Imaginez les habitants d’Outremont se révoltant un beau jour contre leur situation sociale, leur mode de vie et la civilisation qui les permet. C’est le point de départ joyeusement invraisemblable du dernier roman de J.G. Ballard, Millenium People, où les lecteurs retrouveront avec plaisir l’atmosphère à la fois glauque et branchée qui avait fait le succès de Crash et du film qu’en avait tiré David Cronenberg. Ici encore, en effet, il s’agit de mettre en scène quelques-uns des « mythes d’un futur proche », pour reprendre le titre d’un autre texte de l’auteur.
Lorsque le docteur David Markham, psychologue, apprend que son ex-femme vient de mourir dans un attentat à Heathrow, il se sent presque malgré lui poussé à en savoir plus. Commence alors pour lui une quête qui lui fera rencontrer de fort improbables révolutionnaires dans la personne d’un pédiatre allumé, d’un prêtre motard et d’une professeure de cinéma à l’université. Devenu l’amant de celle-ci, il se retrouvera au cœur de l’insurrection qui secoue la marina de Chelsea ; la classe moyenne aisée qui la peuple ne supporte plus ce qu’elle est devenue : des architectes, des dentistes, des femmes chics érigent des barricades, tandis que de mystérieux terroristes plus ou moins cachés parmi eux mettent le feu à la cinémathèque et font sauter la statue de Peter Pan ! Mais le maelström de violence qui engouffre Markham n’est pas que dérisoire, une dimension tragique est inextricablement mêlée à ses aspects comiques : c’est ainsi qu’une brave présentatrice de télévision se fera assassiner, dans un geste qui n’est pas sans rappeler le meurtre sans raison érigé par André Breton au rang d’acte surréaliste par excellence ou encore l’acte gratuit gidien tel que l’illustrait Les caves du Vatican.
On pourrait aussi voir dans cet étonnant roman une relecture mi-ironique mi-sérieuse des Possédés de Dostoïevski, car le terrorisme est présenté ici comme un mal qui ronge l’intérieur même de la société britannique plutôt qu’une menace extérieure.
J.G. Ballard est décidément, avec Michel Houellebecq et Bret Easton Ellis, un des observateurs les plus perspicaces de la pathologie généralisée qu’est devenue la civilisation occidentale.