre plusieurs personnages qui ont en commun d’habiter la même petite ville provinciale et de participer aux velléités d’un monde qui est moralement en faillite. Ce roman me fait penser, à la fois par l’ambiance et par l’époque, par le ton ironique et implacable, à un classique de ce temps, Le sang noir, formidable roman de Louis Guilloux2. Celui-ci situait son roman en 1917, alors que Valet a choisi la veille de la guerre de 1914-1918.
Au centre de cette société, un bourgeois, Jérôme Crispatoin, propriétaire d’une boutique de chaussures. Sa mère vient de mourir, ce qui l’a rendu mélancolique. Il souffre d’être seul, avec ses habitudes de vieux garçon, bien qu’il ait une fiancée que précisément on ne voit jamais. Il s’ennuie. Il a de l’argent, mais qu’en faire ? Il est vain. Au Café Au bon temps se retrouvent quotidiennement quelques joyeux compagnons animés par une forme de fraternité sociale. Jérôme se prend d’amitié pour l’un d’eux, qui est charpentier, mais à qui il reste étranger. Deux autres personnages fréquentent le café, un bossu retors et un type haineux, cynique et rageur appelé Job : ils ont un plan pour berner Crispatoin et lui soutirer de l’argent. Quant à l’employée du commerçant, c’est une vieille fille amoureuse de son patron depuis qu’elle s’en croit aimée. Bref, tout un petit monde plutôt misérable, tristounet, au milieu duquel la mobilisation apportera un bouleversement espéré faute d’être salutaire. Le cynique Job et le désœuvré Crispatoin seront rapidement tués, tandis que le bossu, qui vient enfin de récupérer la maison qu’il avait achetée en viager, épouse l’employée de Crispatoin. Une lettre de celui-ci à son employée, écrite au front, vient clore le roman. À elle seule, elle éclaire tout le roman et lui donne son sens : « Si je reviens de la guerre, je serai capable de vivre. Qu’il ait fallu ce malheur pour m’apprendre la vie, je ne puis l’admettre. […] Dans ces derniers mois, j’ai compris bien des choses : l’amitié, la force de résistance, la dignité conservée à travers ce qu’il y a de plus indigne, la véritable souffrance, le danger, la pitié. Oui, maintenant je puis vivre. […] Je ne veux pas redevenir Jérôme Crispatoin, fabricant de chaussures. Je ne veux pas, quand le monde d’avant se sera refermé sur nous, je ne veux pas avoir à me débattre pour conserver ce que j’ai monstrueusement gagné à la guerre. Oubliez ce que vous avez connu de moi. Tâchez (je ne sais comment) que la vie soit changée, que tout n’aille plus vers la mort ». Cette lettre, qui a une grandeur inattendue, il n’y avait que Crispatoin qui pouvait l’écrire, un personnage touchant qui ne cesse de rêver d’une nouvelle vie, envisageant de tout plaquer pour partir n’importe où, mais qui n’arrive pas, par une sorte de misère morale, par un reste d’inquiétude bourgeoise, à passer à l’acte. Il est, disons, crispé.
Avec cet antihéros un monde disparaît ; l’après-guerre fera illusion une dizaine d’années, avant que la crise économique, la montée du fascisme et la bêtise des dirigeants ne remettent ça une seconde fois. Valet publie Le mauvais temps en 1937 : les dernières pages prennent une couleur ironique impérativement dictée par les circonstances. Cela dit, la guerre emportera dans ses ruines toute une génération d’écrivains de l’entre-deux-guerres qui, après 1945, ne s’y reconnaîtra plus tellement. En 1950, le roman français aura déjà une tout autre gueule. On ignore ce que Valet devint par la suite. Elle n’avait apparemment pas tout à fait cessé d’écrire, mais il n’en reste rien. Cependant, elle avait déjà beaucoup dit dans Madame 60 bis, et surtout bien dit.
1. J’emprunte l’expression à Patrick Bergeron, Passées sous silence. Onze femmes écrivains à relire, Presses Universitaires de Valenciennes, Valenciennes, 2015.
2. Ce roman de 1935 est disponible dans la collection « Folio ».
Henriette Valet a publié : Madame 60 bis, Grasset, 1934, L’Arbre vengeur, 2019 ; Le mauvais temps, Grasset, 1937.
EXTRAITS
Elle traîne sur les berges de la Seine. Elle quitte sa chemise pour la laver. Elle n’a même pas un réchaud à alcool ou une casserole. Le soir elle se roule dans un sac pour dormir et les chiens viennent la pleurer comme un gros tas de viande. Ça leur fait une borne pour pisser ! La malheureuse est jeune ; ses traits sont purs, l’ovale de sa figure parfait ; mais sa peau est fripée et percée de petits trous où la crasse est tassée. On dirait une madone rongée par le temps. Ses cheveux noirs, gluants, sont devenus une masse compacte, un casque en fonte posé de travers sur un front têtu.
Madame 60 bis, L’Arbre vengeur, 2019, p. 95-96.À six ans, j’ai été mise dans un orphelinat de bonnes sœurs. Parfaitement, la pension Notre-Dame. Tu vois, j’étais en chemin pour faire une femme honnête, tout comme toi. Après tout une honnête femme, c’est une putain qui s’ignore. Et une putain, c’est une honnête femme qui a eu de mauvais débuts ! On n’y est pour rien. Les circonstances font tout, et le souci de croûter. Si le monde est mal fait, c’est pas nous qui en sommes la cause.
Madame 60 bis, L’Arbre vengeur, 2019, p. 204.Que de corps usés pas le travail, tachés, marbrés, dégradés par la maladie ! Beaucoup de femmes ont les jambes couvertes de plaies violacées, de cicatrices, de pustules bleuâtres. Ici, plus de pudeur, pas de gêne. Jeunes, vieilles, infirmes, toutes sont nues. Les vieilles ne sentent plus leur laideur, les jeunes ne savent plus, ou peut-être n’ont jamais su, qu’elles sont jeunes. Ne sommes-nous pas entre nous ? Et toutes dans le même destin, toutes pauvres et engrossées ? Loin du regard des hommes, il n’y a plus ni jalousie, ni désir, ni admiration, ni dégoût. Nous sommes toutes confondues.
Madame 60 bis, L’Arbre vengeur, 2019, p. 37.Andrée Lacelle, une œuvre poétique en continuel déplacement
L’œuvre d’Andrée Lacelle est méconnue, mais ce n’est pas mérité. Certains, peut-être, considèrent cette poésie comme trop « hermétique ». La réception critique est en outre fort peu volumineuse, et c’est bien dommage. Mais on aurait tort de s’arrêter là… il y a tant à découvrir dans cette poésie qui cherche à dialoguer.
Andrée Lacelle, poète originaire de l’Est ontarien, écrit et vit maintenant à Ottawa. Depuis la parution de son premier livre en 1979, Au soleil du souffle, elle a publié une dizaine de recueils de poésie, en plus de diriger les récents Poèmes de la résistance, un recueil collectif paru chez Prise de parole cette année en réaction aux compressions du gouvernement ontarien de Doug Ford dans les services destinés aux francophones. En 2015, la maison d’édition sudburoise a également publié une rétrospective de l’œuvre poétique lacellienne, intitulée Sol ciel ciels sols, regroupant la plupart des poèmes écrits entre 1979 et 2011. Il s’agit d’une belle entrée en matière et d’une bonne façon de découvrir cette poète franco-ontarienne. L’ouvrage comporte une préface éclairante de François Paré.
La poésie de Lacelle est particulière, elle ne compte pas de référents identitaires ou géographiques précis, comme c’est souvent le cas chez d’autres poètes franco-canadiens qui lui sont contemporains. Le temps et l’espace sont toutefois bien présents dans son œuvre, agissant comme cadres à la pensée et au déplacement poétiques.
Une femme mouvante, toujours présente
J’ai découvert la plume de Lacelle d’abord et avant tout dans La voyageuse, un recueil paru en 1995 chez Prise de parole. Si le titre laisse supposer qu’on aura affaire à un personnage féminin voyageant aux quatre coins du monde, c’est plutôt une métaphore du chemin et du déplacement qui se déploie dans l’œuvre. Ce recueil invite le lecteur à suivre les pérégrinations d’un personnage féminin éponyme. Cette voyageuse ne se déplace pas d’une région ou d’un pays à un autre, mais migre dans un territoire abstrait, épuré de références géopolitiques. Les poèmes lacelliens évoquent par les métaphores du chemin et du voyage le déplacement intérieur de la voyageuse. Cette absence de référents identitaires ou spatiaux ouvre vers l’universel.
Dans La voyageuse, le personnage-poète, soit la « voyageuse » éponyme, est « soumi[s] à l’instant » et « collectionne les sensations de départ », ce qui pourrait expliquer ce qu’on perçoit comme son incapacité à contrôler son destin. Les nombreuses « sensations de départ » créent l’impression d’un éternel recommencement dans l’œuvre. Cette voyageuse ne semble s’enraciner nulle part, mais plutôt errer « [d]ans ce pays sans nom ». Ce personnage anonyme réapparaît plusieurs fois dans les poèmes d’Andrée Lacelle. Toujours une femme, jamais nommée, se déplaçant entre les poèmes… Dans La vie rouge, c’est une femme « passagère », dans Demain l’enfance, une « [f]emme des origines » et « sans visage ». Plus récemment, en 2017, Lacelle propose La visiteuse ; si le titre rappelle celui de La voyageuse, il introduit une nouvelle facette de la personnalité de cette femme anonyme : son rapport avec autrui.
