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Auteur/autrice : Neal
Du fond de mon arrière-cuisine de Jacques Ferron
Du fond de mon arrière-cuisine1, recueil d’historiettes, de contes et d’essais publié aux éditions du Jour en 1973, refaisait récemment surface à la Bibliothèque québécoise. Les ferroniens se réjouiront de la remise en circulation de l’ouvrage et les néophytes, quant à eux, jeunes ou moins jeunes, débutants ou nouveaux adeptes, pourront à travers sa lecture comprendre un peu mieux le grand intérêt de l’œuvre, protéiforme, du médecin-écrivain.
« Tout l’art du roman repose sur la crédulité du . . .
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Le pique-nique des orphelins de Louise Erdrich
Entrer dans un roman de Louise Erdrich, c’est se laisser prendre par la main et quitter le monde tel qu’on le connaît pour pénétrer dans des univers insolites où se mélangent souvent le réel et le merveilleux. Le pique-nique des orphelins ne fait pas exception à la règle. Sur des prémices qui pourraient augurer du pire mélo, elle tisse une tapisserie chatoyante sans jamais tomber dans le misérabilisme.
Nous sommes à Argus, un bled perdu du Dakota du Nord, au début des années 1930. […]
Denis Vanier : nirvana noir entre morts et renaissances
Collaborateur et confident occasionnel des mythiques poètes anarchistes Denis Vanier et Josée Yvon, Rémi Ferland s’est consacré à une réédition de la plaquette Une Inca sauvage comme le feu1 à la manière d’un envoyé de la collection « La Pléiade », ce qui, indirectement, révèle l’horizon d’une nécessaire relecture.
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Venise, pari de l’homme contre l’homme ?
Une quinzaine de siècles après sa naissance au creux d’une lagune rébarbative, Venise résiste encore. Non plus seulement contre la mer, partenaire et marâtre, mais aussi désormais contre le meurtrier déferlement touristique et les complaisances politiques et financières.
Deux entreprises littéraires d’envergure fournissent des repères : Le Moyen Âge de Venise1 d’Élisabeth Crouzet-Pavan revient sur deux siècles d’une crise subie par la Sérénissime, tandis que Venise2, dirigé par Delphine Gachet et . . .
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De Voltaire à Borduas à Charlie : un même combat
Véritable cri du cœur, Après Charlie1 ne laissera personne indifférent. Il en ralliera certains, en irritera d’autres.
La dernière chose que recherche sans doute Djemila Benhabib, qui s’est vu décerner en mai 2016 le Prix de la liberté d’expression2 à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, c’est le consensus mou. Ce même consensus que refusèrent son ami Charb et ceux qui tombèrent avec lui sous les balles des djihadistes lors de l’attentat survenu dans les . . .
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Jean Grenier (1898-1971)
« Il est facile de se forger une bonne conscience grâce à l’amour du lointain » (La vie quotidienne). Il ne fait pas de doute que l’auteur de cet aphorisme apparaît comme un profil singulier dans le paysage littéraire du XXe siècle et son œuvre, riche et diverse, en est l’illustration.
Jean Grenier est né à Paris mais c’est à Saint-Brieuc, en Bretagne, qu’il passa son enfance et son adolescence ; il fut reçu à l’agrégation de philosophie en 1922, et occupa de nombreux postes de professeur à l’étranger avant d’obtenir la Chaire d’esthétique et de sciences de l’art en Sorbonne où il finit sa carrière en 1968, l’année même où lui fut décerné le Grand Prix national des lettres. Quant à son entrée en littérature, on peut la dater de 1927, avec les premières contributions qu’il donna à La Nouvelle Revue française au moment où Jean Paulhan prenait la succession de Jacques Rivière.
Le maître d’Albert Camus
On ne connaît sans doute pas assez le rôle que Jean Grenier a joué auprès d’Albert Camus, son brillant disciple et grâce auquel d’ailleurs l’existence du maître perdure dans la mémoire littéraire. L’on sait que Grenier fut le professeur de philosophie de Camus à Alger en terminale et en classes préparatoires (entre 1930 et 1933), et qu’à l’apogée de sa carrière, l’auteur de L’étranger redisait à l’envi quelle était sa dette à l’égard de son initiateur, qu’il mettait au premier rang des écrivains français. C’est surtout dans la préface qu’il avait donnée pour la réédition des Îles, en 1959, juste avant de trouver la mort, que Camus exprime l’importance que prit pour lui le premier livre de Jean Grenier, paru en 1933 : « […] un homme […] né sur d’autres rivages, amoureux lui aussi de la lumière et de la splendeur des corps [venait] nous dire, dans un langage inimitable, que ces apparences étaient belles, mais qu’elles devaient périr et qu’il fallait alors les aimer désespérément. […] Les îles venaient, en somme, de nous initier au désenchantement ; nous avions découvert la culture ». Voilà qui semble annoncer un titre comme L’exil et le royaume (1957). L’hommage est également présent au fronton des ouvrages L’envers et l’endroit (1937), L’homme révolté (1951), dédiés à Jean Grenier, tout comme « Le désert » dans Noces (1959) ; l’estime est bien sûr réciproque, ce qui fait dire à Grenier dans ses Entretiens avec Louis Foucher (1969) : « Personne n’a parlé du soleil et de la mer – entendons : la Méditerranée – comme Albert Camus. Il l’a fait avec un accent pénétrant, c’est-à-dire qu’on ne lit pas ce qu’il écrit avec admiration seulement, mais avec émotion. Le lecteur est touché au sens propre du mot ». Les spécialistes de Camus ont établi précisément quelles relations fécondes les deux écrivains ont entretenues et quelles ont été leurs divergences, la plus importante tenant à la négation opposée par l’auteur de La peste à la possibilité de croire à une transcendance non humaine.
Méditerranée et océan
En effet, donnant volontiers dans la polémique, s’en prenant à l’« esprit d’orthodoxie » ou à l’existentialisme sartrien, Grenier a prôné, s’inspirant du taoïsme – qu’il a contribué à introduire en France –, l’« inexistentialisme », à savoir le retour à la nature. Et chantre de la nature comme source de la sagesse, il l’a été à travers ses textes narratifs qui présentent cette forme curieuse d’être des récits, d’enfance ou de voyages, mais largement entrecoupés de développements que l’on peut attribuer à une réflexion philosophique.
Cette relation entretenue avec la nature est régie par le temps – ontologique, historique et climatique – dans un premier ordre et, dans un second, par une inquiétude métaphysique. L’élection d’un paysage est d’abord la recherche d’un accord avec soi-même, dans la nostalgie de l’unité perdue : « Il existe je ne sais quel composé de ciel, de terre et d’eau, variable avec chacun, qui fait notre climat. En approchant de lui, le pas devient moins lourd, le cœur s’épanouit. Il semble que la Nature silencieuse se mette tout d’un coup à chanter. Nous reconnaissons les choses. On parle du coup de foudre des amants, il est des paysages qui donnent des battements de cœur, des angoisses délicieuses, de longues voluptés. […] Pour moi, ces paysages furent ceux de la Méditerranée » (Inspirations méditerranéennes, 1940).
Pour le Breton qu’il fut depuis l’âge de deux ans, il apparaît que Grenier a vu dans l’espace méditerranéen l’antidote au milieu océanique. Certes, l’auteur des Grèves (1957) reconnaît la subjectivité de sa perception : « C’est en qualité d’homme du Nord que j’aimais déjà les pays du Midi ». Mais son choix de la Méditerranée a des raisons plus profondes que la disposition psychologique : il y va surtout d’une représentation du monde qui privilégie l’équilibre au désordre. Dans ses Entretiens avec Louis Foucher, Grenier définit les « grèves », terme qui a donné son titre au récit de 1957 : « Ce sont de grandes étendues au bord de la mer, recouvertes de galets, de rochers, de boue, sur lesquelles viennent se déposer les goémons apportés par le flot. Pour moi, c’est le symbole de l’indétermination. La Méditerranée, c’est au contraire le symbole de l’exactitude, cette exactitude dont les Grecs ont même fait un prénom : Akrivie. Aussi l’Océan est-il en perpétuel mouvement, impossible à fixer. Je ne vois pas en lui ce bel horizon qui délimite si bien à l’œil les caps et les golfes de la Méditerranée ».
Il se dégagerait donc du spectacle de cette mer « du milieu des terres » la bienfaisante impression que l’homme peut jouir d’une existence calme et tranquille dans un rapport unique à la contemplation et à la pensée. Cependant, ce serait ignorer le caractère profond d’une sensibilité qui, depuis Les îles (1933) jusqu’à l’ouvrage posthume Voir Naples (1973), n’a cessé d’être hantée par la mort comme représentation ultime de la déréliction : « Les plus beaux sites, les plus beaux rivages sont plantés de cimetières qui ne sont pas là par hasard ; on y voit le nom de ceux qui, trop jeunes, ont été pris de panique devant tant de lumière projetée en eux-mêmes » (Les îles). Ainsi l’image offerte de la beauté par un paysage propice à combler l’avidité sensuelle est-elle essentiellement incitatrice à considérer le néant de toute existence : l’inspiration méditerranéenne de Jean Grenier, entre imaginaire et méditation, est placée sous le signe d’un paradoxe qui est le principe même de son écriture.
Finitude et absolu
De façon symétrique, l’idée que se fait Grenier du monde végétal oppose le concept, plutôt banal, de la fugacité à celui, moins convenu, de l’adhésion des êtres à leur principe. Dans son Lexique (1955), Grenier cite Kierkegaard : « Toutes les fleurs de mon cœur tournent en fleurs de givre » et rapporte que le philosophe danois refusait que les fleurs qui lui étaient envoyées à l’hôpital fussent mises dans l’eau, « car le destin des fleurs est de s’épanouir, de répandre leur parfum et de mourir ». Ce constat revient à plusieurs reprises dans les textes de Grenier, notamment dans Inspirations méditerranéennes : « Cette fleur des champs que j’ai cueillie, il y a un quart d’heure, s’est déjà flétrie et fanée ; je vais la jeter. Et tout est pour moi comme cette fleur des champs ». De fait, dans les Entretiens sur le bon usage de la liberté (1948), il établit une comparaison entre les végétaux et les humains : « Pourquoi les plantes semblent-elles se réaliser mieux dans leur plénitude, elles qui sont si attachées à la terre, que les êtres à qui il est permis de courir dans tous les sens ? […] Ne pourrait-on pas demander aux hommes de s’efforcer de faire comme [elles] ? Notre devoir n’est-il pas avant tout d’accomplir notre devoir d’état ? Et ce devoir, de se conformer à notre nature propre ? La connaissance de sa propre existence est alors le fondement de sa propre liberté ». La conformité de l’être à sa nature, représentation de l’idéal existentiel, Grenier l’a surtout déduite de son observation des arbres : « Il semble que l’arbre ne puisse être autrement qu’il n’est, soumis à toutes sortes de fatalités, celles du climat, du sol, du milieu, auxquelles l’animal échappe en partie. Il ne connaît pas cette mobilité, cette hésitation entre deux contraires qui caractérise les autres êtres, disons cette liberté qui est un privilège mais qui les rend malheureux parce qu’elle crée un vide » (Entretiens avec L. Foucher). La nature, sous son aspect géographique ou biologique, a permis à Jean Grenier de donner à sa conception de l’humain une vision projetée : la Méditerranée lui a servi de « livre d’images » favorisant le rêve autant que la réflexion sur l’inscription de l’être dans la Création ; le végétal lui a fait mesurer le poids relatif de l’action individuelle dans l’économie du vivant.
