Depuis quelques décennies, les récits de voyage suscitent chez les chercheurs un intérêt qui ne se dément pas. Après les écrits de voyage des explorateurs du XVIe siècle, ceux des auteurs romantiques, des écrivains du XXe siècle puis des femmes voyageuses, la dernière étude sur le sujet porte sur un corpus de récits rédigés (séparément ou ensemble) par huit couples d’Européens francophones du XIXe siècle. L’approche que l’auteure Margot Irvine y privilégie est celle de la socio-sexuation. Comme elle le mentionne d’entrée de jeu, « un corpus de récits de voyage d’hommes et ceux des femmes qui les ont accompagnés offre une occasion privilégiée d’étudier les répercussions de la prescription du genre sexuel sur des textes qui racontent une expérience commune ».
Le voyage étant pratiquement interdit aux femmes à l’époque, celles qui ont la possibilité de parcourir le monde sont bien souvent dépendantes de leur mari. Ces derniers, pour la plupart des scientifiques (ingénieurs, archéologues, ethnographes, botanistes, orientalistes, etc.), voyagent généralement dans le cadre de leurs activités professionnelles. Aussi leurs récits de voyage prennent-ils la forme de rapports destinés à livrer les résultats de leurs expéditions sur le terrain à l’aide d’une écriture scientifique convenue, avec tableaux, graphiques et longues notes en bas de page. Il en va tout autrement pour les voyageuses dont les récits « fournissent un élément pittoresque au voyage, apportent des renseignements résultant de l’exploration sociale, donnent un portrait des femmes rencontrées, communiquent un savoir féminin au lecteur et font un compte rendu du quotidien du voyage ». Certes, à quelques exceptions près (le cas de Jane Dieulafoy qui se travestit en homme et qui se moque à l’occasion de son mari est particulièrement intéressant), les femmes mettent leur écriture au service de leur mari qu’elles représentent de façon élogieuse, et tendent à se conformer à la socio-sexuation prescrite à l’époque. Mais le temps jouera en leur faveur, comme le montre l’étude de la réception critique des récits des couples au moment de la publication au XIXe siècle par comparaison à la réception associée à la réédition des récits de certaines des voyageuses dans les années 1990. En effet, si les observations scientifiques des hommes sont devenues peu à peu obsolètes, « les descriptions pittoresques contenues dans les récits des voyageuses divertissent toujours ». Ce sont donc les récits des femmes qui seront surtout reconnus par l’institution littéraire, « bien que ce soit ceux des voyageurs qui aient eu des visées de postérité ». Comme quoi l’histoire donne parfois lieu à des renversements aussi inattendus qu’intéressants.