Dialoguer avec l’Autre…
L’altérité est toujours présente dans l’œuvre d’Andrée Lacelle. Cette relation entre le soi et l’autre, entre la poète et le monde, se présente surtout comme espace de dialogue dans ses poèmes. Dans La visiteuse, des extraits de dialogues s’insèrent entre les fragments poétiques et même à l’intérieur de ceux-ci, l’autre étant toujours omniprésent. Le dialogue apparaît de façon plus concrète dans Survenance, un texte d’abord diffusé sur les ondes de Radio-Canada dans le cadre de l’émission Alexis Martin présente, le 10 décembre 2000, puis publié sous forme de livre aux éditions du Vermillon l’année suivante. Dans ce texte, deux personnages, Elle et Lui, se retrouvent et discutent de leur amour passé. Dans cette série de dialogues sans cadres spatio-temporels, les deux personnages se devinent, se complètent et se répondent, parfois, tels des échos : « ELLE. Où commence la parole, quand finit-elle ? J’affectionne le réel énigmatique et l’irréel sans mesure. / LUI. Oui, je sais, tu t’y sens à l’aise. Je pense à tous ces poèmes qui se terminent en queue de poisson ! Et moi qui rêve d’apothéose et de synthèse ! / ELLE. Légitime. Mais enfin, qu’y a-t-il de si exaltant dans le triomphe et les certitudes ? / LUI. Tiens, examinons la chose autrement : dis-moi, quand une œuvre est terminée, l’esquisse est-elle encore utile ? / ELLE. Que dis-tu ? Tu dois bien le savoir. Une sculpture comme un poème n’est jamais terminée. Ce qui est resté enfoui, ce qui dans l’œuvre, plane, flotte… »
Le dialogue dans Survenance devient parfois un prétexte pour proposer une réflexion sur l’écriture, sur la poésie. Et ce jeu de voix est parfaitement maîtrisé par la poète.
… et avec l’Art
L’œuvre lacellienne sait aussi dialoguer avec d’autres formes d’art, d’autres artistes. Évidemment avec d’autres poètes et écrivains, comme en témoignent les nombreuses citations en exergue parsemées dans les recueils, qui, encore une fois, témoignent de l’ouverture à l’Autre et au monde de cette poésie. Mais la poésie d’Andrée Lacelle dialogue surtout avec l’art. Dans plusieurs recueils, des reproductions d’artistes en arts visuels accompagnent les poèmes, les agrémentent en quelque sorte. Son plus récent recueil, La visiteuse, a d’ailleurs été écrit après la rencontre de la poète et de la sculpture L’objet invisible (Mains tenant le vide) de Giacometti au Centre Pompidou en 2007. Dès les premières pages, Lacelle résume l’importance de cette rencontre avec la sculpture de Giacometti : « Ce sera une rencontre au-delà de la rencontre, un jour de connaissance au fond de soi. Cette sculpture-vigie m’accompagnera désormais dans l’écriture de La visiteuse. Un détail en particulier magnétise mon attention : les mains tendues ».
On retrouve un dialogue similaire dans La voyageuse, où des photographies de Marie-Jeanne Musiol prennent place entre les poèmes et les différentes sections du recueil. Au premier abord, on ne sait que dire de ces photos d’une pierre, enchaînée à la terre, littéralement enracinée, qui, petit à petit, se libère, mais aussi se lie à un deuxième roc… Cette suite photographique de Musiol, intitulée Terrain improbable, illustre cet enlisement dont semble souffrir la voyageuse du recueil, cette difficulté à avancer et à aller vers l’autre. Enfin, des tableaux de Réjine Halimi et de Cyrill Bonnes accompagnent les textes de La lumière et l’heure et de La vie rouge, respectivement, offrant « une riche et singulière connivence » avec ces recueils (La lumière et l’heure, quatrième de couverture).
Entre l’éparpillement et le rassemblement
Si les poèmes d’Andrée Lacelle offrent plutôt des questions et des réflexions, ce serait dans les collaborations de la poète qu’on retrouve peut-être quelques réponses. En 2012, Lacelle codirige une anthologie poétique intitulée Pas d’ici, pas d’ailleurs. Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines. Dans la préface de l’ouvrage, elle réfléchit à sa position en tant que poète francophone en Ontario, particulièrement à la question de l’appartenance : « Est-ce que j’appartiens à l’éparpillement ? […] Au Canada français hors Québec, nous sommes un million de francophones dispersés sans territoire repérable. François Paré a vu dans La voyageuse, ‘un personnage féminin en veille et porteur d’une vision renouvelée du rassemblement’. Survenante au cœur enraciné, défricheuse et coureuse des bois, ni d’ici ni de là, un pas ici, un pas là, elle écrit un poème. Mais quel axe espace-temps traverse ce poème ? Car on dirait que plus un poème est de son temps moins il est de quelque part… Oui, je crois que la femme où qu’elle se trouve est une grande rapailleuse ».
Andrée Lacelle aime l’inversion, jouer avec le Sens, déplacer les mots sur la page, les reconfigurer dans une nouvelle façon de voir et de (mieux) comprendre le Monde. Chaque mot, chaque espace semble compté et mesuré. Sa poésie, sans artifice, mérite qu’on s’y attarde, lentement, mais sûrement, que chaque mot choisi prenne place dans notre imaginaire et ouvre la porte vers la multitude de possibilités qu’il peut nous offrir. Tel est le cadeau d’Andrée Lacelle dans sa poésie.
EXTRAITS
En cette heure vaste
avec la voix du vent
sur le sentier rocheux
la voyageuse se contemple à rebours
elle est l’une
elle est l’autre
elle franchit le paysage
La voyageuse, p. 74.D’horizons connus inconnus survenant
La poésie s’évertue rapaille besogne
Rayonne autant qu’elle concentre
Et sa langue lucide fidèle muante
Pouissante nous soulève nous rassembleDéjouons novembre noir
Place à la lumière
Vive
Poèmes de la résistance, p. 104.[S]i le temps me pénètre, pourtant, il me reste étranger. Je marche à côté du temps. Et si j’en parle sans cesse, c’est qu’il m’échappe, alors que l’espace, partout en moi, se dit de lui-même. Mes mots l’habitent. Il me caresse. Et moi de même. Je ne lui échappe pas. J’aime l’espace.
La lumière et l’heure, p. 15.La passagère désire
le carnaval des ventres et ses cris virtuels
une passagère désire
tout ce qui brûle sous le ciel
La vie rouge, p. 67.1. Retrouvées – Présentation du numéro 156
Plus de 40 ans se sont écoulés depuis la publication, en 1976, du tout premier livre innu, paru en édition bilingue1 chez Leméac puis repris par les éditions Des femmes quelques années plus tard en France. Un premier livre innu, donc, écrit par une femme « sortie du bois » dans les années 1950. Elle n’avait jamais fréquenté l’école (des Blancs). Les éditions Mémoire d’encrier et Naomi Fontaine (Kuessipan, Manikanetish et Shuni) ont eu la bonne idée de tirer d’un presque oubli le déchirant cri qu’est Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite Sauvagesse de la militante An Antane Kapesh2.
« Kapesh s’est approprié le langage de l’étranger sur son territoire pour se faire entendre et comprendre. » Et culturellement, ajoute la poète ilnue Marie-Andrée Gill, « le récit de soi innu est automatiquement politique et philosophique ». Pour Gill, « choisir de réinscrire la parole d’An Antane Kapesh dans l’histoire littéraire du Québec est un acte décolonial et révolutionnaire ».*
Entre les lits numérotés 60 et 61 de la salle, étouffante, d’un hôpital bondé, une femme est sur le point d’accoucher. Madame 60 bis, c’est « le regard entomologiste de cette femme qui s’indigne des conditions réservées aux siennes » : « femmes accablées, hébétées, humiliées jusqu’à ne plus sentir l’humiliation ». Nous sommes en contexte d’avant-guerre : la maternité, instrumentalisée par des enjeux capitalistes, doit produire des fils qu’avalera bientôt une industrie de chair à canon.
Paru en 1934, Madame 60 bis avait été complètement oublié jusqu’à sa réédition de 2019 par L’Arbre vengeur. Dans « Henriette Valet : indignation et révolte », François Ouellet présente le parcours de l’époustouflante romancière qu’on redécouvre aujourd’hui. Et ce n’est pas tout ! Avec Patrick Bergeron, il mène un projet de recherche sur les romancières françaises de la première moitié du XXe siècle : « On ne connaît que Colette, ou presque, alors qu’il en existe plusieurs centaines ». À venir dans de prochaines livraisons de Nuit blanche : Daniel Lesueur – pseudonyme de Jeanne Loiseau – et Colette Andris.
Et si on retenait du tournant des années 2020 la revie de nombreuses autres autrices, de tous horizons ?***
De retour en 2019 – et même quelques années plus tard (!) – dans l’univers de Karoline Georges (en couverture) avec qui Patrick Bergeron s’est entretenu des « devenirs multiples de l’humain » en mai dernier durant le Festival Frye. De La mue de l’hermaphrodite à De synthèse, l’écrivaine et artiste multidisciplinaire met volontiers en scène des êtres qui se sentent « dans l’angle mort de l’existence », qui ont l’impression de ne pas savoir exister. Elle est en outre fascinée par les hikikomori, ces hommes, pour la grande majorité, qui au Japon se retirent de la société, se cloîtrent dans une chambre parfois durant des années.
