L’élégance de Daniel D. Jacques rend sereine la discussion d’un thème délicat : l’agonie de la ferveur souverainiste au Québec. L’auteur de La fatigue politique du Québec français n’édulcore aucune perception, si barbelée soit-elle, mais jamais il ne s’abaisse au cynisme ou aux épithètes blessantes. Ses questions alertent pourtant les nerfs. À quoi répondait l’aspiration souverainiste ? Quels méandres de l’histoire rendent improbable sinon indésirable le projet d’indépendance ? Aux réponses requises, Jacques ajoute, à juste titre, le réexamen de la Révolution tranquille.
Ce qu’il est convenu d’entendre par Révolution tranquille propage désormais des harmoniques inattendues. Jacques accorde à ce virage valeur de césure, pas celle de partage des eaux. « […] il y a bien ici un ‘avant’ et un ‘après’, alors même qu’elle [la Révolution tranquille] dissimule, par le mythe qu’elle a suscité, des continuités silencieuses qui se révèlent à notre époque être tout aussi déterminantes pour l’avenir. » À peine ces nuances surgissent-elles qu’il faut les scruter. Y eut-il Révolution tranquille ? La césure concerne-t-elle la religion autant qu’on l’a cru longtemps ? Si, en effet, c’est à la chape de plomb cléricale et même religieuse que la Révolution tranquille voulait soustraire le Québec, il aurait fallu que la décennie 1960 associe la propension à la laïcisation et la montée de la ferveur souverainiste. Selon ces vues, il n’y a Révolution tranquille que si le Québec de 1960 rompt avec son passé religieux. Est-ce le cas ? Qu’il soit permis d’en douter. Certes, le Québec de l’époque s’extrait de son carcan clérical, mais la mutation, en marche avant 1960, touche les couches populaires et les mouvements d’Action catholique plus que les élites. À preuve, la pratique religieuse s’étiole et les comportements individuels se libéralisent, mais ni le rapport Parent ni sa mise en œuvre n’ébranlent la confessionnalité du système scolaire. L’imperturbable stabilité des encadrements institutionnels contraste ainsi avec les marquantes « discontinuités silencieuses » observables chez les citoyens. Si tel est le cas, la Révolution tranquille serait, du moins chez les élites demeurées frileuses, un mythe ampoulé et trompeur. Érosion de la pratique religieuse dans le Québec réel, mais maintien de l’école confessionnelle et du contrôle épiscopal sur l’université. Parler de révolution devient inflationniste, situer le virage sur le terrain religieux plutôt imprécis.
Daniel D. Jacques n’a pourtant pas tort d’écrire ceci : « Il y a, au cœur de la Révolution tranquille, un irrépressible désir de rompre avec un passé désormais jugé accablant ». Verdict fondé, en effet, à condition de garder en mémoire que les révolutions, tranquilles ou non, tiennent à déprécier le passé pour le rendre détestable. Elles aiment aussi à crier au changement même quand résistent les cadres vermoulus. Celle de 1789 attaqua la noblesse et le clergé, promit équité et oxygène aux masses, puis enrichit la bourgeoisie. Celle de 1917 abattit le tsarisme, offrit terre et monde aux moujiks, puis engendra la nomenklatura. Le Québec suivit l’ornière : il réduisit le passé à une opaque noirceur et laissa ses élites tirer profit non d’un changement radical, mais d’un rattrapage. D’où le malentendu : le peuple, gagné à une certaine laïcité bien avant la Révolution tranquille, s’illusionna sur les visées réelles – politiques, financières et sociales – de ses élites. Le passé était enlaidi, l’avenir différait du discours.
Ici se situe ce que Daniel D. Jacques dénomme la « pédagogie souverainiste ». Encore là, le verdict résiste à l’examen, à condition de ne pas reprocher au pédagogue l’abrupt du message. Daniel D. Jacques occupe à cet égard une position prudente : « S’il y a donc révolution du discours sur soi-même, et déplacement du lieu imaginaire de notre existence historique, il n’y a pas eu, à proprement parler, de révolution politique puisque ni l’ordonnance générale des classes sociales ni les structures de pouvoir ne furent vraiment affectées, encore moins renversées ». Quel pédagogue aurait dissipé un malentendu entretenu ?
Mais pourquoi ce hiatus ? Quand il relit Hubert Aquin, Daniel D. Jacques ranime la notion de « fatigue culturelle ». Tenu à distance de sa « plénitude culturelle », le Québec ne parvient pas à « faire de cette vue de l’esprit [le] projet commun».« En ce sens, conclut Jacques, la fatigue culturelle peut être décrite comme l’état du vouloir d’une collectivité qui se détourne de son propre idéal de plénitude. » Très juste. On s’étonnera pourtant que l’essayiste explique cette fatigue par un jugement déprimant du Québec sur lui-même : « […] nous pourrions dire que le moteur de cette révolution symbolique fut le mépris de soi et que ce mépris est justement né au sein même de la culture religieuse du Canada français ». Autant dire que le Québec n’entre en modernité que par honte de son passé religieux. Est-ce vrai ? Il suffirait pourtant, pour provoquer fatigue et désenchantement, que le peuple québécois ne reçoive pas de ses élites la fierté et l’aération escomptées. Loin de se haïr, le peuple perdrait confiance en un éden sans cesse dénié. Honte et mépris ? Peut-être pas.
Autre perspective ouverte par Jacques, le « lieu initial de l’homme ». Alors que Fernand Dumont situe au départ la culture nationale et prie la politique de la soutenir, Jacques semble miser d’abord sur la politique et en attendre un « horizon de culture ». Ne pourrait-on pas, demande l’auteur, faire de l’anthropologie et de son culte du territoire, de l’espace et des corps un préalable à l’humanisme et à son souci de l’histoire ? Mieux vaudrait alors, pour préparer le futur et liquider la détestation de nous-mêmes, ranger l’indépendance parmi les rêves exsangues et même débilitants. Dans cet esprit, René Lévesque serait allé à contre-courant en lisant la défaite référendaire comme un appel à la récidive.
Pénétrantes et nuancées, les observations de Daniel D. Jacques n’interdisent pas une autre conclusion : puisque la Révolution tranquille n’a pas eu lieu, peut-être reste-t-elle à faire. Adviendrait-elle si les élites misaient suffisamment sur la culture pour la rendre socialement et politiquement exigible ? Gilles Duceppe n’a-t-il pas livré ce message ?