Par ailleurs, le thème insulaire sert à illustrer une philosophie de l’écart, terme qui revient constamment sous la plume de Grenier ; « Les îles, ce sont les isolements, les différentes manières d’être seul – entendons : seul sans l’avoir voulu – en faisant la différence entre la solitude volontaire et l’isolement involontaire. J’avais d’abord pensé intituler ce recueil d’essais : Un homme seul » (Entretiens avec L. Foucher). Et dans La dernière page (1988) : « J’admets notre solitude – et tout ce que j’ai écrit jusqu’ici n’est que l’expression de cette solitude » ou dans Voir Naples : « Nous sommes donc condamnés à rester seuls ». À l’évidence subie de cette solitude, Grenier va opposer, sur le mode d’une contradiction qui n’est qu’apparente, le désir d’un retrait volontaire en soi, et en soi seul, afin d’y creuser la vie intérieure, d’y trouver « quelque chose d’impossible à nommer et qui devait être à la fois la Nature et plus que la Nature » (Albert Camus, 1968), et de parvenir, depuis l’existence singulière, à rejoindre un absolu qui se dérobe à la perception.
« Les Japonais ne commencent à dessiner une figure que lorsque, l’ayant longuement observée, ils peuvent la tracer d’un trait. Tout est donné d’un coup » (Lexique). Ce « tout d’un coup » n’abolit peut-être pas le hasard mais il pourrait être un premier pas vers l’harmonie qui fond en une seule figure créateur et créature ou, en des termes plus modestes, la pensée et le verbe, l’intention et l’accomplissement : telle fut, de près et de loin, la vocation de Jean Grenier.
* Jean Grenier tenant un masque copte (1970). ©Daniel Wallard
Jean Grenier a publié, entre autres :
Récits : Les îles, Gallimard, 1933 et 1959, « L’imaginaire », 1977 ; Inspirations méditerranéennes, Gallimard, 1940 et 1961, « L’imaginaire », 1998 ; Les grèves, Gallimard, 1957 et 1980 ; Voir Naples, Gallimard, 1973 et « L’Imaginaire », 1997.
Essais : Essai sur l’esprit d’orthodoxie, Gallimard, 1938 et 1961 ; Entretiens sur le bon usage de la liberté, Gallimard, 1948 ; Lexique, Gallimard, 1955 ; Albert Camus, Gallimard, 1968 ; La vie quotidienne, Gallimard, 1968 et 1982 ; Entretiens avec Louis Foucher, Gallimard, 1969 ; La dernière page, Ramsay, 1988.
Aux éditions Claire Paulhan : Carnets 1944-1971, 1999 ; Sous l’Occupation, 1997 et 2014.
EXTRAITS
L’homme qui ne reconnaît pas de valeurs est parfaitement libre. Cet homme, suivant Lao-Tzeu, considérant le laid comme corrélatif du beau et le mal comme corrélatif du bien, demeure à l’écart et laisse devenir les êtres ce qu’ils doivent devenir sans les contrecarrer. Rien ne vaut à ses yeux, et même rien n’existe à l’état de nature distincte. C’est de l’inexistentialisme, puisque les termes de l’équation du monde finalement s’annulent. Plus de valeurs.
C’est bien de retour à la Nature qu’il s’agit dans cet inexistentialisme.
Entretiens sur le bon usage de la liberté, p. 73.C’est en qualité d’homme du Nord que j’aimais déjà les pays du Midi. Une brume se tendrait donc toujours devant mes yeux d’hyperboréen et les paysages lumineux, non comme un rideau opaque mais comme un léger voile qui ajouterait aux images quelque poésie et les rendrait irréelles en quelque sorte, prêtes à se former et à se dissiper, toujours belles, trop belles, pas assez belles, bonheur refusé mais proposé, parfois accepté, toujours désiré, pas toujours voulu, constamment aimé.
Les grèves, p. 298.Il est vrai que certains spectacles, la baie de Naples, par exemple, les terrasses fleuries de Capri, de Sidi-Bou-Saïd, sont des sollicitations perpétuelles à la mort. Ce qui devrait nous combler creuse en nous un vide infini. Les plus beaux sites, les plus beaux rivages sont plantés de cimetières qui ne sont pas là par hasard ; on y voit le nom de ceux qui, trop jeunes, ont été pris de panique devant tant de lumière projetée en eux-mêmes. […]
Pourquoi dit-on d’un paysage ensoleillé qu’il est gai ? Le soleil fait le vide et l’être se trouve face à face avec lui-même – sans aucun point d’appui. Partout ailleurs le ciel interpose ses nuages, ses brouillards, ses vents, ses pluies et voile à l’homme sa pourriture sous prétexte d’occupations et de préoccupations…
Les îles, p. 86-87.[…] je me rappelle ce jour d’été où j’avais cueilli des fleurs des champs qui venaient de s’entrouvrir, éclatantes et parfumées. Je les admirais comme les symboles de cette poésie qui jaillit à travers tous les pores de la terre, à tout moment et à jamais. Et voilà qu’elles se fanaient tour à tour entre mes doigts et que j’étais obligé de les jeter les unes après les autres. […] Je croyais n’avoir jamais qu’à étendre la main pour cueillir de nouvelles fleurs, et je n’avais même plus le courage de le faire ; elles se ressemblaient toutes dès ce moment par leur néant. Croyant toujours pouvoir posséder tout, je ne tenais plus rien. Courant à travers ce labyrinthe de glaces que me paraissait maintenant l’Univers, je désespérais maintenant de saisir cette rose sans épines qu’est la plénitude lyrique de l’instant. Et je me souvins alors, mais alors seulement, de ce petit jardin d’Assise où, ivre de renoncement, François se jeta sur des rosiers pleins de ronces et où ceux-ci perdirent instantanément, et continuèrent à perdre tous leurs piquants. L’expérience religieuse se révèle inverse de l’expérience poétique. François avait désiré l’épine et il a obtenu la rose, pour toujours.
Pourquoi faut-il que nos voies soient si diverses ?
Inspirations méditerranéennes, p. 159-160.Quel âge avais-je ? Six ou sept ans, je crois. Allongé à l’ombre d’un tilleul, contemplant un ciel presque sans nuages, j’ai vu ce ciel basculer et s’engloutir dans le vide : ç’a été ma première impression du néant, et d’autant plus vive qu’elle succédait à celle d’une existence riche et pleine. […]
Au vide se substitue immédiatement le plein. Quand je revois ma vie passée il me semble qu’elle n’a été qu’un effort pour arriver à ces instants divins. Y ai-je été déterminé par le souvenir de ce ciel limpide que je passais si longtemps dans mon enfance, couché sur le dos, à regarder à travers les branches et que j’ai vu un jour s’effacer ?
Les îles, p. 24-29.Les muses chauves
Mon père, Robert Yergeau, est décédé il y a 5 ans, le 5 octobre 2011.
Il m’avait alors laissé des manuscrits de poèmes, qui ont été publiés conjointement par le Noroît et les Heures bleues dans le recueil Une clarté minuscule.Reste quelques lambeaux de poèmes comme celui-ci, dont mon père avait lui-même reconnu le côté HÉNAURME et que je souhaitais partager, en sa mémoire.
Hénaurme, certes, agressif, agressant, mais qui représente aussi totalement la thématique littéraire de mon père : vivre, dénoncer, et mourir.
« La mémoire n’est plus qu’un cri »
mais « vivre est ce cri »
que nous entendrons à jamais
jusqu’à ce que les miroirs n’y voient que du silence.Je t’aime,
Alexandre
Les muses chauves
Poèmes emprisonnés dans des éditions de luxe achetées par des collectionneurs
pis salissez pas le papier fin de Chine mes p’tits criss
salissez pas la poésie
lavez-vous les mains
la poésie pas montrable, pas regardable
le temps se défait maille à maille
l’horloge qui me fixe
c’est le temps qui montre son cul
ghetto de la terreur textuelle
on a communisé maoisé prolétarisé nationalisé textualisé québécisé franco-ontariennisé la poésieCelle qui agonise parmi les cervelles de verre brisé
le sort de nos solitudes
tout ce lyrisme n’est-il pas une extravagance ?Un grand fracas de mots et de sang dans la bouche
une grande frayeur sur les lèvresMorve urbaine
l’hystérie guette les bourreaux solitaires
les passants donnent tête première dans les jupes odorantes
gratte-ciel ivres, phallus lyriques
voie lactée des fils électriques
étoiles, verrues célestes
fonctionnaires qui musardez à l’ombre des tours incendiées
faux scaphandriers des profondeurs éteintes
hydres aseptisées qui allez crever au bout des ruelles de la beauté
et qui scalpez les muses chauvesAssaut nuptial
la poésie est le poison que boira l’avenir, ce revolverLe christ en croix
c’est l’ombre écartelée de mon enfance noireLe poème se coupe les veines
se pend au bout de sa phrase ininterrompueLes lèvres du poème, leur hauteur noircie
L’apaisement des pierres
apaisement et arrachementNous portons tous un livre immense, monstrueux que nous n’écrirons jamais.
Chaque livre est un espace mutilé
Dictionnaire aphasique des poètes québécois et franco-ontariens. Les luckyluke universitaires qui théorisent plus vite que leur ombre. Prenons les livres des morts québécois et franco-ontariens, les anthologies de Mailhot et Nepveu et de Dionne. Faisons le compte des cadavres en putréfaction qui encombrent ces cimetières. Un interné permanent, un suicidé de la société, un eunuque exploréen, un indépendantiste qui accepte le prix Molson, quelques curés défroqués qui égrènent leurs poèmes comme des chapelets ne font pas un printemps poétique. Jean Tétreau s’imagine que François Hertel est le plus grand poète du siècle.Lucien Francœur annonce des hamburgers.Claude Beausoleil a été l’un des porteurs de la tombe de Miron. Égouts et dégoût de la poésie. La poésie aux rats. La poésie est un dépotoir. Nous respectons les éboueurs, ils font leur travail. Que les poètes fassent le leur. La passion des déchets. Est-ce le début de l’escalade ?
Il faut lire les poètes québécois et franco-ontariens.
Robert Yergeau, octobre 2011
Les cendres
Ils sont arrivés par la porte dérobée d’un chapitre. Chacun trouvant naturellement sa place sur la pelouse grise qui s’enfonce dans le sol mouillé de la petite maison de la rue des Figuiers. À ne pas les compter, on aurait dit qu’ils étaient tous là.
Ils ne se connaissent les uns les autres que de nom, comme de vagues cousins dont on a toujours plus ou moins entendu parler, à demi-mot. Certains, plus curieux, cherchent dans l’attitude de leur voisin un trait de ressemblance, un geste qui s’échappe, une consanguinité d’encre. Mais le point le plus commun entre tous ces personnages est cette sévérité qui les habite tous, une allégeance au drame auquel personne n’a pu échapper.
Si les hauts immeubles qui bordent la petite propriété confisquent tout espoir d’intimité, le vieux cèdre au fond du jardin ne se laisse pas impressionner par cette effusion de béton. Teresa, la dernière compagne de Simenon, a installé tout près de l’arbre une petite table que le sol condamne à être bancale. Un meuble inclassable, se situant entre le guéridon et la table de chevet. Sur l’autel à trois pattes repose l’urne du défunt. L’homme à la pipe, coiffé d’un chapeau mou, n’est plus que cendres dans un vase en porcelaine de Tournai. Ses dernières volontés étaient d’être répandu en une poussière grise autour de cet arbre qui a déjà accueilli les cendres de Marie-Jo, sa fille, morte onze années auparavant. Teresa, la cajolante la consolante, Teresa, le baume aux douces rides. Teresa, la femme de toutes les femmes, est la seule personne de chair. Alors que les enfants du romancier ont été tendrement tenus à l’écart, des ombres de papier évadées de ses multiples livres planent dans l’épaisseur nocturne. Teresa se moque bien de leur présence, elles ont la translucidité des fantômes et puis de toute manière, Teresa n’aime que Simenon.
