Écoutez ici la version audio de ce texte lue par Daniel Luttringer
« Je crains bien que l’enfant qui cueille une fleur pour la première fois
n’ait une intuition de sa beauté et de sa signification que le botaniste
ensuite ne gardera pas. »
Henry David Thoreau
Je ne sais pas parler poésie avec les habits du botaniste.
Pour explorer l’image du livre jamais lu, je souhaite me tourner vers l’enfant que j’ai été. Il joue, tout seul, au fond d’une cour du quartier Saint-Sauveur à Québec. Il lance pour l’éternité un ballon sur le mur de briques rouges et le rattrape sans cesse.
Il en connaît beaucoup plus long sur la poésie que moi. Au fond, quelle différence entre lancer un ballon et écrire un poème ? Il est en train de vivre, sans le savoir, mes premiers poèmes.
Encore aujourd’hui c’est lui qui, le plus souvent, les écrit.
Je ne suis pas un poète savant. Dans mon recueil Le petit livre de l’été, une phrase résume ma marche vers le poème : « Je connais trop peu le monde et ses fondations ».
Plus j’avance en âge, plus je réalise l’immensité de mon ignorance.
Philippe Jaccottet l’a dit bien avant moi dans son célèbre poème « L’ignorant » : « Plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne ».
À 55 ans, je cherche, à l’aide de la vitalité et du regard de cet enfant de la basse-ville, à approfondir une vie en poésie.
Lorsque je rédigeais ma thèse de doctorat, je ne savais rien de la vie. Je faisais de belles phrases. Heureusement, ce n’est plus un perroquet cultivé qui parle en moi. Tout est devenu beaucoup plus simple, plus près du poème. Je me suis allégé.
l’été de mes six ans
rue Châteauguay
j’aimais lire le soleil
entre les cordes à linge
c’était le dernier été avant l’école
je n’avais jamais lu de livres
mais dans mon cahier à colorier
chaque matin je me souviens
une vache broutait les nuages
peut-être parce que je les aimais
toujours je dépassais le contour
de la laitière et des cumulus
puis septembre est arrivé
avec son tableau noir
du premier jour de classe
tracé à la craie
et comme arraché à la nuit
la maîtresse a commencé à écrire
le mot « vache »
à côté d’une vache
ronde comme un nuage
je n’oublierai jamais
comme si je me levais en moi
j’ai enfin entendu l’étonnant abécédaire de la vie
et touché au feu énigmatique
des lettres détachées
j’avais six ans
comme tout le monde
j’habitais sur la rue Châteauguay
j’aimais m’asseoir en bordure des choses
du haut de l’escalier
je feuilletais le livre léger de l’air
je ne savais lire que l’espace entre les mots
là où se joue le poème
plus tard
j’ai voulu lire le livre de la terre
il se défaisait dans mes mains
j’étais devenu coureur de cimetières
pour déterrer la parole de mon père
j’ai beaucoup creusé
espérant retrouver le grand poème jamais lu
rien je n’entendais rien
les morts autant que les mots
ne parlaient plus
mais tout cela est si loin…
Aujourd’hui, assis sur ma galerie du quartier Saint-Jean-Baptiste, j’ai une superbe vue sur les Laurentides. J’ai passé l’été à méditer ces montagnes.
Montagnes, je vous écoute. J’ai besoin de votre présence dans mon œil, votre lampe du soir renversée. Vous découpez le ciel à votre image. Montagnes, vous faites maintenant partie de moi, je vous transporte partout, jusque dans mon sommeil où vous flottez. Comme une fenêtre restée ouverte.
Avez-vous chuté du ciel ? Êtes-vous une signature en bas de l’horizon ? L’extrémité d’un paysage oublié ? Et tout ce qui tombe derrière vous ? Ne seriez-vous pas le résumé d’un livre pas encore écrit ?
De vous s’échappent des barques d’ombre pour un voyage bref. Si je découpais le silence, il aurait votre forme.
Je vous consulte, vous contemple très longtemps et puis je ferme les yeux. Lentement vous traversez mes paupières. En moi, le négatif de votre présence. Se révèle alors ce que je ne savais pas voir : une autre montagne.
Il en est de même pour la lecture. On lit la lumière d’un recueil. Mais si on ferme les yeux un instant, un autre livre commence à s’écrire en nous. Si c’était lui, le fameux livre jamais lu ?
J’aime ce feu que l’on devine sous les poèmes.
Que fait le lecteur lorsqu’il ouvre un recueil ? Il pose le même geste que nos ancêtres les plus lointains. Dansant autour d’un brasier et émettant d’étranges incantations, ces femmes et hommes des cavernes espéraient quelques réponses à ce vaste mystère de la nuit à traverser.
Aujourd’hui, dans sa caverne intérieure, le lecteur veille autour d’un feu millénaire qu’on appelle le langage. Ainsi la parole, déposée dans les livres, apparaît comme une lumière fragile qu’il faut protéger et transmettre de génération en génération. Voilà pourquoi on n’a jamais fini de lire un recueil.
Le mot de la fin appartient à l’enfant qui joue, tout seul, dans sa cour de la basse-ville. Sa mère vient de lui donner quelques sous. Il pourra s’acheter une belle pomme de tire à l’épicerie Giroux, au coin de la rue. Il est heureux.
enfant
je ramassais les soleils
que l’été abandonnait
derrière la rue Châteauguay
je collectionnais toutes les voix
aujourd’hui encore elles m’éclairent
*Michel Pleau est originaire du quartier Saint-Sauveur à Québec. En 1992, il publie son premier recueil, qui remporte le prix Octave-Crémazie du Salon international du livre de Québec. Depuis, il a fait paraître une quinzaine d’ouvrages.
La qualité de son écriture est soulignée par les prix Alphonse-Piché et Félix-Antoine-Savard du Festival international de la poésie de Trois-Rivières. En 2008, il reçoit le Prix du Gouverneur général pour son recueil La lenteur du monde. En 2014-2015, il travaille à la Bibliothèque du Parlement à Ottawa et anime des ateliers et rencontres poétiques à travers le pays de Halifax à Vancouver. En reconnaissance de son parcours de poète et de l’ensemble de son œuvre, on lui décerne le Prix de l’Institut Canadien de Québec 2015 et le prix Jean-Noël-Pontbriand (Mois de la poésie 2018).
Depuis plus de vingt ans, il anime des ateliers de création à l’UTAQ (formation continue, Université Laval).