Et entre autres dans ce numéro… Le poète Michel Pleau se tourne vers l’enfant qu’il a été pour explorer l’image du « Livre jamais lu ». Gérald Baril revisite la célébrissime et très littéraire cathédrale Notre-Dame de Paris. Annie Landreville, Michelle Corbeil et Catherine Voyer-Léger, dans « Paroles vivantes », réfléchissent aux perspectives qu’ouvre la littérature « hors le livre », un peu comme on dit hors-la-loi…
* Karoline Georges photographiée par Sophie Gagnon-Bergeron.
1. Traduit en français par José Mailhot, la sympathique et loquace anthropologue au chandail des Canadiens de Montréal qu’on a pu voir dans les films tournés par Pierre Perrault en Basse-Côte-Nord à la fin des années 1970.
2. Aussi connue sous le nom d’Anne André, An Antane Kapesh est née près de Kuujjuaq en 1926 et décédée à Sept-Îles en 2004.
Je connais trop peu le monde
Écoutez ici la version audio de ce texte lue par Daniel Luttringer
« Je crains bien que l’enfant qui cueille une fleur pour la première fois
n’ait une intuition de sa beauté et de sa signification que le botaniste
ensuite ne gardera pas. »
Henry David ThoreauJe ne sais . . .
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Le cartographe des Indes boréales d’Olivier Truc
À l’image même de la scène d’ouverture, l’inauguration du Vasa, somptueux navire de guerre construit pour le roi Gustave II Adolphe de Suède, qui sombra quelques minutes après sa mise à l’eau, Le cartographe des Indes boréales1 pèche par un excès de grandeur. En pleine guerre de Trente Ans, le Vasa devait rejoindre la flotte de la Baltique et permettre à la Suède de régner sans partage sur les eaux nordiques. Les causes du naufrage furent multiples, mais l’excédent . . .
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Bernard Werber, l’explorateur d’idées
Le Toulousain d’origine puise son inspiration à de multiples sources : la mythologie, le fantastique, le thriller, l’ésotérisme, le conte philosophique, le roman historique. C’est sans doute ce qui le pousse à considérer que son œuvre relève moins de la science-fiction que de la « philosophie-fiction ».
Pour Bernard Werber, la philosophie-fiction désigne « non plus de la technologie mise en fiction mais de nouveaux modes de pensée1 ». D’une œuvre à l’autre, depuis bientôt trente ans, l’auteur des Fourmis ne cesse d’approcher de nouveaux myst . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Une histoire du cerveau et des neurosciences
Dans sa récente publication L’histoire des neurosciences à Québec1, le professeur au Département de psychiatrie et de neurosciences à l’Université Laval André Parent rend hommage aux grandes figures de la recherche en neurosciences qui ont œuvré à Québec depuis 50 ans. Ce court ouvrage vient aussi nous rappeler qu’André Parent est l’auteur d’un exceptionnel ouvrage de vulgarisation intitulé Histoire du cerveau. De l’Antiquité aux neurosciences2, paru initialement en 2009 et réédité ce printemps en format poche aux Presses de l’Université Laval.
La lecture de cette Histoire du cerveau nous permet de mieux apprécier le travail de ces pionniers en inscrivant leur démarche dans la longue liste de ceux et celles qui, depuis la nuit des temps, se sont attelés à la tâche de déchiffrer le rôle et le fonctionnement du cerveau.
« Plusieurs millénaires se sont écoulés entre le moment où l’homme préhistorique perça la première fois le crâne d’un de ses congénères afin de libérer les esprits maléfiques qui y étaient enfermés et celui où il mit à profit des méthodes sophistiquées d’imagerie cérébrale pour détruire une lésion qui entravait le fonctionnement d’un cerveau malade », nous dit d’emblée l’auteur. Comme il faut bien inscrire une date sur un acte de naissance, il fixe au VIIe siècle avant notre ère l’apparition d’une médecine « savante » qui osait s’opposer à l’empirisme, aux superstitions et à la magie qui la guidaient jusqu’alors.
Plus précisément, c’est à Hippocrate de Cos qu’il attribue la paternité de la médecine moderne basée sur l’observation clinique et l’expérimentation rationnelle. Contrairement à ses prédécesseurs pour qui le cœur était « l’Acropole du corps », il donnera au cerveau un rôle prédominant dans l’économie corporelle. D’autres après lui emprunteront son approche. Parmi ceux-ci, il faut mentionner Claude Galien (129-216), qui lui aussi croyait en la prééminence du cerveau en matière de sensibilité et d’intelligence. Hippocrate et lui forment le duo de médecins le plus influent de l’Antiquité. Leur enseignement influencera la médecine jusqu’au XVIIIesiècle. Ce remarquable rayonnement est dû en partie au travail de certains savants arabes comme Albucasis, Averroès ou Avicenne, qui avaient recueilli et transmis leur enseignement, enseignement que la Renaissance allait redécouvrir grâce à eux.
En effet, en Occident, la chute de l’Empire romain avait marqué un coup d’arrêt dans le développement de la médecine et des études anatomiques, et ce, pour deux grandes raisons. D’abord, l’Église catholique voyait d’un mauvais œil la dissection des cadavres parce qu’elle empêchait la résurrection des corps dans leur intégrité. Aussi à l’Antiquité, on avait toujours affiché une grande aversion pour les cadavres. Bref, la médecine fit du surplace jusqu’à la Renaissance.
La grande peste qui ravagea l’Europe au XIVe siècle allait cruellement révéler les limites du savoir médical et, du coup, relancer les études anatomiques. Sur cette lancée, deux grands noms se détachent : Paracelse (1493-1541) et André Vésale (1514-1564). Le premier, guidé par son intérêt pour les vertus curatives des plantes, marqua un tournant en orientant la médecine « galeniste » vers une médecine basée sur la biochimie. André Vésale, pour sa part, fut un immense anatomiste, peut-être le plus grand de l’histoire de la médecine. Il est l’auteur d’une œuvre majeure qui fit longtemps référence dans les milieux médicaux, De humani corporis fabrica (« De la structure du corps humain »), un recueil de planches anatomiques où l’on trouve 25 illustrations du cerveau et de ses différentes parties. Si ses travaux ont permis d’avoir une bonne idée de la configuration du cerveau, on ignorait toujours son mode de fonctionnement et son rôle exact par rapport aux autres organes.
Ainsi, sous l’influence des physiciens et des mathématiciens qui donnaient le ton à la pensée de l’époque, le XVIIe siècle français allait développer une vision mécaniste du cerveau. Cette conception horlogère de l’organisme humain, qui était aussi celle du philosophe René Descartes (1596-1650), en trouvait un parfait symbole dans l’automate qui faisait alors fureur dans les salons. Après lui, le médecin et philosophe Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) ira même jusqu’à dire : « Les êtres humains, comme leurs cousins les animaux, ne sont rien de plus que des automates sans âme ». Hérésie, bien sûr, que de nier l’existence de l’âme à cette époque. Mais si elle existait, où pouvait-elle se loger ?
L’Anglais Thomas Willis (1621-1675) résolut l’énigme en élaborant la théorie des deux âmes. La première, immortelle et immatérielle, ne pouvait pas être étudiée d’un point de vue anatomique et physiologique, mais était du ressort de la philosophie et de la religion. La seconde était une âme matérielle que nous partagions avec les animaux. Cette âme animale pouvait, elle, être étudiée et de ce fait possiblement guérie de ses pathologies (dépression, manie, épilepsie, etc.). La neurologie venait de naître.
Comment ça marche ?
Au début du XVIIIe siècle, même si certains avaient des intuitions justes sur le fonctionnement du cerveau, les connaissances restaient rudimentaires. Par exemple, on avait cru jusque-là, comme Galien, que le cerveau sécrétait la pensée comme le foie sécrétait la bile. Mais comment la matière pouvait-elle engendrer de l’immatériel ? Les travaux de Galvani (1737 à 1798) et d’Alessandro Volta (1745-1827) permirent de découvrir qu’un flux électrique circulait dans le système nerveux. Ce phénomène fut mis au jour grâce aux expériences menées sur des grenouilles dont on pouvait forcer les pattes à se contracter en y faisant passer un courant électrique. Ce fut le début d’une vague de théories sur les vertus thérapeutiques de l’électricité à l’égard de certaines maladies psychiques dont nous sont restés en héritage l’électroencéphalogramme, les électrochocs et le mythe de Frankenstein.
Une autre théorie influente circulait à la même époque : la phrénologie. Cette « science », mise au point par un médecin-anatomiste autrichien, Franz Joseph Gall (1758-1828), supposait que l’on pouvait déterminer le caractère d’un individu par l’étude des bosses de son crâne. Gall avait d’ailleurs établi un atlas du cortex dans lequel il attribuait à chacune des régions du cerveau une fonction précise. Bien que cette théorie ait été une erreur dans son ensemble, elle mit les chercheurs sur la piste de l’idée que certaines régions du cerveau contrôlaient effectivement des activités précises chez l’être l’humain.