Hector Loursat (Les inconnus dans la maison), avocat à Moulins, ce même Loursat qui pratique l’art du bourgogne et celui du mépris vis-à-vis de sa fille, avance de quelques pas sous le regard de Jules Malétras, havané à souhait (Le bilan Malétras). Que peut bien vouloir faire cet homme par trop usé qui ne plaide désormais plus que dans sa cave ? se demande-t-il.
Antoine (La mort d’Auguste) a fermé le bistrot des Halles, Chez l’Auvergnat, il est accompagné de ses deux frères, Ferdinand et Bernard. L’un est juge d’instruction et l’autre vit aux crochets de gens trop crédules qui lui confient leurs économies. Bernard porte un col de loutre de Sibérie et scrute dans l’assistance des candidats pour agrandir son pigeonnier. Mais a-t-il oublié que chacun, ici présent, n’est déjà que trop accaparé par sa propre histoire ? D’ailleurs, il gesticule et se plaint à mots couverts d’avoir été injustement décrit par l’écrivain aux quatre cents livres.
— Vous n’êtes pas moins bien Lotti que moi, lui rétorque le gardien de la gare (Le nègre) dont le bagage narratif n’a jamais dépassé le bistrot, juste de l’autre côté de la voie ferrée où il écluse sa rancœur.
Il semble que Teresa ait puisé dans la garde-robe d’Édith Piaf pour y dégotter un rien de chiffon ; un tissu noir lui gomme les hanches en tombant abruptement. Elle se moque bien d’être belle, elle se moque bien de ces créatures de papier qui gesticulent derrière elle, qui cherchent sans doute une légitimité plus importante que celle de leur voisin. Elle est la seule personne véritablement incarnée dans ce jardin, à part l’arbre bien entendu qui ne parle plus qu’en siècles.
Bib explore chaque coin du jardin en levant la patte, Allard son maître n’est certainement pas très loin (L’homme au petit chien). Une tapineuse, de celles qui racolent les fonds de chapitre et dont le petit nom a été oublié par tous les lecteurs, prend l’animal dans ses bras pour l’embrasser. Les hommes la défrisent tant qu’elle en est venue à aimer les caniches. Une de ses collègues de la rue, dont les talons s’enfoncent dans la terre humide, avance en titubant. Elle n’est pas vraiment ivre, c’est plutôt la vie qui n’a jamais été une ligne droite pour elle. Elle est bien décidée à rendre à Simenon ce qu’il lui a prêté de plus intime : son rouge à lèvres. Pour ce faire, elle se penche vers l’urne et l’embrasse du plus copieux baiser. La porcelaine de Tournai, vieille fille toujours triste à mourir, habituellement assignée aux services à thé, aux soupières et aux vases mélancoliques, se rehausse d’une empreinte qui ferait rougir une coupe à champagne.
Le volet américain de Simenon est représenté notamment par Justin Ward (Un nouveau dans la ville), Ward ou Kennedy, on ne sait plus. On le reconnaît surtout à son manteau trois quarts plutôt court qui hésite entre la canadienne et l’imperméable d’un inspecteur de police. De tous les romans de Simenon, c’est probablement celui qui offre la plus belle introduction.
Mais c’est la fin qui compte, se défend Maudet, dont l’histoire s’est égarée à Panama (L’aîné des Ferchaux) tandis qu’Émile, hexagonal et parisien à tout rompre (Le chat), lui, regarde l’urne de ce père qui l’a affublé de tant de silences.
La jeune Maude Leroy (Strip-tease) se moque bien de ces comparaisons sans importance. Sa place à elle, elle ne la connaît que trop bien, elle l’a d’ailleurs gagnée de haute lutte en se déshabillant au Monico. Son talent se mesurant en bouteilles de champagne, à la fin de chaque soirée, Simenon ne lui dessinait que de sublimes robes de bulles. Tati (La veuve Couderc), qui verse plutôt dans la laine bien épaisse, un châle fait au crochet couvrant ses solides épaules, trouve que la gamine est bien maigre pour tenir un rôle aussi exigeant. C’est pourtant ce bout de femme avec de timides éclosions de fesses qui allume une pipe bourrée de Dunhill mélange spécial. Teresa tient absolument à ne pas céder aux débordements de ces présences sourdes dont les froissements ont fait fuir la vieille chouette. L’odeur très subtile du tabac rappelle à chacun ses origines ; Teresa s’approche du cèdre, elle prend le vase sous son bras comme une amphore de Carthage et jette de délicates poignées de cendres en l’air. Maude Leroy tire sur la pipe et amorce des nuages épais de fumée ronde dont le bleuté traverse les cendres qui retombent tout doucement sous la bienveillance d’un clair de lune.
Et chacun de se demander lors de cette cérémonie, du plus humble figurant au personnage le plus torturé : Mais où donc est passé le commissaire Maigret ?
* Photographie de Georges Simenon tirée de Simenon, Album de famille : Les années Tigy, Libre Expression, 1988.
Kebir Mustapha Ammi, faiseur d’éclopés formidables
Il s’appelle Kebir Mustapha Ammi, il est né à Taza, une petite ville de l’est du Maroc, de père algérien berbérophone, de mère marocaine arabophone.
Il est installé en France maintenant, après avoir vécu un peu plus d’un an en Grande-Bretagne et quelques années aux États-Unis. Il a enseigné l’anglais et il écrit en français. C’est un enfant des seuils, un écrivain des adhésions (et des rébellions) linguistiques et identitaires multiples. Plus que tout, c’est un écrivain qui vient vers le . . .
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Ne tirez pas sur le biographe : Claude Jutra tel que vu par Yves Lever
Yves Lever est l’historien du cinéma le plus en vue au Québec et l’auteur de nombreux ouvrages majeurs dont la magistrale Histoire générale du cinéma au Québec (Boréal, 1995 [1988]), qui reste inégalée à ce jour. Son plus récent livre est une biographie phénoménale sur Claude Jutra (1930-1986) – le prolifique réalisateur québécois – considéré de son vivant comme le fondateur du cinéma de la modernité québécoise.
Plusieurs des films de Jutra demeurent des jalons du cinéma d’ici : Il était une chaise (1957, coréalisé avec Norman McLaren), Félix Leclerc, troubadour (1958), La lutte (1961, création collective), À tout prendre (1963), Mon oncle Antoine (1971), Kamouraska (1973) et tant d’autres. Lors de sa parution, quelques passages de cette biographie révélant la pédophilie du cinéaste ont causé des remous ; Nuit blanche a voulu discuter sérieusement de l’intégralité du livre avec le biographe.
À la fois l’homme et l’œuvre
Yves Laberge : Yves Lever, comment avez-vous fait pour mettre bout à bout la vie et l’œuvre de Claude Jutra et en faire un livre ?
Yves Lever : C’est un vieux cliché de dire qu’on écrit le livre qu’on aimerait lire ; qu’étant donné qu’il n’existe pas, on l’écrit. C’est ainsi pour la biographie. J’avais déjà récolté beaucoup de documentation sur Jutra ; je savais qu’il y avait des fonds Claude Jutra à la Cinémathèque québécoise et à l’UQAM. Jutra conservait presque tout (des billets de vaporetto de Venise, des factures de motel lorsqu’il allait travailler à Toronto) et toute sa documentation. Il a beaucoup écrit, pendant son adolescence et jusque vers l’âge de 30 ans. Il écrivait pas mal de lettres, il en recevait aussi. Il gardait sur lui un petit carnet pour noter des idées de films, de scénarios, des débuts de poèmes, de chansons. Tout cela, c’était extraordinaire. C’est ainsi que j’ai découvert un tout autre Claude Jutra, qu’on ne connaissait pas ou très peu.
Regardez-moi tel que je suis
Y. L. : En définitive, qui était Claude Jutra ?
Y. Lever : Un être assez tragique, au fond, qui se sait une sorte de mythe dans le monde du cinéma québécois. Il le sait très rapidement parce qu’on le lui dit. Dès 1962, il est déjà une sorte de mythe et il sait pourquoi. Et surtout, ses collaborateurs disent tous qu’il est une source d’inspiration, parce qu’il est un être souverainement libre.
Beaucoup savent déjà qu’il est homosexuel et qu’il n’a pas de famille ; il n’a jamais eu de blonde steady ou de chum steady. Il était toujours très disponible : pour participer à la création de la Cinémathèque canadienne [à Montréal], au premier syndicat des cinéastes. Il aimait le cinéma, et les jeunes cinéastes, ses jeunes collègues, l’invitaient tout le temps : « Viens faire un tour dans ma salle de montage pour voir », et « toi, qu’est-ce que t’en dis ? »
Il était très disponible pour aider tout le monde. C’est pourquoi il est devenu une sorte de mythe, parce qu’il avait aussi, comme dit Nietzsche – que je cite dans le livre –, il avait ce talent de faire apparaître chez les autres le meilleur d’eux-mêmes. C’est ainsi que j’ai découvert dans les premiers mois cette personnalité absolument fascinante ; cela me confortait dans le projet de raconter sa vie.
Je savais que ce ne serait pas facile, mais je voulais connaître l’ensemble de sa personnalité. Je ne l’avais pas rencontré personnellement, je l’avais seulement croisé à la Cinémathèque, quelques fois ; je savais qu’il avait un côté chaleureux, mais distant, assez opaque, dans ses contacts.
Y. L. : C’est aussi ce que j’avais senti. Mais les archives ne disent pas tout…
Y. Lever : La dernière étape de la recherche a été de mener des entrevues avec des gens qui l’avaient bien connu, des collègues ou certains amis, des parents ; c’est une étape fantastique de mon travail. Et je savais qu’une partie de la documentation – dont une portion du journal personnel – ne serait pas accessible avant 2040. Les entrevues pourraient combler certains vides.
Y. L. : Et cela représente combien d’années de travail ?
Y. Lever : Ça n’a pas été à plein temps : presque trois ans, quand même ! Mais j’avais aussi d’autres projets. Plus on entre dans ce qui nous apparaît comme la sphère intime de quelqu’un, plus cela devient prenant. Ce n’est pas parce qu’on veut en savoir plus, mais seulement parce que ce « quelqu’un » nous habite.
Y. L. : Diriez-vous que Jutra est attachant malgré tout ?
Y. Lever : C’est la caractéristique de son type de personnalité. Ses parents recevaient beaucoup, il a grandi dans un milieu où il a pu rencontrer énormément de gens. Son père était radiologiste, chef du Département de l’université de Montréal, et en même temps chef à l’Hôtel-Dieu de Montréal ; il aimait les arts et collectionnait les tableaux. Il invitait à la maison de jeunes peintres québécois comme Borduas et Riopelle, des vedettes françaises de passage comme les Compagnons de la Chanson, tout ce monde débarquait chez les Jutras. Claude Jutra était très stimulé par sa mère et son père. Il jouait de la guitare, un peu de piano, il voulait tout essayer.
C’est autour de l’âge de 30 ans qu’il a décidé que le cinéma était la seule chose qui allait compter. Selon ce que j’ai lu dans les archives, il n’a à peu près plus jamais écrit de poésie. Il s’est moins intéressé à la musique. Il n’a presque plus fait de peinture, sauf durant les deux ou trois dernières années de sa vie.
