De James Joyce, on capte, malgré tout, trop peu de choses, tant son écriture à l’emporte-pièce taxe les capacités de n’importe quel lecteur. Doué pour les langues, au point qu’il apprit le norvégien par simple admiration pour Ibsen, il se fit un malin plaisir d’investir dans ses œuvres des éléments d’une soixantaine d’idiomes. Il faudrait être bien prétentieux pour prétendre posséder la clé secrète de toutes ses allusions. En revanche, nul ne peut contester la fabuleuse furie de son verbe, sa détermination à repousser toujours plus loin les réticences des pudeurs et l’audace de ses descentes dans les plus intimes secrets des consciences. On ne saisit pas toujours la subtilité des vaguelettes, mais on demeure sans défense face au flot.
Le morceau que choisit Jean Marc Dalpé pour se livrer à son travail d’apprivoisement se situe aux dernières pages d’Ulysse ; on trouverait difficilement un exemple plus probant des laves mises en mouvement par Joyce. Une femme y clame avec une verdeur insolente et moqueuse ses appétits les plus vitaux. Ce que le cœur féminin hésite à murmurer, Molly Bloom le crie, l’étale, l’exacerbe. Et le plaidoyer pour la liberté sexuelle prend, grâce aux qualités que Jean Marc Dalpé lance à la rencontre de Joyce, une ampleur, une précision, un souffle épiques.
Il n’est pas indifférent que la traduction soit l’œuvre d’un homme de théâtre. Pagnol, auteur d’une trilogie (Fanny, Marius, César), fut aussi traducteur de Hamlet. Jean-Louis Roux, comédien racé, signa Le drame du roi Lear, où traduction et annotations rendaient tangibles les enjeux de la pièce de Shakespeare. Dalpé, déjà traducteur de Hamlet, investit, lui aussi, dans sa traduction le rythme, les silences, les nuances que seule la pratique théâtrale fait naître et garantit. « […] ensuite / j ‘haïs ça devoir me confesser / quand j’allais voir le père Corrigan / il m’a touché mon père puis quel mal s’il l’a fait / où il t’a touchée où / moi niaiseuse j’y réponds sur le bord du canal / mais où sur ta personne mon enfant / sur la cuisse derrière / le haut de la cuisse c’est ça / oui plutôt vers le haut oui / là où tu t’assois / oui Ô Doux Jésus il pouvait pas dire fesses qu’on en finisse. »
À la lecture – et sans doute en représentation théâtrale – le texte corrosif de Joyce se réincarne grâce à Dalpé en pulsions modernes. D’autres versions existent, mais celle-ci sonne juste dans ce que l’histoire nous a confié comme époque, comme lieu et comme accent. Preuve que les confessionnaux irlandais devaient ressembler d’assez près à ceux du Québec.
Voir aussi :
Ulysse, de Joyce : Une logique de la sensation
Pauvre Joyce ! moi non plus ! (Ulysse)
Presque infini (Ulysse de James Joyce)
J’avoue, je n’ai jamais lu Ulysse (de James Joyce)
Ulysse ou l’art de voyager dans sa tête