Au XIXe siècle, alors que l’on avait une bonne connaissance de l’anatomie du cerveau, que l’on savait qu’il abritait des zones consacrées à des fonctions précises (l’audition, la vision, la parole, etc.), qu’il communiquait avec le reste du corps grâce à un « courant » nerveux, on peut dire que les assises de la science du cerveau se mettaient en place. Pour les scientifiques, le cerveau devint peu à peu la structure la plus noble de l’être vivant, l’apogée de l’évolution organique, l’organe suprême auquel tous les autres sont soumis.
Le cas de Phineas Gage (1823-1860) fut pour beaucoup dans cette exaltation autour du rôle du cerveau. Rappelons les faits. Gage, contremaître sur une ligne de chemin de fer en construction, avait subi un grave traumatisme crânien quand, à la suite d’une explosion, une barre de fer lui avait traversé la boîte crânienne sans affecter ses facultés intellectuelles, mais en modifiant considérablement son caractère. La communauté scientifique réalisa alors avec étonnement que le cerveau contrôlait non seulement les actes et les pensées, mais également les traits de la personnalité. On en vint à penser que toutes les maladies avaient leur siège ultime dans le système nerveux.
Forte de cette conviction et munie d’une cartographie fonctionnelle du cerveau très améliorée grâce, entre autres, aux travaux du Français Paul Broca (1824-1880), de l’Anglais John Hughlings Jackson (1835-1911) et de l’Allemand Eduard Hitzig (1838-1907), la neurochirurgie naquit dans la seconde moitié du XIXe siècle en même temps que la neurologie proprement dite trouvait ses marques structurelles avec les travaux de Jean-Martin Charcot (1825-1893), réalisés à la Salpêtrière sur les malades mentaux qu’on y accueillait.
Des progrès exponentiels
C’est beaucoup grâce au perfectionnement des instruments de laboratoire, en particulier du microscope, que les chercheurs ont pu développer une connaissance de plus en plus fine du cerveau. Surtout, le microscope leur permit d’isoler « la » cellule constitutive du système nerveux, le neurone, et de découvrir du même coup et avec une certaine stupeur que, contrairement à ce que l’on croyait jusque-là, ces cellules ne se touchaient pas et que le « message » n’était pas transmis par un courant électrique, mais passait d’un neurone à l’autre par le moyen d’un transmetteur chimique (sérotonine, dopamine, adrénaline, etc.).
À partir de là et jusque vers 1950, d’autres découvertes allaient permettre à de nouvelles spécialisations de voir le jour : la neuroanatomie, la neurophysiologie, la neurochimie, la neuropharmacologie, par exemple. Les neurosciences se diversifient encore vers 1980 en envahissant le champ de la biologie moléculaire, de la génétique de même que celui de la psychologie cognitive.
Aujourd’hui, la technologie permet de voir les traces de nos émotions et rend notre cerveau totalement transparent. Demain, on pourra peut-être y greffer des implants pour en accroître les performances. Ce qui amène André Parent à conclure qu’« il y a fort à parier que les percées [scientifiques] majeures qui seront réalisées au XXIe siècle appartiendront au domaine des sciences de la vie et principalement à celui [des] neurosciences ».
Auteur de deux ouvrages parus aux États-Unis (Compative Neurobiology of the Basal Ganglia,1986, et Carpenter’s Human Neuroanatomy, 1996), et avec 300 publications au compteur dans les périodiques spécialisés, on peut dire qu’André Parent est une référence dans son domaine. Malgré ce que sa réputation pourrait laisser croire, sa plume ne souffre ni d’un style alambiqué ni d’un jargon qui le rendrait hermétique à toute personne qui n’aurait pas fait d’études en médecine. Bien au contraire, son livre s’adresse à un large public. La clarté de la pensée et du style, l’abondance des illustrations et la pertinence des schémas et des tableaux pour expliquer certaines notions scientifiques plus complexes rendent la lecture aisée et, surtout, très très stimulante.
1. André Parent, L’histoire des neurosciences à Québec, Presses de l’Université Laval, Québec, 2019, 130 p. ; 10 $.
2. André Parent, Histoire du cerveau. De l’Antiquité aux neurosciences, Presses de l’Université Laval, Québec, 2019, 426 p. ; 17,95 $.Notre-Dame littéraire
Les manifestations émotives suscitées par l’incendie de Notre-Dame de Paris en avril dernier, de même que l’ampleur internationale du soutien à sa restauration, donnent à réfléchir sur la place de la cathédrale dans la culture occidentale et sur son statut de repère symbolique universel. Des écrivains et des éditeurs se sont faits à la fois les témoins et les chantres de l’attachement singulier à cette œuvre immensément chargée de sens.
L’auteur des Piliers de la Terre ébranlé
Dans une plaquette1 rédigée à la . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Karoline Georges et les devenirs multiples de l’humain
Écrivaine et artiste multidisciplinaire, elle a d’abord pratiqué et enseigné la danse avant qu’un grave accident ne vienne réorienter son rapport au corps et marquer son processus de création. Rencontre1 avec la lauréate du Prix littéraire du Gouverneur général 2018 pour son roman De synthèse.
Patrick Bergeron : La mue de l’hermaphrodite, votre premier roman, est paru en 2001. Il retrace l’histoire d’une créature de la science conçue dans un traitement « moléculochimique révolutionnaire » et qui a peut-être été affectée, comme le monstre de Frankenstein, par une décharge électrique ressentie par la mère pendant un orage. D’où vient l’idée de ce personnage ?
Karoline Georges : Je ne me souviens plus du flash initial. Pour moi, Frankenstein, c’est probablement le Saint Graal dans mon processus créateur, à la fois littéraire et artistique. Cette idée de redonner vie en amalgamant des composantes d’êtres morts présente quelque chose d’éminemment poétique. Et cela m’a frappée très tôt – je ne sais pas à quel âge j’ai pu découvrir Frankenstein, mais j’étais très jeune. À l’époque où j’écrivais La mue de l’hermaphrodite, j’avais envie d’explorer la notion de psychotropie. Ce terme n’existe pas, j’ai dû l’inventer pour le livre. Ce qui m’intéressait, c’était de savoir si, en tant qu’être vivant, on peut modifier sa présence biologique, sa présence biochimique, pour atteindre un autre état de conscience. Il existe toutes sortes de manières de devenir plus maître de soi et de se transformer, consciemment ou inconsciemment, et de façon accélérée. À la base, à la fois de ce roman et d’autres romans que j’ai écrits, il y a toujours un être qui se sent dans l’angle mort de l’existence, qui a l’impression de ne pas savoir exister. Et ce personnage cherchera à atteindre un autre état de conscience à travers l’invention de psychotropes de longue durée.
P. B. : Votre roman prend la forme d’un témoignage de la part d’un personnage détenu dans une cellule. Dans d’autres de vos livres, comme Ataraxie et surtout Sous béton, on retrouve des personnages enfermés. Qu’est-ce qui vous fascine dans la réclusion ?
K. G. : À la suite d’un accident à 19 ans, j’ai été enfermée dans mon corps sans pouvoir bouger pendant de nombreux mois. Je pense que cela a été une expérience marquante dans mon processus de création parce que je venais de vivre une quinzaine d’années à titre de danseuse, à être très bien incarnée, à savoir comment bouger, à savoir exister dans un corps, à avoir la pleine maîtrise de mon corps, et là, je me suis retrouvée dépossédée de cette maîtrise. J’étais jeune, je n’avais pas encore réfléchi au concept de la mort et de la détérioration du corps. Les souffrances que j’ai vécues pendant les mois où j’ai été immobilisée ont été assez importantes pour me donner envie de quitter mon corps. Depuis l’enfance, je côtoyais la science-fiction, le fantastique, le cinéma, avec les superhéros, et tout, et j’avais des exemples de la fiction qui me disaient qu’on pouvait trouver un autre véhicule, qu’on pouvait être réanimé, comme la femme bionique, avec des membres robotiques, ou recevoir une forme de potion magique qui transforme en je ne sais quoi. L’idée d’être sauvée par la découverte d’un autre corps, par l’expérience d’un autre corps, est donc quelque chose qui s’est ancré dans ma démarche dès le départ.
P. B. : Ataraxie décrit la séquestration de la narratrice par son amant dans un salon de coiffure. Entretenez-vous un rapport particulier avec la chevelure ?