Comme il perdait la mémoire, il voulait réessayer d’exprimer des choses avec la peinture étant donné qu’il ne pouvait plus les exprimer avec des mots.
Mettre en scène sa propre mort
Y. L. : Il y a une période méconnue durant laquelle Jutra tourna en anglais des adaptations de livres de Margaret Atwood et de Mordecai Richler.
Y. Lever : À Toronto, les gens aimaient beaucoup Jutra. Cela lui a permis de réaliser six longs métrages en quatre ans ; il a commencé en 1976 et les tournages se sont terminés en 1980, même si les films sont sortis jusqu’en 1982. Il rencontrait des gens intéressants comme Saul Rubinek, un tout jeune comédien avec un humour juif, que Jutra avait connu parce qu’à un certain moment, il était un peu ami avec Leonard Cohen. D’ailleurs, c’est Leonard Cohen qui a fait la version anglaise et les sous-titres anglais du film À tout prendre.
Y. L. : En somme, À tout prendre reste son film central.
Y. Lever : À tout prendre est un film capital. Dans le milieu, on croit qu’il a tout dit ce qu’il avait à dire ; il en a peut-être dit un peu plus parce que les scènes fantasmatiques avec des espèces d’ennemis qui veulent le tuer, ce n’est pas facile à intégrer à l’ensemble. Mais c’est le film où il dit vraiment : « Regardez-moi, regardez-moi tel que je suis ». Dans ce film, il va dire que parce qu’il n’a pas connu la guerre, il n’a pas connu l’amour ; mais en même temps il revient sur son enfance, son passé, sur sa liaison avec Johanne Harrelle (au fond, c’est un amour très bancal selon la biographie que Johanne Harrelle a écrite sur ces années-là). Il a voulu y mettre beaucoup de choses ; c’est un film qu’on fait une fois dans sa vie.
Y. L. : Et il a voulu mettre en scène sa propre mort…
Oui, dans À tout prendre. Et pourtant, Jutra ne pouvait pas prévoir que ça pouvait être ainsi ; mais il s’était déjà jeté en bas d’un pont dans son court métrage expérimental, celui tourné après Le dément du lac Jean-Jeunes (1948), le petit film de 15 minutes Mouvement perpétuel (1949).
Les « autres pages » du livre
Y. L. : Êtes-vous satisfait malgré tout de la réception de votre livre ?
C’est un peu dommage que les gens n’acceptent pas facilement ce que j’affirme dans deux ou trois paragraphes où il est question de pédophilie. Cela m’a été confié plusieurs fois et de façon confidentielle. J’ai garanti aux personnes concernées qu’elles ne seraient pas citées textuellement, que je ne dévoilerais pas de noms, que je ne raconterais pas ce qui s’est passé. Alors les gens n’ont pas aimé cela. Certains ont dit que j’avais fait le travail à moitié, que j’avais juste suscité l’intérêt sans répondre à rien. Mais je ne pouvais rien dire de plus.
Après cela, on a commencé à regarder le livre.
Y. L. : Les autres pages du livre.
Y. Lever : Oui, les autres pages du livre. Et moi, j’en suis très heureux parce que j’ai reçu beaucoup de courriels de gens qui ont lu le livre en entier et qui m’ont dit : « On a accordé beaucoup trop d’importance », « on a réagi beaucoup trop vite »… Je conçois facilement que la situation s’avérait problématique pour la Soirée des prix Jutra 2016, d’autant plus qu’un des films finalistes dans la catégorie « Meilleur court ou moyen métrage de fiction » s’intitulait Le pédophile !
Par ailleurs, renommer la salle Claude-Jutra de la Cinémathèque, le parc de Montréal qui portait son nom, tout cela s’est fait trop vite selon moi. J’en avais parlé chez Boréal : comme les événements de pédophilie remontaient à plus de 30 ans, on pouvait penser que cela ferait une petite bombe, on n’avait pas pensé que ce serait une bombe atomique. C’est allé très loin. Puis il y a eu une enflure médiatique.
Y. L. : À propos de quelques pages.
Y. Lever : Au fond, il s’agit de deux ou trois paragraphes. Et ce qui est vraiment spécial, c’est que j’ai reçu un certain nombre de courriels de gens inconnus qui me disaient : « Écoutez, je suis content que cela ait amené la question de la pédophilie sur la place publique, qu’on en parle un peu plus, parce que j’ai moi-même subi quelque chose d’analogue, et que plus on en parle, plus c’est libérateur ». De cela je suis heureux.
Certains disent que ça avait été organisé pour vendre le livre. Mais on voulait tout le contraire ; c’est pour cette raison qu’on a mis cette information au milieu du livre. Dans la première version, en avant-propos, il y avait un petit paragraphe sur les amours de Jutra, un petit paragraphe de résumé. Puis on a dit : « non, on va l’enlever de l’introduction ; on va le déplacer ».
Y. L. : Il y a quelque chose de monstrueux dans un tout beaucoup plus complexe.
Voilà ! Chez tout être humain, il y a des zones d’ombre et des ombres qui peuvent aussi être très noires. On est contre mais, mais il n’y pas que du laid.
Il y a tellement de choses intéressantes dans les films de Jutra et pour cela, il ne faudrait pas qu’on arrête de les visionner. Si j’étais encore professeur de cégep, je montrerais comme je l’ai toujours fait Félix Leclerc, troubadour, et des extraits de Mon oncle Antoine. Il n’est pas question de retirer les films de la Cinémathèque québécoise. Personne ne va dire « on va arrêter d’étudier le cinéma de Jutra » dans les collèges et les universités.
Notre conversation se poursuit encore longtemps car le professeur Yves Lever connaît parfaitement bien les films de Claude Jutra et sait les mettre en contexte, les comparer et les opposer à partir de divers exemples. Les œuvres et la vie privée de Jutra sont intimement reliées ou parfois transposées – plus que c’est le cas pour tout autre cinéaste d’ici – dans des situations que le biographe sait reconnaître. Dès ses premières années à l’ONF, il a été un artisan du cinéma, un passionné du montage, un expérimentateur. Sa liste de films marquants est impressionnante et enviable. Mais surtout, c’est la place unique de Jutra dans le cinéma québécois, voire canadien, qui retient notre attention. Non seulement il a travaillé dans « les deux Canadas », mais sa production filmique a fait l’admiration de tous les historiens du cinéma québécois et canadien. Son long métrage Mon oncle Antoine (1971) a longtemps été considéré comme « le meilleur film canadien de tous les temps ». À la fois intuitif et innovateur, Claude Jutra a pu saisir une partie de l’identité collective des Québécois, et il l’a fait avant tous les autres.
* Claude Jutra, Jacques Gagnon et Jean Duceppe durant le tournage de Mon oncle Antoine. ©Cinémathèque québécoise.
Passer de Va et poste une sentinelle à Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur
L’ordre dans lequel paraissent les ouvrages d’un auteur ne respecte pas toujours le calendrier de leur rédaction. Tel manuscrit, refusé par un éditeur, peut dormir dans un tiroir jusqu’au jour où un succès mirobolant couronne un livre plus récent du même auteur.
Subitement, la signature de la nouvelle vedette accroît sa valeur marchande. Il arrive alors que l’éditeur s’informe : « Auriez-vous quelque chose dans vos tiroirs ? » Généreux et amnésique, le tiroir livre alors ce qui avait fait l’objet d’un rejet… Harper Lee avait-elle un tel tiroir ? On peut parier que oui.
Que dit L’oiseau moqueur ?
Commençons par comparer les contenus et les contenus seulement ; la datation attendra son heure. Lisons d’abord Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur1, pour la banale raison que la narratrice des deux bouquins est plus jeune dans ce roman que dans l’autre. D’abord la parole de l’enfant, tout à l’heure celle de l’adulte. Cette fillette, Jean Louise Finch, alias Scout, est privée de mère et n’en idolâtre qu’avec plus de ferveur son père qui, de toute évidence, le mérite bien. Blanc, avocat compétent et respecté, respectueux de l’exemplaire femme noire qui ordonne la maison, Atticus Finch vomit les préjugés racistes de la population blanche de son Alabama. Quand on lui confie la défense d’un jeune Noir accusé d’avoir violé une jeune Blanche, Atticus a beau savoir son client condamné d’avance, il consacre quand même toute son habileté et son éloquence à établir son innocence. Le procès est suivi par toute la communauté de la petite localité de Maycomb ; nul ne se demande si Atticus a exhumé la vérité, tous attendent du jury blanc qu’il affirme la culpabilité du Noir. Scout est ostracisée, car son père est perçu comme un « ami des nègres » et donc méprisé.
L’auteure, Nelle Harper Lee, place au cœur de ce roman le développement de la pensée sociale de sa jeune narratrice. Atticus, pédagogue dans l’âme, répond aux questions de Scout, lui apprend à privilégier la voix de la conscience. Si le droit ne parvient pas à triompher, qu’au moins l’effort ait été consenti. Pour soutenir le regard d’Atticus, Scout hausse les exigences de sa conscience.
Quand tombe, comme prévu, l’ignoble verdict de culpabilité, le père et la fille ne sont pas pour autant hors de peine. Au péril de sa vie, Atticus, redoutant le lynchage, s’installe à la porte de la prison où tremble le condamné. Face à la horde, il n’aurait probablement pas fait le poids si Scout n’était venue opposer son émouvante fragilité aux justiciers belliqueux. La connivence entre le père et la fille accède à l’osmose.
Vingt ans plus tard
Va et poste une sentinelle2 ramène Jean Louise Finch dans le décor et la société de son enfance. La décennie 1950 est traversée par les tensions raciales et l’Alabama les ressent plus vivement que le New York où la jeune femme s’est installée. Qui dit tensions ne dit pourtant pas changements. À Maycomb, les anciennes compagnes de Jean Louise portent sur les Noirs le même regard méprisant qu’auparavant. La tante Alexandra, bien que sœur d’Atticus, a même alourdi ses préjugés. Jusqu’à un certain point, Jean Louise prévoyait cette écrasante possession tranquille de la vérité, mais elle tablait sur son père pour lui faciliter son retour aux sources. Après tout, pense-t-elle, deux semaines, c’est vite passé ! Elle avait tout faux.
En assistant à une réunion des notables de Maycomb, Jean Louise sursaute : son père siège au côté d’un orateur au verbe furieusement raciste ! Pire encore, Atticus se tait malgré les insanités qui, il y a vingt ans, le faisaient bondir. Le repère fiable entre tous, l’homme incorruptible par excellence, le voilà englué dans des fréquentations honteuses. L’auteure répercute en des pages terribles le désarroi de Jean Louise. « Tout cela n’était sans doute, n’était peut-être, n’était encore qu’un terrible malentendu. Son esprit refusait d’accepter ce que ses yeux et ses oreilles lui disaient. » L’esquive lui est pourtant interdite, tant s’opposent l’Atticus de jadis et le trop conciliant Atticus qui lui succède. L’admiration se transforme en charge débridée contre lui. Aucun bémol, aucune autocensure, l’amour trahi mord et déchire.
Père et fille, servis par leur vieille intimité, reprennent pourtant le dialogue. « Oui, père, dit Jean Louise, je suis contrariée. Ce conseil des citoyens auquel tu participes. Je trouve ça monstrueux et je te le dis comme je le pense. » La discussion qui s’engage alors entre le père et sa fille projette à l’avant-scène rien de moins que la Constitution des États-Unis et ses divers amendements ! Le droit au secours de l’affection…
D’un temps…
Étonnamment, à condition d’entrevoir le culte des Étatsuniens pour leur Constitution et moyennant un brin de supputation, ce survol des contenus établit la datation des manuscrits et explique la distance entre les deux bouquins.
