Prométhée. Ce seul nom, apparemment issu de la nuit des temps, évoque des images saisissantes : voleur du feu et rival des dieux de l’Olympe, Prométhée, enchaîné au Caucase, souffre le martyre pour avoir secouru l’humanité, l’aigle de Zeus lui déchirant le foie sans répit. Emmanuel Aquin s’est inspiré de ce mythe pour écrire un roman qui met en scène un avatar plutôt singulier du Titan grec. L’œuvre raconte l’histoire d’un homme ayant traversé les intempéries du XXe siècle – et principalement les deux grandes guerres – en semant la destruction sur son passage. Errant sans but, lancé dans une quête dérisoire, ce héros souffre d’une division entre ce qu’il appelle ses deux parties. « La gauche hurlait à la religion, elle clamait la démocratie, la liberté et le rêve. La droite s’en tenait plutôt à un discours pragmatique, anticlérical et franchement fasciste. » Après avoir échappé à quelques reprises à la morsure du feu, cet homme acquiert la faculté de voir le monde sous son vrai jour, coloré et paisible.
Roman d’introspection, le Prométhée d’Emmanuel Aquin réussit avec brio à créer un univers menaçant, autant par les images crues qu’il évoque que par un style personnel recourant à un humour subtil. L’auteur aime visiblement lui aussi jouer avec le feu et il le prouve en maniant de façon cavalière mais habile des idées quelque peu audacieuses : un sacré très institutionnalisé se voit notamment mis en cause par des élans d’exultation qui exigent du lecteur qu’il s’approprie le propos pour comprendre qu’ici, Prométhée s’inquiète de sa foi plutôt que de son foie. Belle pièce de bravoure, donc, agrémentée de nombreuses ellipses qui confèrent au récit un rythme rapide. Certes, les références mythiques pullulent : Œdipe, Icare, Frankenstein, le Phénix, entre autres, se côtoient. Cette pléthore de figures donne un peu le tournis au départ ; « Icare ou Prométhée ? Lucifer ou Jésus ? » peut se demander le lecteur à la suite du narrateur. Manque d’unité ? Au contraire, tout ce beau monde participe à un tableau complexe mais riche d’implications, créant une intrigue que le lecteur démêlera en usant de réflexion. « Je pourrais vous raconter pourquoi je suis ici. Mais plutôt, je vais vous raconter pourquoi je ne suis pas ailleurs » indique d’entrée de jeu le personnage-narrateur. Cette assertion lance le récit dans des voies insoupçonnées que le lecteur gagnera à explorer.