K. G. : Ma mère et sa sœur ont été coiffeuses, avant d’enfanter. Premier élément. Deuxième élément : jusqu’à l’âge d’à peu près 22 ans, je ne suis jamais allée chez la coiffeuse parce que ma mère me coupait les cheveux. J’ai toujours eu les cheveux très longs. Je n’aime pas jouer avec les cheveux ! Il faut qu’ils soient naturels, il ne faut pas qu’ils m’encombrent, il faut toujours qu’ils soient attachés. À la limite, j’aurais pu être chauve et je me serais sentie confortable. Donc, je me souviens très bien du moment où je venais d’aller chez une nouvelle coiffeuse à Saint-Hyacinthe. J’avais besoin de faire couper mes cheveux ce jour-là, et comme je ne suis pas très « fille » par rapport à ce genre de choses, je suis allée au premier salon de coiffure près de mon appartement. Quand je suis entrée, il y avait une très grosse coiffeuse, qui sentait énormément le parfum, accompagnée de son chat, qui n’est pas dans le livre ; son mari est arrivé cinq minutes après. C’était un tout petit salon de coiffure, avec une vitrine tout autour, comme si la femme faisait du théâtre vivant en coiffant ses clientes. Il y avait de la musique classique et toutes sortes d’éléments royaux, des chandeliers en or et tout. C’était une expérience vraiment curieuse. Je lui avais demandé de m’en enlever un peu, et finalement, elle m’a coupé les cheveux très court. Ce n’est pas ce que je voulais ! Son mari tournait autour de nous et il avait une moustache très longue, avec laquelle il n’arrêtait pas de jouer. Dans mon souvenir, il était comme un dandy bizarre. J’avais l’impression d’être dans un cauchemar. Quand je suis sortie, en traversant la rue pour me rendre chez moi, j’ai eu toute la structure du livre. Je pensais que ce serait une nouvelle de quatre ou cinq pages. Ce roman, je l’ai écrit en peut-être quatre ou cinq mois, et chaque jour je me disais : « Ah, je vais arriver à la finale ». Et non. Tout d’un coup, tout ce qui s’était entassé en moi concernant les stéréotypes de la féminité, le désir d’être belle, ce que cela veut dire être femme aujourd’hui… mon rapport à la féminité, d’une certaine manière, tout cela a jailli comme un volcan, et j’ai beaucoup rigolé. C’est le seul roman que j’ai écrit en riant. Les hommes, d’ordinaire, le lisent et ne trouvent pas ça drôle. Mais la plupart des femmes le trouvent très drôle.
P. B. : Dans Sous béton, les humains vivent confinés dans un espace clos, mais de proportions vraiment vertigineuses : un édifice avec des milliers et des milliers d’étages. D’où vient cette vision cauchemardesque ?
K. G. : Au tournant du XXIe siècle s’est produit un moment très particulier sur le plan médiatique. En l’espace de quelques mois, toutes les grosses mauvaises nouvelles nous sont tombées dessus. On s’est mis à parler de l’extinction accélérée des espèces, de l’épuisement des ressources, des changements climatiques, de l’apparition de supervirus… Il y a eu une espèce de concertation, un mur s’est placé devant nous, vraiment un mur. On a eu l’impression que tous les éléments se mettaient en place pour provoquer ce qu’on appelle depuis longtemps l’apocalypse. Et moi, en commençant à m’intéresser à tout cela, aux statistiques, à ce qui se passait, à l’épuisement des ressources, à la disparition accélérée des espèces, je me suis demandé : « Si je prenais chacune de ces nouvelles et que je les poussais à leur extrême limite, où cela nous mènerait-il réellement ? » Comme je m’intéressais, à ce moment, aux travaux de Teilhard de Chardin et d’Aurobindo, pour moi, le mur comme tel, la transformation du vivant sur terre, ce n’est pas nécessairement fataliste. C’est une étape de transformation, une étape de l’évolution, et j’ai eu envie de pousser l’humanité dans son ultime retranchement, pour voir ce qui pourrait survenir, ce qui devrait, à mon avis, survenir. J’avais envie de travailler avec l’ultime matière humaine et l’ultime matière terrestre pour éventuellement sublimer cette expérience dans un tout autre contexte.
P. B. : Plusieurs de vos nouvelles, dans Variations endogènes, mettent en scène une violence – familiale, sociale, sexuelle – envers les femmes. Diriez-vous que votre œuvre est porteuse d’un discours féministe ?
K. G. : C’est aux spécialistes du genre de me le dire ! C’est sûr que je parle beaucoup de violence, parce que je l’ai beaucoup perçue, je l’ai beaucoup vécue et beaucoup vue, mais aussi, je l’ai beaucoup lue. Il y a des passages dans De synthèse où je dis que mon père avait dans sa bibliothèque des photographies des horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. J’avais accès à ces images à sept ans. Je me souviens d’en avoir regardé une et d’avoir demandé à mon père : « C’est quoi ça ? » « Ce sont les tapis qu’on faisait avec les cheveux des humains ». Mon père m’expliquait cela comme si c’était naturel qu’à sept ans, je sache ce genre de choses. J’ai des images de la Deuxième Guerre mondiale que je ne devrais peut-être pas avoir en tête. Des corps, des charniers, des corps empilés, des fours… J’ai beaucoup observé ces images. Et j’ai été plantée devant la télévision très tôt. Je regardais n’importe quoi. Il y a la violence perçue à travers les œuvres dont on ne m’a pas protégée, et il y a aussi la violence du milieu dans lequel j’ai été élevée. Cette violence est une expérience du monde que j’exprime de façon tout à fait intuitive.
P. B. : Dans De synthèse, la narratrice perd sa mère des suites d’une maladie. C’est un peu la même situation qui vous est arrivée. Est-ce le plus personnel de vos romans ?
K. G. : Ce qu’il y a d’intime là-dedans, c’est l’expérience de la mort, bien sûr. Je n’ai pas été mannequin, comme la narratrice, je n’ai jamais été isolée, comme elle l’était, mais j’avais besoin de créer un personnage qui s’isole et qui ne veut absolument rien avoir à faire avec l’humanité. Je suis fascinée par les hikikomori, un phénomène qu’on observe, essentiellement chez les hommes, au Japon, depuis une vingtaine d’années. Les hikikomori décident de se retirer de la société pour s’enfermer dans leur appartement ou, plus régulièrement, dans une chambre, et ils vivent à travers leur personnage virtuel, à travers des jeux. Ils ne sortent plus du tout de leur appartement pendant de nombreuses années. C’est un phénomène en expansion partout sur la planète. Ce n’est pas ce que j’ai exploré avec De synthèse, mais j’avais envie de créer un personnage qui soit isolé, comme ça, et qui ait toute la difficulté du monde à sortir de chez lui pour aller à la rencontre de sa mère.
P. B. : La tentative de devenir femme-image que vous décrivez dans De synthèse est-elle un peu votre propre quête ?
K. G. : Quand j’ai commencé à faire ma performance autour de l’art virtuel, j’ai voulu jouer avec les clichés autour de la féminité et avec tous les stéréotypes, avec les idéaux de la féminité, pour voir ce qui se cachait derrière. J’ai eu l’impression d’être un peu une extraterrestre, par rapport à l’humanité entière, pas seulement par rapport à mon sexe féminin. J’ai eu des idoles – j’ai adoré Olivia Newton John, j’en parle dans le roman – mais j’ai été le genre d’enfant qui pouvait adorer une figure féminine sans que ce soit une adoration sexuelle. C’est une adoration quasi mystique. C’est vraiment : voir une figure, l’entendre chanter, l’aimer, de façon pieuse – je ne sais pas comment dire ça autrement ! Je pense que j’aurais été une mystique à une autre époque. J’aurais voulu adorer une figure absolue. J’ai besoin d’avoir quelqu’un de grandiose, qui me magnifie l’existence…
P. B. : Le sublime ?
K. G. : Oui, le sublime, c’est ce que je cherchais. Toutes ces recherches autour du corps féminin : je cherche la racine de tout cela. Qu’est-ce que l’absolu féminin ? Qu’est-ce qu’on cherche à trouver, à faire apparaître ? Parce que c’est un travail qu’on fait collectivement. Toutes les images qu’on génère de la féminité visent à faire apparaître quelque chose. Est-ce le devenir de l’être humain ? Est-ce ce vers quoi on tend ? Est-ce quelque chose dans notre ADN qui ne s’est pas encore manifesté de façon adéquate, et qu’on cherche à faire advenir ?
P. B. : Quel est justement, selon vous, le devenir de l’être humain ?
K. G. : Je pense qu’il y a des devenirs multiples. Il y a des devenirs catastrophiques, on en fait déjà l’expérience, il y a des maladies épouvantables, des épreuves à traverser, mais l’humanité est d’une intelligence inouïe, et on invente toutes sortes d’outils pour dépasser les limitations. Tout ce qui nous semble insurmontable… Il y a des gens, à l’heure actuelle, pour travailler sur un milliard de questions à la fois. C’est fort possible et probable qu’on vive mieux l’humanité dans cinquante, cent, mille ans, et qu’on la vive autrement, avec un meilleur savoir de ce qu’est la matière, de ce qu’est la conscience, de ce que sont les relations, et je pense qu’il y a une veine. Une veine pour sublimer notre expérience au monde : on y va, on y tend. Mais il y a aussi la possibilité qu’on fasse tout foirer, dans un avenir très proche. Je travaille, en ce moment, sur la question du nucléaire, une question dont on devrait tous être très préoccupés, parce qu’il y a plus de 450 réacteurs nucléaires en fonction dans le monde aujourd’hui. 450, c’est énorme ! Avec les changements climatiques, ce qui est arrivé à Fukushima, c’est un peu le point de départ de plein d’autres choses qui vont très certainement survenir. Et je m’intéresse à cela : ce qu’on va devoir gérer comme problèmes énergétiques, très rapidement, et comment on va pouvoir le faire à travers l’intelligence artificielle et à travers nos corps augmentés, qui vont se transformer rapidement. Qui se sont déjà transformés, depuis un siècle. Moi, présentement, je vous regarde avec des verres de contact, autrement je ne verrais pas bien. J’ai de très bons plombages, qui me permettent de continuer de manger avec des dents… Ces choses n’existaient pas il y a 150 ans ! Donc forcément, les gens qui portent des verres et tout, on est des mutants, qu’on le veuille ou non. On est entrés dans cette ère-là, et cela va continuer. Plein d’autres créations technologiques vont venir augmenter notre perception des choses, nos performances physiques. Tout ça pour répondre à votre question : je pense qu’il y a à la fois de l’extraordinairement bien qui s’en vient, et de l’effroyable.