Risquons ceci. Jeune encore, munie d’une certaine connaissance du droit, Nelle Harper Lee estimait que l’éradication du racisme fulminant de l’Alabama passait par un travail au ras du sol et par l’évolution de l’État plutôt que par l’intervention des hautes et lointaines instances judiciaires. À ses yeux encore candides, l’Alabama risquait la tutelle s’il s’en remettait aux ukases de Washington et de la Cour suprême. À s’en tenir aux textes légaux, Harper Lee avait raison. Contrairement au Canada, les États-Unis professent comme doctrine que les pouvoirs résiduaires appartiennent aux États et non à l’autorité fédérale. Autrement dit, ce qui n’est pas explicitement confié au palier fédéral par la Constitution demeure le fief jalousement préservé de chacun des États. Tolérer l’intrusion du fédéral dans la zone que la Constitution réserve aux États, ce serait bouleverser le délicat équilibre qui régule les relations entre le pouvoir central et les États. Dès l’instant où Atticus rappelle ce risque à sa fille, un dénominateur commun les rattache à nouveau.
On voit l’enchaînement. Atticus interroge sa fille : « ‘Jean Louise, quelle a été ta première réaction quand tu as appris la décision de la Cour suprême ?’ / Cette question ne présentait aucun danger. Elle lui répondrait. / ‘J’étais furieuse’, dit-elle. […] / ‘Pourquoi ?’ / – Eh bien, parce que ça recommençait, père, une fois de plus ils nous disaient ce que nous devions faire ».
Père et fille tiennent ainsi le même langage. La Cour suprême, dans son désir de juguler le racisme, enfreint l’amendement constitutionnel qui, à leurs yeux, importe par-dessus dans l’équilibre étatsunien : « En voulant respecter un amendement, dit-elle, j’ai eu l’impression qu’ils en trahissaient un autre. Le Dixième. Ce n’est qu’un tout petit amendement, une seule phrase, mais celui qui, je ne saurais expliquer pourquoi, semblait le plus important de tous ».
Conscient du tour juridique qui emporte la discussion, l’éditeur Grasset éprouve ici le besoin de reproduire cet amendement en note infrapaginale : « Les pouvoirs qui ne sont pas délégués aux États-Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux États, sont réservés aux États ou au peuple ». Du coup se trouve décodé le titre du bouquin : l’équilibre que vénèrent d’un même respect Atticus et Jean Louise exige la surveillance incorruptible d’une sentinelle. Serait-elle absente ou distraite que l’indésirable pénétration de la bureaucratie fédérale déferlerait. Mieux vaut, pourrait conclure Atticus, mener contre le racisme une humble et patiente offensive régionale que d’endurer les gros sabots de Washington.
… à l’autre
Malgré l’impressionnant gabarit des personnages créés par la jeune auteure et la densité des échanges entre eux, l’éditeur auquel Nelle Harper Lee a soumis son manuscrit il y a un demi-siècle avait donc un peu raison d’hésiter. L’argumentation d’Atticus allait dérouter au moins une partie de l’auditoire : d’une part, par son aspect technique ; d’autre part, par le manque de familiarité d’un pourcentage de l’auditoire avec la Constitution étatsunienne et ses amendements. Par ailleurs, l’auteure manifestait à l’époque un optimisme peu compatible avec la virulence du racisme. C’est ainsi qu’elle écrit, dans Va et poste une sentinelle : « Atticus mit sa carrière en jeu, mit à profit les failles de l’accusation, mit tout son cœur dans sa plaidoirie devant les jurés et réussit ce qui ne l’avait encore jamais été ni ne le serait jamais plus dans l’histoire du comté de Maycomb : il avait obtenu l’acquittement d’un Noir accusé de viol » (je souligne). Peu plausible.
Un intérêt différent
On peut donc conclure, de conserve avec l’une des traductrices, Isabelle Hausser, à l’antériorité de la rédaction du livre paru un demi-siècle après l’autre. Écrit en premier lieu, Va et poste une sentinelle a, par décision d’un éditeur en prise directe avec son époque, attendu pendant des décennies son contact avec le public. Est-ce à dire que seul l’immense mérite de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur justifie la publication de l’autre bouquin ? Ce serait injuste de le croire : sans lui, la dimension politique de l’œuvre de Nelle Harper Lee échapperait à l’attention.
En un demi-siècle, Washington a, en effet, modifié à son avantage l’équilibre que prévoyait la Constitution des États-Unis entre le pouvoir fédéral et celui des États. Face au refus de certains États d’agir contre la ségrégation, Washington a imposé ses principes et ses priorités. Ce qui était perçu comme une intrusion abusive au temps de Va et poste une sentinelle était devenu une politique à laquelle le pays entier devait se plier. Passer de Va et poste une sentinelle à Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, c’est mesurer le chemin parcouru. Pour le meilleur et pour le pire : d’un côté, une meilleure équité pour les Noirs ; de l’autre, un recul pour l’autonomie des États. D’un côté, un roman à forte teneur politique ; de l’autre côté, une œuvre littéraire émouvante et superbement structurée.
L’auteure est décédée le 19 février 2016 à l’âge de 89 ans.
* Gregory Peck (Atticus Finch) et Brock Peters (Tom Robinson) dans le film To Kill a Mockingbird/Du silence et des ombres (1962) d’après le roman de Harper Lee (prix Pulitzer 1961).
** Robert Duvall et Mary Badham dans To Kill a Mockingbird.
1. Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, trad. de l’américain par Isabelle Stoïanov, traduction revue par Isabelle Hausser, Grasset, Paris, 2015, 477 p. ; 29,95 $.
2. Harper Lee, Va et poste une sentinelle, trad. de l’américain par Pierre Demarty, Grasset, Paris, 2015, 335 p. ; 29,95 $.EXTRAITS
Le secret d’Atticus Finch était d’une simplicité telle qu’elle confinait à la plus profonde complexité : là où la plupart des hommes se fixaient un code de conduite puis s’évertuaient à le suivre, Atticus se tenait au sien à la lettre sans effort, sans fanfare et sans se perdre dans les abîmes d’introspection.
Va et poste une sentinelle, p. 139.Atticus Finch s’occupait rarement des affaires de droit pénal ; il ne s’y intéressait guère en général. S’il avait accepté celle-ci, c’est parce qu’il savait que son client était innocent et qu’il ne pouvait tolérer en son âme et conscience de voir ce jeune Noir finir en prison à cause de la plaidoirie médiocre d’un avocat commis d’office.
Va et poste une sentinelle, p. 134.– On ne peut pas dire que tu aies fait preuve d’une grande discrétion, Jean Louise. Cet après-midi, j’ai essayé de t’aider de manière détournée pour te faciliter les choses, préparer le terrain, amortir le choc…
– Quel choc, Oncle Jack ?
– Celui de découvrir le monde réel.
Va et poste une sentinelle, p. 316.– Francis, que racontes-tu ?
– Tu as très bien compris. Grand-mère dit que c’est déjà assez grave de vous laisser devenir des sauvageons, mais que si, maintenant, il [Atticus] se transforme en ami des nègres, on ne pourra plus se montrer dans la rue à Maycomb. Il porte atteinte à la réputation de la famille, figure-toi.
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, p. 142.Je me retrouvai au milieu du club des Oisifs et me fis aussi discrète que possible. C’était un groupe de vieux messieurs en chemise blanche et pantalon de serge à bretelles, qui avaient passé leur vie à ne rien faire […]. Atticus disait qu’en critiques attentifs des affaires passant en jugement, à force de fréquenter la cour, ils connaissaient aussi bien la loi que le président de la Cour suprême.
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, p. 269.Mais il y a un cas dans ce pays où tous les hommes naissent égaux, il y a une institution humaine qui fait du pauvre l’égal d’un Rockefeller, du crétin l’égal d’un Einstein et de l’ignorant l’égal de n’importe quel président d’université. Cette institution, messieurs, c’est la justice.
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, p. 337.Simone Chaput
Simone Chaput est l’une des voix les plus originales de la littérature franco-manitobaine, mais elle est aussi une de celles qui sont les moins connues à l’extérieur de sa province d’origine. Romancière et nouvelliste, Chaput se distingue par une écriture riche en descriptions, toute en nuances et résolument axée sur l’intime.
Fréquemment lues pour leur caractère exotique, les littératures acadienne, franco-ontarienne ou franco-manitobaine ne percent sur les scènes québécoise ou internationale que lorsqu’elles abordent des thématiques propres à l’identité collective, à la survie de la langue française ou à la difficulté de vivre en français dans un milieu majoritairement anglophone. Les œuvres qui, comme celle de Chaput, privilégient les récits familiaux et les drames individuels atteignent trop peu souvent la reconnaissance à laquelle elles ont droit. Pourtant, le talent de l’auteure est reconnu, au Manitoba, dès la parution de ses deux premiers romans, La vigne amère (1989) et Un piano dans le noir (1991), qui remportent, chacun, le prix Rue-Deschambault1. Dès ces premières œuvres, la romancière met en place l’univers imaginaire qui sera le sien : des familles complexes et meurtries, des jeunes femmes en quête d’elles-mêmes et une tension continue entre le milieu d’origine et un ailleurs vu comme un lieu de découverte de soi. Elle y trouve également sa voix : un style sobre, une langue épurée, des jeux de voix narratives parfois complexes et des descriptions empreintes de sensualité qui confèrent aux romans une grande force d’évocation.
Détresse existentielle et désir d’évasion
Le talent de Chaput réside dans une écriture toute en nuances qui raconte des drames humains avec délicatesse et tendresse. Les protagonistes – le plus souvent des jeunes femmes – sont à un moment charnière de leur vie et doivent faire des choix qui détermineront leur avenir. Les rapports qu’elles entretiennent avec leurs parents sont particulièrement tendus. Elles cherchent à fuir un milieu qu’elles jugent contraignant, mais finissent habituellement par trouver leur voie et une certaine sérénité. C’est n’est toutefois pas le cas dans La vigne amère, qui offre la représentation la plus tragique des tensions familiales. Dominée par un père cruel, qui bat et humilie sa mère, Judith Mathieu rêve d’évasion. Elle rencontre Paul, un artiste manitobain, qui lui fait espérer qu’elle pourra échapper à son destin en s’envolant pour le Canada, mais le rêve se révèle impossible. Le second roman de Chaput, Un piano dans le noir, présente une version plus positive des tensions familiales, puisque le voyage en Europe et le retour au pays natal permettent un renouveau identitaire. Andrée Bougard sombre dans un désespoir qui la pousse à abandonner sa carrière de pianiste et à fuir son milieu d’origine, à la suite d’une rupture amoureuse et du décès d’une amie, victime d’un acte terroriste. Son séjour en Grèce est cependant écourté lorsqu’elle apprend que son père a souffert d’un infarctus. Elle rentre à Winnipeg où les obligations familiales, mais surtout l’acceptation que tout est instable dans la vie l’amèneront à se forger une nouvelle identité.
