L’œuvre est immense : « une cinquantaine de livres » nous rappelle l’autrice dans sa brève introduction à ce premier tome qui regroupe ses romans publiés entre 1958 et 1981. Une intégrale en devenir nous annonce Leméac, qui inaugure ainsi la collection « Corpus » dans laquelle on retrouvera les principaux auteurs de la maison.
Faut-il rappeler qu’Antonine Maillet est née le 10 mai 1929 à Bouctouche au Nouveau-Brunswick et que son œuvre est « une défense et illustration » de l’Acadie, pour reprendre la formule de Joachim du Bellay ?
De la naïveté de Pointe-aux-Coques (1958) à la maturité de Cent ans dans les bois (1981), l’écart est énorme, sur le plan tant de la structure du récit que du choix de la langue. Qui aurait dit que la romancière débutante qui se fondait sur sa nouvelle expérience d’enseignante et qui introduisait presque timidement des acadianismes deviendrait une conteuse inspirée jonglant avec une langue qui, pour s’inspirer de l’oralité acadienne, n’en est pas moins une fantastique invention littéraire ?
Ce cheminement passe par On a mangé la dune (1962) où elle évoque d’une manière rafraîchissante son enfance en créant Radi, une enfant d’une dizaine d’années, son alter ego qu’on retrouvera dans plusieurs de ses romans. Ce roman nous présente pour la première fois ce qui deviendra son monde : Bouctouche, l’Île-aux-Puces, la Dune mais aussi Citrouille et la Catoune. La langue d’écriture est encore le français standard, qu’elle enrichit d’expressions acadiennes. Mais le rythme de la phrase se rapproche de l’oral : courte, sautillante, vivifiée par les verbes d’action.
Les Crasseux (1968) puis La Sagouine (1971) lui donnent la liberté d’explorer cette langue qui caractérisera son œuvre ; ces pièces seront sans doute dans un prochain tome de la collection. Avec Par derrière chez mon père (1972) et Don l’Orignal (1972), elle trouve le style qui sera le sien. Le premier titre est une amusante évocation de « son » Acadie, source inépuisable d’inspiration, et le second s’inspire du sens de la démesure et du récit de Rabelais, sujet de la thèse de doctorat qu’elle a soutenue en 1971 : même les titres de chapitres de ce roman reprennent la formule de Rabelais.
Les premières phrases donnent le ton : « L’histoire que vous allez lire n’a rien de gai, je vous le dis tout de suite, car elle se termine par la mort d’une jeune fille » (Par derrière) ; « Le long des côtes du pays que j’habite encore et qui se situe juste à côté du vôtre, avait surgi un beau matin… » (Don l’Orignal). Parfois en intervenant, parfois en nommant ses sources, l’autrice conte toujours sur un mode festif qui fait appel au carnavalesque.
Ainsi en sera-t-il pour tous les autres romans de ce premier tome : Mariaagélas (1973), Emmanuel à Joseph à Dâvit (1975), Les cordes-de-bois (1977), Pélagie-la-Charrette (1979) et Cent ans dans les bois (1981).
Ce choix lui permet de donner libre cours à son imagination : le réalisme cède la place à la fantaisie, à la poésie. Fondant ses personnages sur ceux et celles qu’elle a connus ou dont on lui a parlé, elle recrée à sa façon l’Acadie. Une Acadie dont la mémoire s’est transmise oralement depuis sa fondation et qu’elle transpose dans l’écrit avec une langue recréée à partir du vieil acadien, legs du XVIIe siècle, qu’elle réinvente, enrichit, pétrit à sa façon et livre en se fondant sur la musicalité de l’oralité. Car elle est conteuse avant tout.
On aurait pu souhaiter que cette intégrale s’enrichisse d’un minimum de commentaires, dont une préface signée par un spécialiste de l’œuvre. L’éditeur s’est toutefois contenté d’offrir les textes dans la version déjà publiée. Par contre, il offre ainsi à un prix très raisonnable un ensemble d’œuvres dont certaines étaient épuisées.