* Karoline Georges photographiée par Sophie Gagnon-Bergeron.
Karoline Georges a publié : La mue de l’hermaphrodite, Leméac, 2001, Ère, 2008 ; L’itinérante qui venait du Nord, jeunesse, Leméac, 2003 ; (l’individualiste), poésie, Maelström, 2006 ; Ataraxie, L’Effet pourpre, 2004, Alto, 2017 ; Sous béton, Alto, 2011, Folio SF, 2018 ; Variations endogènes, nouvelles, Alto, 2014 ; De synthèse, Alto, 2017.
1. Cet article est la synthèse d’un entretien qui eut lieu le 1er mai 2019 à Moncton dans le cadre du festival littéraire international Frye avec l’appui financier du CRSH et du Département d’études françaises de l’Université du Nouveau-Brunswick. Recherche et transcription : Caroline Hogue (doctorante, Université de Montréal).Conte d’auteur
« Dans ce monde d’aujourd’hui où tout rapetisse, s’étrique et s’étiole, […] les diminutifs devraient pourtant être affablement reçus par une société qui pratique le culte du petit, voire de l’infime. »
Paul Morin, Géronte et son miroir
Septembre 1971. Boulevard de l’Entente. Nous partagions, Charlotte et moi, une petite chambre miteuse avec vue sur rien, car on n’avait rien à partager ni à se partager, sauf le strict nécessaire et le véritable amour hanté et entier qui . . .
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Carnets féministes
Voici trois ouvrages féministes que beaucoup de choses séparent. L’un est écrit par une États-Unienne, l’autre par une Canadienne, le troisième par des Québécoises. L’un est un essai produit pour répondre à la demande d’un éditeur, l’autre est un recueil de textes dont plusieurs ont paru sur un blogue, le troisième est une réédition d’un travail collectif d’abord paru en 1988. Soulignons aussi que ces trois ouvrages sont publiés chez trois éditeurs québécois différents, constatation réjouissante qui nous d . . .
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Paroles vivantes 1 – Nommer les pratiques
« Le livre n’est pas la seule destinée de la littérature,
tout juste un objet transitoire, une possibilité, voire une hypothèse. »
Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel, « Introduction »,
Littérature, no 160 (décembre 2010)Voir aussi :
Paroles vivantes 2 – La pluralité des publics
Paroles vivantes 3 – Penser la suite
Au carrefour de la littérature, des arts de la scène et parfois des arts actuels, la littérature « hors le livre » se décline en une multitude de formes, de styles et de philosophies. Quelles sont les pratiques actuelles en arts littéraires de la scène ? Comment peut-on les nommer ? Alors que la littérature incarnée dans l’objet-livre paraît bien balisée, ses différentes formes scéniques, inscrites dans l’espace public, sont connues sous plusieurs vocables. Littérature orale, arts de la parole, spectacles littéraires, poésie performée, lectures théâtralisées… Quelle terminologie rend le mieux compte de ces pratiques ? Quel vocabulaire s’adapte le mieux au langage des artistes, des diffuseurs, des publics, etc. ? Le premier atelier des rencontres Paroles vivantes, Transversalité et nomenclature des arts littéraires actuels, avait pour but de poser les bases d’une taxinomie commune susceptible de rendre compte de la richesse des pratiques littéraires.Le défi, vertigineux, s’est imposé rapidement et de belle façon. Tout d’abord, devant la grande diversité des participants à cet atelier. Rarement aura-t-on vu autant de pratiques et d’intérêts différents autour d’une cause commune : celle des mots, de la parole, dans la grande famille des lettres, oui, mais hors du livre. L’atelier rassemblait une quarantaine d’écrivains, d’artistes, de médiateurs et de conteurs bien entendu, mais aussi des producteurs, des idéateurs et des diffuseurs tous azimuts, du petit diffuseur spécialisé au pluridisciplinaire en passant par les festivals littéraires et les salons du livre. De plus, cette représentativité des nombreuses et différentes pratiques s’est doublée d’un constat réjouissant et rare : des intervenants de presque toutes les régions du Québec, et aussi du Nouveau-Brunswick, étaient présents. Émanait des discussions un grand bonheur de se rencontrer, parce que tous ne se connaissaient pas. Une grande victoire déjà, que ces échanges dans le désir de mettre son expérience et son savoir-faire au service des mots écrits, partagés, lus, récités ou contés.
Lors de cet atelier, on a beaucoup parlé de littérature hors le livre. Hors le livre comme on dit hors-la-loi, parce que ça déborde du cadre, ça n’entre pas dans une seule case. Surtout pas dans celles définies par les demandes de subvention ou les catégories des diffuseurs pluridisciplinaires, comme l’ont relevé plusieurs des participants. Premier constat : le langage des praticiens et des créateurs est vaste et il témoigne d’une multitude de pratiques qui les définissent et s’adressent à différents publics. Comme le soulignait le poète Jonathan Lamy, « la pratique crée sa propre nomenclature » : slam, randonnée contée, littérature hypermédiatique, performance, micro ouvert, création parlée ou vidéo-poème ; la question « Comment nommer ces pratiques ? » a généré pas moins de 160 réponses de la part des participants. On peut répartir ces réponses en deux grandes catégories, soit la langue de la création, celle qu’utilisent les créateurs pour définir leur pratique, et celle de l’administration, soit en production, en demandes de subvention et en diffusion.
Du côté de la création, il y a une grande variété de mots et d’expressions qui témoignent des pratiques multiples et d’une immense liberté. Pour Jonathan Lamy, il ne faudrait « pas avoir peur d’inventer des mots et expressions qui définissent nos pratiques » et cela vaut autant pour les artistes que pour bien cibler le public auquel on s’adresse, puisque pour Marie-Paule Grimaldi, autrice qui travaille beaucoup en médiation, il est essentiel de « trouver des mots pour les non-initiés, parce que le public ne suit pas toujours ».
Comme plusieurs l’ont souligné, le vocabulaire utilisé pour parler des différentes pratiques est souvent réducteur : on parle d’un « vocabulaire de demandes de subvention » ; on associe le slam à un genre littéraire, alors que c’est une forme de diffusion. Il est parfois difficile pour un artiste dont les pratiques sont novatrices, pluridisciplinaires ou de l’ordre de la médiation d’entrer dans des catégories qui semblent limiter les possibilités. En dépit de ce constat, il est quand même important, comme le soulignait la conteuse Céline Jantet, que « les diffuseurs essaient de trouver une catégorie pour mettre les littéraires. Pour le public, ce serait bien que ce soit reconnaissable ». D’autant que « plus on définit le champ d’expertise, plus la rémunération sera juste. Un acte professionnel posé selon la façon de le nommer va être payé de manière différente », d’ajouter Émilie Turmel, poète et directrice du Festival Frye.
Le monde de la diffusion de la littérature a beaucoup évolué en quelques années : les bibliothèques et librairies proposent de plus en plus d’animations et d’activités de médiation. Elles sont devenues des lieux de rencontres et de paroles, des lieux vivants. Les festivals littéraires se sont multipliés avec différentes approches. Entre la petite salle de 50 places du Carrefour de la littérature, des arts et de la culture de Mont-Joli et le Festival international de la littérature de Montréal (FIL), qui présente des événements en librairie et dans de grandes salles de diffusion de Montréal, il y a une multitude de rencontres autour des mots qui font écho à des réalités et à des ressources régionales fort différentes. Les Correspondances d’Eastman, les thés littéraires aux Jardins de Métis, l’Off-Festival de poésie de Trois-Rivières, Québec en toutes lettres ou Métropolis Bleu ont des mandats bien différents, une identité forte et un lien unique avec les territoires sur lesquels ils ont grandi. Avec les autres événements semblables au Québec, et ailleurs dans la francophonie canadienne, ils tissent des circuits à l’intérieur desquels il est pourtant difficile de faire circuler des productions.
Peut-on regrouper ces pratiques sous un seul terme générique ? « Non », répond sans hésiter et en conclusion Dominique Lemieux, directeur de la Maison de la littérature : « avoir un vocabulaire très précis n’est pas prioritaire ». Surtout que les artistes et les diffuseurs ne parlent pas le même langage et n’ont pas les mêmes besoins. « Nous n’avons pas besoin de taxinomie commune sauf pour les institutions », d’ajouter l’autrice et chargée de projet Christiane Vadnais. Michelle Corbeil, directrice du FIL, a clos les discussions avec un souhait, affirmant qu’« il est essentiel de mettre ça sous le chapeau de littérature. Je rêve du jour où il y aura une catégorie littérature à RIDEAU, parce que la littérature fait partie des arts ».
À la fin de l’atelier, les participants ont été invités à déposer, en les regroupant, les quelque 160 termes, expressions et mots utilisés pour faire référence aux pratiques. Sur une immense feuille de papier kraft, on a tenté d’en constituer l’arbre généalogique. C’est organique, dense, indiscipliné et formidablement vivant.