Le Manitoba et le monde
La quête de soi des personnages passe donc par le voyage. Comme Judith Mathieu, qui rêve de venir s’installer au Canada, et Andrée Bougard, qui séjourne en Europe afin de fuir son passé, les personnages du Coulonneux (1998) entendent l’appel du lointain. Les cinq parties du roman présentent, dans un chassé-croisé, la perspective de chacun des quatre personnages principaux : Gabriel Tardif, ses jeunes voisines d’enfance, Camille et Amandine Collard, et leur grand-père Léopold, un éleveur de pigeons voyageurs d’origine belge traumatisé par la Seconde Guerre mondiale, qui tue, une nuit de grandes souffrances, les oiseaux qui symbolisent pourtant pour lui le retour possible à un avant ou à un ailleurs. Par hasard, Gabriel quitte Saint-Boniface le même jour. Il sillonne pendant sept ans les routes se rendant jusqu’au Mexique où hanté par des images de Camille il décide de rentrer au pays. Mais Camille est disparue : elle a pris un train pour une destination inconnue la nuit de la folie meurtrière de son grand-père. Elle vit à présent dans le nord du Manitoba, chez une femme aussi farouche qu’elle, à l’insu de sa sœur Amandine, qui la croit morte noyée. Amandine, qui devait prendre le large avec son copain le soir du drame, est finalement la seule qui reste à Winnipeg, mais à son corps défendant. Parfois, quand elle ne peut plus tenir en place, elle part avec des camionneurs qui s’arrêtent au restaurant où elle travaille. Le roman se termine sur la réconciliation d’Amandine avec son passé et l’espoir de Gabriel qu’un jour Camille reviendra. Ce roman, un des plus réussis de Chaput, marie monde réel et monde imaginaire, trouve les mots pour nous faire vivre la détresse des personnages, mais aussi leur espoir.
Les personnages des romans subséquents sont, eux aussi, fascinés par l’ailleurs. Dans les deux romans que l’auteure publie en anglais, ce sont le chemin Saint-Jacques et l’Espagne qui appellent Dominique Kenyon LeQuéré, le personnage principal de Santiago (2004), alors qu’elle cherche à faire le deuil d’une relation amoureuse; dans A Possible Life (2007), l’Italie fascine le protagoniste écrivain qui y situe le roman qu’il est en train d’écrire et que nous lisons en parallèle à son histoire. Dans La belle ordure (2010), le Darfour offre à Ariane l’occasion de poursuivre le rêve humanitaire de son copain décédé, Jean-Loup. Seuls les personnages d’Un vent prodigue (2013) semblent à l’aise dans leur milieu d’origine même si la mère, ethnolinguiste de profession, a parcouru la planète afin d’étudier des langues en voie de disparition. Elle est d’ailleurs au Nunavut l’été durant lequel se déroule le roman. Comme le disait si bien Paul Savoie, dans la préface à la réédition de La vigne amère, « dans l’univers de Chaput, il faut toujours s’éloigner pour se connaître, fuir pour arriver, s’arracher à son lieu d’origine, pour se retrouver ou pour trouver ailleurs un lieu habitable2 ».
Des romans d’apprentissage
Les pérégrinations des personnages dans le monde ont comme corollaire leur cheminement psychologique. En ce sens, les romans de Chaput sont tous des romans d’apprentissage. La belle ordure en est le meilleur exemple. Les rites de passage y prennent la forme d’épreuves qu’Ariane doit franchir afin de se construire une identité propre : le départ de son village natal, l’arrivée en ville, chez son père Cédric, qu’elle ne connaît pas, la mort de son copain Jean-Loup et son départ pour l’Afrique. Les quatre mois dans la vie d’Ariane que relate le roman sonnent le glas de l’enfance. L’histoire commence quand Ariane quitte La Coulée, le village au sud-ouest de Winnipeg où elle a grandi dans un monde pastoral, voire utopique, pour se rendre à Winnipeg entreprendre des études universitaires. De ce premier déplacement géographique de la campagne à la ville, du monde de la mère à celui du père, découlent plusieurs autres transformations qui seront déterminantes dans son parcours. L’arrivée de la jeune femme en ville, chez son père, un caricaturiste cynique et misanthrope, entraîne un passage d’ordre ontologique, celui-là : Ariane doit se forger sa propre identité dans cet espace paternel, ouvert sur le monde, où fourmillent les références culturelles. Enfin, elle atteint la pleine maturité lorsqu’elle fait face au deuil de son amoureux et qu’elle part en voyage humanitaire au Darfour.
Dans son plus récent roman, Un vent prodigue, Chaput raconte, en alternance, l’histoire des membres d’une même famille, les parents Adrienne et Yvan et leurs enfants adultes, Miguel et Magali. L’apprentissage de la vie y passe surtout par l’apprivoisement de la mort. Cet été marque pour Adrienne la fin de sa carrière et de ses voyages de recherche puisqu’elle prendra sa retraite à son retour du Nunavut. Son mari est aussi confronté à la fin d’une carrière universitaire qui occupait tout son temps et à la vieillesse qui arrive. Miguel accompagne, lui, son épouse dans la mort : Justine souffre d’un cancer de la peau qui la tuera avant la fin de l’été. Magali joue à la désabusée, mais l’été est difficile pour elle puisqu’un de ses amis musiciens se suicide. En outre, elle vit plusieurs désillusions. Comme tous les romans de Chaput, Un vent prodigue incite à l’introspection par des histoires toutes simples, mais racontées de façon magistrale.
L’œuvre de Simone Chaput « nous donne un regard prégnant sur le réel, ou plus exactement sur le difficile rapport au réel3 ». Son questionnement des relations humaines, sa représentation du Manitoba en rapport constant avec le reste du monde, de même que la qualité de son écriture et la sensualité de ses descriptions font d’elle une des écrivaines majeures de la littérature franco-manitobaine.
Merci au Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes du gouvernement du Québec pour son soutien à la promotion et à la diffusion de ce numéro.
1. Son plus récent roman, Un vent prodigue, lui vaut le Prix des lecteurs de Radio-Canada et le prix Champlain.
2. Paul Savoie, « La beauté du déracinement », dans Simone Chaput, La vigne amère, 2e éd. revue et corrigée, « Blé en poche », Du Blé, Saint‑Boniface, 2004, p. 13.
3. Anne Sechin, Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 23, no1-2, 2011, p. 145.Simone Chaput a publié :
La vigne amère, Du Blé, 1989 et « Blé en poche », 2004 ; Un piano dans le noir, Du Blé, 1991 et « Blé en poche », 2011 ; Le coulonneux, Du Blé, 1998 ; Incidents de parcours, Du Blé, 2000 ; Santiago (en anglais), Turnstone Press, 2004 ; A Possible Life (en anglais), Turnstone Press, 2007 ; La belle ordure, Du Blé, 2010 ; Un vent prodigue, Leméac, 2013.
À jour juillet 2016EXTRAITS
Le chemin se tordait et s’envolait, suivant la courbe démente du lac, et Ariane pouvait le voir là, dans le lacis des arbres, un plateau d’argent touché de ciel. Le vent soufflait à peine, ce samedi en septembre, et le soleil semait d’éclats les feuilles rondes des trembles. Les grands pins et les épinettes, ensevelis d’ombre, se balançaient doucement dans la chaleur d’automne, piquaient une tête contre le toit du monde.
La belle ordure, p. 61.Au bout de sept ans d’errances, l’exilé se découvrait, ni plus ni moins, un petit mal du pays. Il s’agissait d’un hasard, ce visage de fillette profilé dans les vapeurs du bar ; c’était l’ennui qui l’avait animé, un vague désir de rentrer au foyer. Gabriel s’était d’abord laissé emporter, il l’admettait, par cette vision insolite, avait cru, comme Maliyel d’ailleurs, à un phénomène psychique qui trahissait le lien puissant qui avait rattaché la petite et l’adolescent dans cette lointaine prairie de leur enfance. […] Mais s’il rentrait au pays, ce n’était pas à cause de Camille, ni, en fin de compte, à cause de Maliyel. Il rentrait au pays, lui dit-il, tout simplement pour voir ce qu’était devenue la rue de ses souvenirs.
Le coulonneux, p.82-83.Autoportraits de l’intellectuel en fleuve*
Ironie du sort, voilà peut-être qui résume le mieux les circonstances entourant la publication de J’écris fleuve1. À peine les cinq milliards de litres d’eaux usées montréalaises avaient-ils franchi le golfe du Saint-Laurent que paraissaient ces textes de plus d’une trentaine de contributeurs issus de spécialités diverses. Une modeste mais superbe façon de racheter des outrages qui ne datent pas d’hier, d’expier le traitement cavalier dont le fleuve accuse depuis trop longtemps les néfastes retombées.
Il y a presque 25 . . .
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Lucien Rebatet (1903-1972)
En 1942, le journaliste Lucien Rebatet publie Les décombres, un violent pamphlet antisémite et collaborationniste de près de 700 pages qui allait changer sa vie. Cet ouvrage longtemps censuré a été réédité il y a quelques mois chez Robert Laffont1. C’est l’occasion de revenir sur une carrière littéraire atypique.
Au moment de la réédition . . .
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Québec ‘70, terre d’utopies
Sexe, drogue et rock and roll. La formule est usée, mais ô combien ancrée dans l’imaginaire populaire, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer cette aube libertaire qui se lève au Québec avec la fin des années 1960. Au-delà des poncifs, que sait-on vraiment de la contreculture ?
En 2013, à l’occasion d’un entretien mené par le sociologue Jean-Philippe Warren pour le compte de la revue Liberté, lequel titre sans . . .
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Henry Kissinger
Henry Kissinger suscite la controverse. Ce Nobel de la paix mérite, selon plusieurs, le tribunal des crimes de guerre.
Chose certaine, son ascension bafoue les normes. Hésitant à ses débuts en Amérique, nanti d’un accent incurable, sans lien avec une dynastie, Henry Kissinger rapproche pourtant les États-Unis de sa vision du monde. S’il quitta la vie publique déchu de son prestige, ce fut non pas en raison d’erreurs ou de restrictions mentales confinant au mensonge (comme à propos des bombardements du Cambodge), mais à cause du Watergate, dont il ne portait pas . . .
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La guerre d’Espagne, Salvayre et Bernanos
La guerre d’Espagne, comme la Deuxième Guerre mondiale dont elle fut à bien des égards la préfiguration, continue de hanter la mémoire collective. Et la littérature. À preuve le fort et émouvant récit Pas pleurer1 que Lydie Salvayre a recueilli de sa propre mère qui en fut le témoin et la victime.
Rappelons les événements principaux de ces années 1930 en Espagne, mouvementées, confuses et violentes qui conduisirent à une déflagration européenne, puis mondiale et qui eurent leur écho en particulier dans des romans qui . . .
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D’un fleuve à l’autre : Werner Lambersy
La maison parisienne Opium publiait l’automne dernier le grand poète belge de langue française Werner Lambersy. Celui-ci recevait en 2015 les prix Mallarmé et Pierrette Micheloud pour La perte du temps, recueil influencé par les philosophies orientales, tout en silences, dirait-on, tant il a l’art de laisser de petits trous entre les vers.
Lambersy écrira en outre à propos du livre primé : « On n’aura pratiqué dans ce recueil que les contraintes d’écouter et de rendre, sur un maigre instrument, la partie du souffle qui, comme le vent dans les . . .
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Nuits et labyrinthes de Dan Vyleta
Autant on a parlé de Berlin, de ses secteurs, de son Checkpoint Charlie et du mur édifié pour retenir chez eux les Allemands de l’Est, autant Vienne a le plus souvent échappé à de tels battages, tout en vivant elle aussi la compartimentation. Le troisième homme, roman de Graham Greene incarné à l’écran par Orson Welles, devançait Dan Vyleta en faisant de la capitale autrichienne une ville à espions. Une soixantaine d’années après Greene et dans des constructions d’une plus généreuse ampleur, Vyleta fait de Vienne le décor sombre et déroutant, brutal et enchevêtré, de ses reconstitutions historiques, peut-être le plus éloquent de ses personnages.