Sommes-nous mieux équipés pour parler de ce que l’on fait et pour « vendre » notre pratique ? Nous savons maintenant de quoi on parle. Nous savons que les pratiques de la littérature hors le livre, de nos paroles vivantes, sont riches et diversifiées. Nous avons créé des liens. À défaut d’avoir pu trouver un seul terme rassembleur, la grande satisfaction de tous a été le réseautage que permettait cette première rencontre. Parce que oui, il y en aura d’autres. Nous avons encore beaucoup à nous dire !
Voir aussi :
Paroles vivantes 2 – La pluralité des publics par Michelle Corbeil
Paroles vivantes 3 – Penser la suite par Catherine Voyer-Léger
* Photo de groupe Paroles vivantes :
1. Marie-Andrée Lamontagne
2. Robin Doucet
3. Marie-Christine Trahan
4. Jonathan Lamy
5. Annie Landreville
6. Fauve Jutras
7. Jérémie Aubry
8. Catherine Voyer-Léger
9. Raphaël Bédard
10. Michelle Corbeil
11. Nicolas Rochette
12. Yves Doyon
13. Jonathan Roy
14. Catherine Ego
15. Philippe Garon
16. Émilie Turmel
17. Stéphanie Pelletier
18. Françoise Crête
19. Céline Dion
20. Jérémie Niel
21. Jean-Pierre Vidal
22. Dominique Lemieux
23. Simon Dumas
24. Maurice Vaney
25. Alain Lessard
26. Elizabeth Perreault
27. Roxane Azarria
28. Juliette Bernatchez
29. Sonia Cotten
30. Geneviève Falaise
31. Julie Boivin
32. Erika Soucy
33. Roxanne Charlebois
34. Christiane Vadnais
35. Isabelle Forest
36. Ariane Lehoux.
Paroles vivantes 3 – Penser la suite
Voir aussi :
Paroles vivantes 1 – Nommer les pratiques
Paroles vivantes 2 – La pluralité des publicsEn entamant la plénière, lors du dernier segment de Paroles vivantes, nous avions comme objectif de discuter de trois questions soulevées lors des échanges précédents et sur lesquelles, nous semblait-il, le groupe pouvait espérer s’entendre. Je me propose de faire un bref retour sur ces trois sujets.
Se nommer
D’entrée de jeu, les organisateurs de Paroles vivantes ont évoqué la question de la dénomination. Certains parlent de littérature vivante, d’autres de spectacles littéraires, de littérature augmentée ou d’arts littéraires. Comment pouvons-nous nommer notre pratique ? Comment souhaitons-nous être nommés ?
Une étiquette est moins superficielle qu’on peut le croire. Se nommer permet d’atteindre plusieurs objectifs. C’est une première étape pour favoriser la réunion de toutes et tous ; si l’étiquette est bien choisie, elle permettra le regroupement des forces vives d’un secteur. De plus, se nommer facilitera la relation avec les partenaires et éventuellement l’accès à du financement ou à du soutien institutionnel. Une pratique dont le nom change en fonction des intervenants a plus de mal à se faire reconnaître. C’est aussi une façon d’établir des frontières : chaque fois qu’on nomme, on fixe une frontière qui inclut un certain nombre de pratiques et en exclut d’autres.
Il nous semblait donc important de tenter de trouver un consensus sur l’étiquette sous laquelle les pratiques discutées pendant l’événement peuvent se retrouver. Le consensus rapidement établi adopte une large catégorie, les arts littéraires, qui englobe toute une série de pratiques (le livre et l’édition, la littérature jeunesse, la bande dessinée, mais aussi la littérature vivante, la littérature hypermédiatique, la littérature augmentée, etc.). Pendant les rencontres, les discussions ont surtout tourné autour de ce que certains appellent la littérature vivante, soit la mise en scène de littérature sous diverses formes. Si nous avons aussi abordé la question de la littérature hypermédiatique, je suis la première à reconnaître qu’elle relève de paramètres bien différents de la littérature vivante.
La dénomination « arts littéraires » a l’avantage de regrouper toutes ces pratiques. De plus, elle a le mérite, comme le soulignait Simon Dumas de Rhizome, de nous rappeler que la littérature est aussi de l’art, contrairement à ce que sous-entend l’expression « arts et lettres ». « Arts littéraires » a donc fait l’unanimité lors de la plénière de l’événement ; il reste à en imposer l’usage.
S’organiser
Si nous nous étions fixé comme objectif lors de la plénière de l’événement de déterminer plusieurs actions concrètes pour donner suite à cette rencontre, nous avons rapidement dû considérer que la question de l’organisation du secteur était centrale à ce stade-ci de la discussion.
Chaque fois qu’un nouveau secteur veut s’organiser, les questions soulevées sont nombreuses. Un réseau ? Une association ? Une table de concertation ? Veut-on une structure formelle ? Qui peut en être membre ? Comment cette structure trouvera-t-elle les moyens de ses ambitions ?
Certaines idées fortes émanaient de la conversation, à commencer par le fait que les arts littéraires doivent se doter de la capacité de parler d’une seule voix. On souhaite une concertation qui dépasse les frontières du Québec et qui a une ouverture sur la francophonie canadienne. Plusieurs voix s’élèvent pour exiger un contact régulier et profond avec les différentes régions pour éviter que les réalités régionales soient oblitérées au profit des réalités des centres urbains.
Sur le plan des actions que pourrait poser une instance concertée, la liste n’est pas exhaustive, mais fournit déjà un menu chargé :
- le développement d’une voix commune du secteur et la sensibilisation du milieu du livre aux réalités des arts littéraires ;
- l’inventaire de l’offre de production et de diffusion ;
- le partage d’outils, de bonnes pratiques et d’expertise ;
- l’établissement de normes communes (pour les cachets par exemple) ;
- l’organisation de vitrines spécifiques aux arts littéraires ;
- la sensibilisation des diffuseurs pluridisciplinaires à l’égard des arts littéraires.
À plus long terme, d’autres projets porteurs ont été évoqués. On pense à un programme de résidences pour les arts littéraires, à une offre de services pour des artistes indépendants qui s’inspirerait du modèle de l’organisme Diagramme en danse, à la mise en place de réseaux de tournées ou encore à une initiative inspirée de Jouer dehors et qui accompagnerait les artistes qui souhaitent créer des projets de littérature vivante hors les scènes traditionnelles.
Cette discussion permet de jeter un regard en surplomb sur l’ensemble du terrain à développer : le champ est vaste et la tâche, imposante ! N’empêche qu’il y a là les premiers jalons de ce qui, après de plus amples discussions, pourrait devenir quelque chose comme un plan d’action pour le secteur. Les lignes de force de cet échange sont une valorisation de la pratique en arts littéraires, une plus grande reconnaissance de cette pratique auprès des institutions, des milieux artistiques et du public, une meilleure diffusion et une meilleure concertation.
Se retrouver
À la fin de la rencontre, les participants ont exprimé le souhait que Paroles vivantes se tienne à nouveau en 2020 pour que l’on puisse poursuivre les discussions. Cette rencontre permettrait de rendre compte des avancées accomplies par les différents comités mis en place et de consacrer une partie des discussions aux besoins particuliers des créateurs et créatrices des arts littéraires. En effet, certains participants ont noté qu’une large part de l’attention, pendant cette première rencontre, aura porté sur les enjeux de diffusion ; il serait maintenant temps d’aborder de front les enjeux de création.
Il ne fait aucun doute qu’une telle rencontre est souhaitable et qu’elle ne doit pas trop tarder. Les discussions tenues en février dernier ont exposé un fruit déjà bien mûr : le milieu doit poursuivre son travail de concertation et réfléchir à une façon de penser cette concertation à plus long terme.
Le talon d’Achille de ce type d’événements, c’est la mobilisation à moyen terme. Dans une salle remplie de gens passionnés comme ceux qui étaient réunis à Québec en février, les conditions semblent toujours exceptionnelles et une certaine pensée magique pousse à croire que tout sera possible. Le problème, c’est que chacun, malgré sa bonne foi, est vite happé par un quotidien déjà surchargé lorsque l’événement se termine.
Se donner rendez-vous dans un an était donc une bonne façon d’espérer maintenir les efforts déployés pendant ces deux jours. Le fait que Rhizome accepte d’assumer un certain leadership sur ce dossier est aussi un gage de succès. Il faut, sous une forme ou une autre, que quelqu’un agisse un peu comme un secrétariat de ce type d’initiatives. Par expérience, si on se fie à la seule organisation spontanée d’un tel groupe, on recueille bien des déceptions.
Les éléments semblent donc bien en place pour un prochain rendez-vous qui permettrait de pousser plus loin la réflexion, de mesurer les pas concrets accomplis et, éventuellement, de mettre en place un plan d’action, sous une forme ou une autre, qui pourrait agir un peu comme une carte routière pour que les prochaines années soient celles où les arts littéraires atteignent leur pleine reconnaissance.