Le titre du deuxième ouvrage de Vyleta, Fenêtres sur la nuit1, est limpide : c’est en épiant les occupants des appartements voisins et en violant l’intimité révélée par leurs fenêtres éclairées que les personnages du roman amassent leurs renseignements et couvent leurs gestes. Le calendrier a aussi la plus grande importance : 1939. L’année agit en ligne de partage des eaux entre l’irrésistible poussée tellurique du nazisme dans le monde germanophone et son déferlement en colonnes blindées sur les pays voisins. L’intimidation, jusqu’à cette date, se faisait les muscles ; à la menace se substituera désormais l’emploi de la force. Reflétant ce moment charnière, Vyleta peuple son roman tantôt d’humains équipés pour la violence, la cruauté, l’extorsion, tantôt d’individus timorés, indécis, confrontés au mauvais bout de la fourche, tantôt d’êtres en quête d’un centre de gravité.
La pénombre règne, car plusieurs des personnages cultivent l’équivoque, cachent ou bricolent leur feuille de route, mesurent leurs chances de survie ou de domination. Nul n’a complètement la personnalité qu’il affiche : le mime est homme de violence, la femme muette et immobilisée depuis on ne sait quel traumatisme n’est pas victime de mauvais traitements, le médecin à l’écoute des misères est plus frileux et conciliant que l’imprévisible jeune fille à l’échine tordue, etc.
Ce qui, en revanche, est net, c’est que le régime qui se consolide veut en découdre avec les marginaux, les hypothéqués, les inutiles. Qu’un faible d’esprit soit innocent des meurtres récents n’empêche pas qu’il soit un coupable opportun.
Ce n’est pas un précédent littéraire que de proposer un immeuble comme microcosme d’une société. Ce qui distingue celui qu’utilise Vyleta, c’est l’intensité des regards que les occupants portent les uns sur les autres, intensité d’ailleurs vaine. Car si les fenêtres sont multiples, elles ouvrent toutes sur la nuit.
Dans La servante aux corneilles2, Vienne conserve son empire, mais elle est plus vieille d’une guerre. La mémoire intervient, rarement apaisante, souvent vindicative ou calculatrice ; Vienne retient ou déforme. Même si, par exemple, la rencontre d’Anna Beer et de Robert Seidel dans le compartiment d’un train semble fortuite et promise à l’oubli, il se peut, Vienne aidant, qu’Anna cherche vainement son mari, que Robert se découvre une famille modifiée et qu’ils se revoient. Chose certaine, l’énigmatique Karel Neumann endosse l’avis de Sophie : « Vienne est en train de devenir un terrain de jeu pour l’espionnage », ce qui ne l’empêche pas de participer lui-même à ce sport.
Le roman se prend longtemps pour un polar. Certes, le climat lourd et toxique du roman est capiteux, mais le père de Robert est quand même décédé dans des circonstances brumeuses et Vyleta devra, tôt ou tard, révéler l’identité du meurtrier ou la nature de l’accident. Quand, enfin, la révélation émerge, elle est purement verbale, détachée de l’action et même des hypothèses si longuement entretenues.
En fait, les clarifications finales se nattent de façon si complexe que l’auteur doit les accélérer et les morceler en minuscules segments. Cela ne semble pas satisfaire Vyleta, car, même si le récit est clos, il y va d’une « Note de l’auteur » qui équivaut à une véritable postface : « L’année 1948, où se déroule l’action, fut une période de changements, écrit-il. Berlin-Ouest avait été isolée par les Soviets et devait être ravitaillée par avion ; la Tchécoslovaquie était devenue communiste ; on racontait que Vienne grouillait d’espions : la guerre froide avait commencé pour de bon ». Était-ce à ce point secret ou inédit ?
Osera-t-on conclure que Vyleta a si bien recréé la Vienne insaisissable qu’il a rendu ingérable la synthèse finale ? Le titre – La servante aux corneilles – s’en ressent : il ne résume pas le roman aussi justement que le faisait celui de Fenêtres sur la nuit. Roman de belle tenue, mais moins réussi que le précédent.
1. Dan Vyleta, Fenêtres sur la nuit, trad. de l’anglais par Dominique Fortier, Alto, Québec, 2015, 592 p. ; 29,95 $.
2. Dan Vyleta, La servante aux corneilles, trad. de l’anglais par Dominique Fortier, Alto, 2015, 704 p. ; 29,95 $.Quand Kissinger se relit
Nul ne contestera à Henry Kissinger l’ampleur de ses vues et la surabondance des confidences auxquelles il peut puiser. Quand s’ajoutent à ces atouts un sens aigu de la mise en scène et une compacte assurance de ton, on peut assumer un grand destin. Par conséquent, nombreux sont forcément les États et les conglomérats prêts à solliciter et à rémunérer ses conseils. Cette situation n’amplifiera cependant la crédibilité de Kissinger que si le spécialiste ne dissimule rien de ses activités. Cette condition ne fut jamais satisfaite et ce n’est . . .
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Les politiques français la plume à la main
Qu’ils aiment ou pas écrire, les aspirants au pouvoir politique éprouvent presque tous l’obligation de confier au papier leurs convictions les plus intimes. Comme si, malgré l’omniprésence de l’image, l’écrit était le véhicule privilégié des plus sérieux engagements.
La France ne fait donc que payer tribut à ce souci lorsque quatre de ses figures politiques majeures publient des textes imprégnés de solennité. Manuel Valls est le plus pressé par l’urgence, Christiane Taubira la plus poétiquement inspirée, Nicolas Sarkozy le plus ondoyant, Jean-Luc Mélenchon . . .
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La contre-culture au Québec de Karim Larose et Frédéric Rondeau
Pour les repères essentiels qu’il propose, le collectif La contre-culture au Québec1 offre un complément incontournable à Pratiques et discours de la contreculture au Québec de Jean-Philippe Warren et Andrée Fortin. Les études rassemblées par Karim Larose et Frédéric Rondeau, codirecteurs de la publication, sont pour la plupart inédites et permettent d’approfondir des sujets ayant trait à la poésie, à la musique, au cinéma, au roman, au théâtre et aux revues de la contre-culture. C’est donc . . .
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La quête de Yann Martel
Né en Espagne en 1963, Yann Martel habite Saskatoon et écrit en anglais, langue dans laquelle il a fait ses classes d’enfant nomade. Ses parents, diplomates retraités, ont longtemps traduit ses œuvres en français.
Dès que le nom de Yann Martel est mentionné, tout un chacun pense à L’histoire de Pi, un ovni paru en anglais le 11 septembre 2001, ça ne s’invente pas, et en français deux ans plus tard. Une véritable bombe, sans vilain jeu de mots, dont plus de treize millions d’exemplaires ont . . .
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Honoré Beaugrand
Le personnage que fait revivre Jean-Philippe Warren dans Honoré Beaugrand, La plume et l’épée (1848-1906)1 a tâté de tant de métiers qu’il semble meubler plusieurs interminables existences. En réalité, il n’a vécu que 58 années dont il faudrait défalquer un bon quart pour cause de maladie. L’apparenter à une dynamo serait le sous-estimer.
Clerc ou soldat ?
L’entourage de Beaugrand à Lanoraie présente deux caractéristiques : il est plus rouge que la moyenne québécoise de l . . .
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Scientifiques et littéraires : pour un front commun*
Les années Harper auront été dures pour le monde scientifique, c’est un euphémisme de le rappeler. Je me souviens m’être demandé – avec beaucoup d’empathie ! – dans quel état devait se trouver un géologue, au lendemain de l’élection où le parti conservateur de Stephen Harper est devenu majoritaire. Avec un gouvernement où les créationnistes et leurs sympathisants se trouvaient nombreux, il y avait de quoi se sentir désespéré.
En toute honnêteté, on ne peut pas dire que le monde des arts et des lettres a été davantage choyé. De dépit, et fort ironiquement, Yann Martel a envoyé mensuellement au premier ministre des ouvrages littéraires faisant partie des grandes œuvres de notre culture en lui demandant de lui envoyer à chaque fois son appréciation. Il attend toujours une première réponse.
Le Parti conservateur a enfin perdu le pouvoir et l’actuel gouvernement a créé le ministère des Sciences. On verra ce qu’il en fera, soyons circonspect ; mais c’est déjà un bon pas, au moins sur le plan symbolique. L’occasion est belle de repenser la diffusion de la science dans les médias et dans le discours social en général.
Ma position est fort périphérique dans ce débat, dans la mesure où je n’ai aucune formation scientifique. Je me suis renseigné au fil des années, des décennies, de mon point de vue de littéraire. Depuis le début de ma maîtrise, ce qui nous ramène plus de 30 ans en arrière, je m’intéresse à la représentation de la science et des scientifiques, de multiples façons, dans la fiction et dans le discours social. J’aborde donc la science d’un point de vue plutôt marginal, ce qui ne me déplaît pas, même s’il m’arrive de me sentir parfois un peu isolé. Mais je me console en me disant que je ne suis quand même pas seul et que les intérêts mutuels se multiplient.
On se plaint souvent, et je suis un des premiers à le faire, de la place restreinte qu’on accorde à la littérature dans les médias traditionnels. La place des sciences n’est guère meilleure, si ce n’est pire. À moins de considérer l’économie comme une science, ce que j’ai du mal à accepter. Apparemment, c’était aussi le point de vue de John Maynard Keynes. Je ne me sens pas en mauvaise compagnie.
Quand je rapproche science et littérature, on me regarde souvent d’un air dubitatif. Charles Percy Snow n’avait-il pas dit, dans les années 1950, que les « deux cultures » ne parvenaient plus à se rejoindre ? Mais les temps changent.
Science et littérature : quelques rapprochements
Je voudrais d’abord esquisser quelques raisons qui permettent de rapprocher les discours des uns et des autres. En faisant dès le départ une mise au point nette : ma position n’est pas relativiste. Je ne dis pas que tous les discours se valent. Il va de soi que les objectifs d’un écrivain et d’un chercheur en biologie moléculaire ne sont pas les mêmes et qu’ils ne visent pas les mêmes résultats. Il y a des différences épistémologiques fondamentales dont il faut tenir compte. Je me méfie profondément du délire. On a vu par exemple, au cours des dernières décennies, des rapprochements entre le bouddhisme et la physique quantique, des affirmations selon lesquelles le réel n’existe pas, qu’il dépend de nous – l’anthropocentrisme est parfois le signe d’un narcissisme assez éprouvant de la part de l’espèce humaine. Bref, loin de moi l’idée de mêler des éléphants et des poignées de porte. Néanmoins, quelques raisons, que je voudrais brièvement énumérer, justifient ce rapprochement. Je tiens à les signaler, car elles ont un effet sur les suggestions que je vais proposer par la suite relativement au journalisme scientifique.
Une remarque d’abord, qui semblera peut-être anecdotique et pourtant ce n’est pas rien : il y a un nombre incalculable d’écrivains importants, tout au long du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, dans des genres très différents, qui ont au départ une formation scientifique, que ce soit en biologie, en chimie, en mathématiques, en ingénierie, en agronomie ou en médecine. Cela va d’Isaac Asimov à Jacques Roubaud, d’Italo Calvino à Pierre Boulle, d’Emilio Gadda à Boris Vian, d’Alain Robbe-Grillet à Yves Bonnefoy en passant par Gertrude Stein, Kathy Reichs, Taslima Nasreen et Louis-Ferdinand Céline… Au Québec, on pense par exemple à Jacques Ferron, qui était médecin, ou à Louis Hamelin, qui a une formation d’abord en biologie. Les scientifiques intéressés par la littérature sont légion.