Voir aussi :
Paroles vivantes 1 – Nommer les pratiques par Annie Landreville
Paroles vivantes 2 – La pluralité des publics par Michelle Corbeil
Paroles vivantes 2 – La pluralité des publics
Voir aussi :
Paroles vivantes 1 – Nommer les pratiques
Paroles vivantes 3 – Penser la suite
Qui sont les publics des arts littéraires de la scène ? Quel est leur profil ? Comment peut-on les rejoindre ? Quelles sont les particularités régionales en matière de publics des arts littéraires ? Nécessaires préludes à la circulation des œuvres, ces questions interrogent autant leur esthétique que leur mise en marché.
Lorsque l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) crée son festival littéraire en 1994, il existe peu d’événements littéraires au Québec en dehors des salons du livre. Il y a bien sûr le Festival international de la poésie de Trois-Rivières, le Festival de Trois, le Festival interculturel du conte du Québec et la Rencontre québécoise internationale des écrivains, mais il n’existe pas de manifestation visant à promouvoir tous les genres littéraires auprès du grand public. Dans les librairies, on n’accueille les écrivains que pour des séances de signature. Il y a peu de relève pour succéder à des passionnés comme Janou Saint-Denis ou Gaston Miron. C’est dans cet esprit que l’UNEQ décide de créer un festival littéraire visant à promouvoir et à faire rayonner de façon originale la littérature québécoise. Le jazz, le théâtre, le cinéma et la danse ont leurs festivals. La littérature a dorénavant le sien.
Le temps a passé depuis cet automne 1994. Le Festival de la littérature, successivement appelé Festival de la littérature mondiale puis Mondial de la littérature, porte désormais le nom de Festival international de la littérature, soit le FIL, et est devenu indépendant de l’UNEQ. Au cours des 25 dernières années, le paysage littéraire a aussi considérablement changé. Et il y a aujourd’hui de nombreux festivals littéraires tant au Québec que dans le reste du Canada. Les diffuseurs littéraires se font aussi plus nombreux. Tous ont acquis de l’expérience, se sont professionnalisés. Chacun a su, au fil des ans, développer une vision et une identité qui lui sont propres tout en ayant le même objectif, soit celui de partager avec le plus grand nombre le plaisir des mots et de la littérature. Ce qui ne signifie aucunement qu’il ne peut y avoir de collaborations entre ces différents organismes et événements, voire des partages de ressources ou d’expertises.
Qui sont les publics des arts littéraires ?
Il existe de nombreuses enquêtes sur les pratiques culturelles, par exemple la fréquentation des théâtres ou d’autres salles de spectacle, l’écoute de la musique ou la lecture. Nous en savons aussi beaucoup sur le public des arts de la scène, que ce soit le théâtre, la danse ou encore les concerts, grâce aux données recueillies par leurs associations professionnelles. Par contre, il n’existe pas encore de véritable étude qui permettrait de dresser un portrait sociodémographique des publics d’un spectacle littéraire, d’une lecture théâtralisée, de la poésie performée ou d’autres formes de ce que nous nommerons désormais « les arts littéraires ».
Lors de cet atelier sur la pluralité des publics, il nous est apparu évident que nous ne pouvons pas nous fier aux statistiques liées à l’édition, à la vente des livres ou encore à la fréquentation des librairies et des bibliothèques pour en savoir davantage sur ceux et celles qui assistent à nos manifestations. Ensemble, nous avons tenté de brosser un premier portrait de ce ou ces publics culturels qui s’intéressent à la littérature hors le livre papier et qui se présentent sous différentes formes.
Quel est notre premier public ?
Personne ne sera surpris d’apprendre que le premier public des arts littéraires est essentiellement constitué de grands lecteurs puisque la littérature est au cœur de nos différentes pratiques. Il faut toutefois être conscients, comme l’a souligné très justement Christiane Vadnais, que « ce n’est pas parce qu’on aime lire un livre qu’on se déplace pour assister à un spectacle littéraire ».
Il n’en reste pas moins que ce public – qui est celui qui fréquente aussi les librairies, les bibliothèques et les salons du livre –, parce qu’il aime les livres, est à l’origine du succès de nos manifestations, comme l’a mentionné Marie-Andrée Lamontagne (Festival littéraire international Metropolis Bleu). Il faut mentionner que cet auditoire apparaît, à plusieurs d’entre nous, comme vieillissant, ce qui justifie l’importance du renouvellement du public, que ce soit par des choix judicieux en matière de programmation pour Johanne Aubry (Théâtre de la Ville de Longueuil) et Dominique Lemieux (Maison de la littérature), ou de promotion et de communication auprès de clientèles plus jeunes pour Raphaël Bédard-Chartrand (Correspondances d’Eastman). Il arrive aussi que la problématique soit inversée : l’équipe du Bureau des affaires poétiques cherche ainsi davantage à rejoindre les lecteurs plus âgés, leur assistance étant principalement composée de jeunes dans la vingtaine. Pour Émilie Turmel (Festival Frye), il importe d’avoir des outils pour savoir ce que les gens lisent, ce qu’ils aiment, de manière à les rejoindre de façon plus efficace, tout particulièrement quand, comme elle, on dirige un événement bilingue.
Quel est notre public potentiel ?
Chaque événement, manifestation ou festival a ce qu’on peut nommer un public potentiel, et c’est rejoindre ce public qui pose la plupart du temps un réel défi. Comment peut-on l’intéresser sans pour autant renier nos missions et nos valeurs ou encore négliger notre premier public formé de ces fidèles personnes qui nous suivent, et ce, parfois depuis plusieurs années ? Voilà une des questions auxquelles on doit répondre lorsqu’on cherche à diversifier ou à augmenter les publics des arts littéraires vivants.
De nombreuses études estiment que seule une minorité de la population est touchée directement par les manifestations culturelles : il s’agit de gens qui vont au théâtre, au concert, aux spectacles de danse, au cinéma ou encore qui visitent des expositions, qui lisent des livres. Selon cette logique, il y aurait donc une majorité de personnes qui formeraient des non-publics ? Mais alors comment définir tous ceux et celles qui sont touchés par les arts sans souvent même le savoir ? On n’a qu’à penser à ceux et celles qui observent des reproductions de tableaux dans la vitrine d’une boutique, écoutent des airs d’opéra faisant office de bandes sonores pour des publicités, etc. Peut-on vraiment parler de ce public involontaire comme d’un non-public ? Et que fait-on de celui qui dit ne pas aimer la littérature mais qui va écouter les 12 hommes rapaillés et qui adore ça ?
Faut-il vraiment opposer publics et non-publics, lecteurs et non-lecteurs ? Pourquoi ne pas plutôt parler de public potentiel ? Le Festival international de la littérature a fait, pour sa part, le pari de convaincre les amoureux des autres formes d’art de s’intéresser à la littérature, au livre et à lecture. C’est aussi le cas de Rhizome, selon Simon Dumas, qui a fait le pari de créer des manifestations littéraires à caractère multidisciplinaire et qui cherche à croiser les différents publics en misant sur le fait que la littérature peut traverser toutes les autres formes d’art tout en étant souveraine.
Par contre, pour Raphaël Bédard-Chartrand, le public potentiel des Correspondances d’Eastman ne se limite pas au public des autres formes d’art. Il est formé de tous les publics possibles et ce, dans un esprit de démocratisation de la lecture et de l’écriture. Avec Les Donneurs, Jean Pierre Girard, quant à lui, a choisi de faire descendre la littérature dans la rue en offrant à des gens ne sachant pas qu’ils aiment la littérature la possibilité de rencontrer des écrivains dans des endroits publics.
Dominique Lemieux précise que, pour rejoindre des publics potentiels, la Maison de la littérature et Québec en toutes lettres n’hésitent pas à miser sur des partenariats avec d’autres organismes ou institutions culturels comme des cinémas ou encore des musées. Philippe Garon et Annie Landreville ajoutent qu’il ne faut pas non plus oublier de travailler avec le public scolaire, qui pourrait nous permettre de développer le public de l’avenir.
Et qu’en est-il des publics empêchés ?
C’est Carole Bisénius-Penin, chercheuse à l’Université de Lorraine, qui a mentionné lors de nos échanges cette catégorie de public qui est trop souvent négligée dans la plupart des études sur les pratiques culturelles. Ces publics empêchés sont, selon sa définition, les personnes ne pouvant se déplacer ou ayant difficilement accès aux lieux culturels ; ils rassemblent les catégories suivantes : malades, personnes à mobilité très réduite, personnes très âgées, détenus, itinérants, nouveaux immigrants en processus de francisation … Tous s’accordent pour dire que des efforts doivent être déployés tant sur le plan de la programmation que sur celui de la médiation pour augmenter l’accessibilité des arts littéraires à tous les citoyens.
Cette définition de « publics empêchés » nous a permis d’évoquer une autre réalité, soit celle vécue dans certaines régions éloignées. À ce sujet, Julie Boivin (CLAC Mitis) mentionne que l’un des principaux défis, dans une région comme le Bas-Saint-Laurent, demeure souvent d’amener les spectateurs vers un lieu de diffusion et ce, on s’en doute bien, principalement l’hiver.
Par ailleurs, il a aussi été mentionné, notamment par Annie Landreville, que si la gratuité ne règle pas tous les problèmes d’accessibilité, elle demeure encore une des options possibles pour attirer de nouveaux publics et permettre à certaines personnes d’assister aux manifestations littéraires.
Voir aussi:
Paroles vivantes 1 – Nommer les pratiques par Annie Landreville
Paroles vivantes 3 – Penser la suite par Catherine Voyer-Léger