On peut aussi avancer qu’une hypothèse (scientifique ou autre) relève toujours de la fiction : que se passerait-il si… ? Les objectifs ne sont pas les mêmes quand on se penche sur une hypothèse en étant romancier ou neurologue, certes. Il reste qu’on ne souligne pas assez l’importance de l’imagination en science. Quand Einstein à seize ans se demande ce que ça peut faire de voyager sur un rayon lumineux, difficile d’imaginer que cela conduira à la théorie de la relativité. Quand Leó Szilárd a l’intuition d’une bombe nucléaire, c’est parce qu’il est en train de lire un roman de H. G. Wells.
La science, on l’oublie trop souvent, si elle est affaire de chiffres et de formules, est aussi affaire de langage. Le discours fictionnel qui traite de science touche aussi bien l’esthétique que l’éthique, le philosophique que le politique, le discours religieux ou apocalyptique (y compris dans les débats autour de la bioéthique). Ces nombreux discours font écran au texte scientifique, mais servent le texte de fiction, et notamment parce qu’ils permettent de poser à la science des questions non scientifiques.
Cette question du langage est importante. Ainsi, par exemple, la vulgarisation scientifique a toujours posé des problèmes particuliers. Malgré sa grande valeur didactique, elle donne dès le XIXe siècle, à sa naissance, des indices de la difficulté à expliquer la science auprès des néophytes. Comment, à partir du vocabulaire courant qui souvent ne convient pas pour les décrire, expliquer rapidement des expériences spécialisées sans les dénaturer ? La vulgarisation doit régler la quadrature du cercle en simplifiant la complexité, en trouvant des mots pour expliquer des travaux qui se traduisent mal par des exemples concrets. Et même, parfois, qui sont intraduisibles du chiffre à la lettre. Les exemples pris dans notre vie quotidienne permettent parfois de se faire une idée, mais ne seront jamais que des approximations, souvent vagues, des réalisations scientifiques.
On oublie souvent à quel point les sciences sont affaire de mots
La présence du logos se marque assez dans les noms que la science donne à ses divers cantons : biologie, géologie, etc., sans oublier la logique elle-même […] pour nous rappeler que la science est activité parlante, puisqu’humaine […] écrivait le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond dans son ouvrage La pierre de touche en 1996. Un problème classique d’épistémologie scientifique tient au fait qu’en expliquant la nouveauté, on utilise des mots qui existent déjà mais qui ne rendent compte qu’approximativement de l’aspect novateur d’un travail. La révolution de la formule d’Einstein, E = mc2, tient à ce qu’il ne s’agit plus de la « masse » et de l’« énergie » telles qu’on les connaissait jusque-là, et pourtant, ce sont les mêmes mots qui sont utilisés. De même, le terme d’« incertitude » pour expliquer le principe d’inégalité d’Heisenberg a conduit à des poncifs qui vont à l’encontre de ce que la physique démontre. De nombreux autres exemples pourraient être évoqués, de l’expression « big bang » de Fred Hoyle à l’utilisation frauduleuse du « théorème d’incomplétude » de Gödel. Et c’est une critique qu’on peut aussi adresser à certains sociologues et philosophes. À mon sens, il n’y a rien d’insensé ou de malhonnête en soi à utiliser des métaphores tirées des sciences, mais tout dépend de l’utilisation qu’on en fait.
Cette rhétorique, centrale dans les sciences et pourtant souvent négligée quand on en discute, la fiction littéraire la prend bien sûr en charge. Schématiquement, on pourrait avancer que la science fait la science, la vulgarisation scientifique explique la science et la fiction met la science en scène. En mettant en scène, en démontant et déconstruisant, en exaspérant certaines images propres aux sciences contemporaines et inscrites dans le discours social, la littérature polarise les effets culturels de la science. L’objectif littéraire est donc bien différent des valeurs pédagogiques de la vulgarisation.
Et les journalistes scientifiques ?
Tout cela peut sembler nous éloigner de la question centrale sur laquelle il s’agit de se pencher ici : faudrait-il plus de journalistes scientifiques ? Pourquoi, comment ? Que faudrait-il changer, développer, proposer ? Mon long prolégomène me sert pourtant à justifier ce que je voudrais maintenant proposer. Ma perspective ne se veut pas englobante et ne repose pas sur une connaissance de la réalité statistique de la place des sciences dans les médias, par exemple. D’autres, je n’en doute pas, sauront développer ces questions avec brio. Mon point de vue est plus limité, mais décentré.
A) Commençons par une évidence (qui manifestement ne semble pas l’être pour tous) : il faudrait qu’on parle beaucoup plus de science dans les médias. Il faut pour cela des journalistes scientifiques compétents, c’est la moindre des choses. Il faut leur laisser plus d’espace. On peut poser l’hypothèse que dans le contexte actuel, les sciences sont marginalisées parce qu’elles apparaissent trop souvent limitées aux spécialistes. On pourrait affirmer que la « vraie » science est incompréhensible au simple quidam, car elle nécessite des connaissances hyperspécialisées. Ce n’est pas faux bien sûr, mais de là à s’enfermer dans une tour d’ivoire, il n’y a hélas parfois qu’un pas – et certains littéraires le franchissent parfois pour se sentir vachement scientifiques, donc impressionnants. Pourtant, pour paraphraser ce qu’écrivait naguère John Saul dans Le compagnon du doute, aucun d’entre nous ne tient à savoir où il faut placer les boulons dans un réacteur nucléaire et nous n’avons pas besoin de le savoir. On peut très bien intellectualiser la science, ce qu’elle représente, sa place et son rôle dans la société sans pour autant s’arrêter aux (importants, je le sais bien) détails techniques. L’objectif premier d’une « mise à plat » qui justifierait une augmentation importante du journalisme scientifique dans tous les médias consisterait à rappeler avec force que la science fait partie de la culture, se trouve au centre de celle-ci, appartient à tous et à toutes, se trouve au cœur de nos vies et doit donc occuper une place centrale. Quand on discute de culture autour d’un verre, quand on pense à la culture, on l’associe à la littérature et au théâtre, aux arts visuels et au cinéma, au sport si on pense à la littérature populaire, mais pas à la chimie ou à la biologie, ce qui est une aberration. Et généralement pas plus à l’économie. C’est donc ce recentrement qui doit être au cœur d’une réflexion sur le renouvellement et l’augmentation de l’espace accordé au journalisme scientifique. Il faut, sans les dénaturer, associer les sciences aux disciplines qui relèvent habituellement de la culture. Et la littérature au premier chef, qui réfléchit sur le langage.
B) Le journalisme scientifique profiterait également d’un décloisonnement des médias traditionnels – et même des plus récents, sur le Web. On associe la science à la section scientifique (quand il y en a une), la littérature aux pages littéraires (quand il y en a). Il y aurait bien d’autres manières de repenser les choses. Ne serait-ce qu’en associant plus souvent les événements politiques aux bouleversements scientifiques. Les sciences et les technosciences sont partout, et pourtant on pourrait croire, en se penchant sur les médias, qu’elles se développent en vase clos dans leur petit carré de sable. Ils ne sont pourtant que les acteurs puérils d’une réalité sans cesse transformée par les différentes disciplines scientifiques. Rêvons un peu : c’est ce qu’il faudrait proposer. Renverser la tendance et mettre la science au premier rang.
L’histoire événementielle est souvent tributaire des modifications apportées par les sciences et les techniques – ou alors de ce que les sciences et les techniques nous révèlent de la réalité qui nous entoure. Il faudrait inscrire cette réalité politique et historique dans la diffusion des sciences.
C )Au secondaire, je m’ennuyais dans mes cours de physique. Calculer la vitesse d’une petite boule de métal sur un plan incliné paraissait assez peu stimulant à un adolescent de quatorze ans plongé dans Camus et Kerouac. On aurait pu me raconter des histoires. Non pas pour diluer la science, la marginaliser, mais au contraire m’en montrer la force, la puissance, la subversion : les procès de Bruno et Galilée, les débats à Los Alamos, que sais-je. S’inspirer de la littérature pour faire des sciences une narration.La personne intéressée par ce que les sciences dévoilent de notre monde, qui veut pouvoir développer un regard critique à cet égard, ne deviendra sans doute jamais une grande spécialiste d’une discipline scientifique. Mais pour comprendre la constitution d’un développement scientifique, pourquoi les débats naissent, raconter des histoires qui contextualisent l’événement et cristallisent une époque peut être une bonne idée. Il faudrait multiplier les occasions – et qu’on donne la possibilité de le faire, bien sûr. Raconter et choisir des sujets qui mériteraient d’être largement développés. Par exemple, si les sciences sont marginalisées quand on parle de culture, les femmes sont encore plus marginalisées à l’intérieur des sciences. Il devrait aller de soi aujourd’hui de rappeler à la mémoire ces femmes nombreuses, d’Émilie du Châtelet et Ada Lovelace à Jane Goodall en passant par Rosalind Franklin et les Curie (mère et fille). Car leur combat culturel, pour les sciences est là aussi, d’une manière particulière, indissociable d’une réalité politique et historique particulière.
D) La science est un langage, je le mentionnais plus haut. Il faudrait concevoir une histoire des mots, leur aura, les contresens qui les habitent parfois, à quoi ils renvoient. Il est fascinant de constater que 100 ans après les premiers développements de la physique quantique, on a encore du mal à trouver les mots pour énoncer le monde subatomique. Raison de plus pour narrer ces mots, rappeler leur signification : « quantique », « relativité », « gène », « atome ». Mais aussi « principe d’incertitude », « effet papillon », « big bang », « théorie du chaos » et autres calembredaines – montrer que derrière ces labels mal compris se cachent de vraies réalités scientifiques. Fouiller les mots ou les expressions scientifiques d’aujourd’hui, partir du langage pour scruter la science.
E) On ne se surprendra pas, à la suite de ce qui précède, que je défende l’idée d’un rapprochement entre les écrivains et les scientifiques.Que les scientifiques – notamment quand ils sont eux-mêmes écrivains, mais pas seulement – traitent de l’importance de la littérature et des arts de leur point de vue ; que les écrivains traduisent dans leurs mots l’apport des sciences dans leurs réflexions, l’effet de celles-ci sur leur imagination. On imagine très bien des journalistes scientifiques servir de ponts entre les uns et les autres, organiser des interviews entre écrivains et scientifiques. Il y aurait des échanges pointus, parfois des interrogations naïves, mais pourquoi pas ? Cela pourrait ajouter au dynamisme des échanges. Mobiliser la science et la littérature consisterait à recentrer la culture au cœur des médias. Les journalistes scientifiques pourraient jouer à cet égard un rôle de premier plan.
Mes propositions paraîtront peut-être un peu éloignées de la réalité des médias aujourd’hui, et en cela naïves. Disons que je suis circonspect, mais conscient aussi qu’il faut bien oser des propositions, sans quoi rien ne bougera. Disons que je suis quand même moins affirmatif que Thomas Watson, le président d’IBM, qui en 1943 déclarait : « […] il y a un marché pour environ 5 ordinateurs dans le monde». Ou encore que Ken Olsen, fondateur de Digital Equipment Corp., qui proclamait sans être touché par l’ombre d’un doute en 1977 : « Il n’y a aucune raison pour que quelqu’un veuille avoir un ordinateur à la maison ».
Il y a plus naïf que les littéraires.
* Ce texte est d’abord paru dans le site Web de l’Agence Science-Presse.