Ironie du sort, voilà peut-être qui résume le mieux les circonstances entourant la publication de J’écris fleuve1. À peine les cinq milliards de litres d’eaux usées montréalaises avaient-ils franchi le golfe du Saint-Laurent que paraissaient ces textes de plus d’une trentaine de contributeurs issus de spécialités diverses. Une modeste mais superbe façon de racheter des outrages qui ne datent pas d’hier, d’expier le traitement cavalier dont le fleuve accuse depuis trop longtemps les néfastes retombées.
Il y a presque 25 ans, Luc Bureau déplorait la rupture, occasionnée par la Conquête, des relations imaginaires entre les Canadiens français et le Saint-Laurent. Se cramponnant à la terre afin d’assurer leur survivance, ceux-ci auraient selon le géographe tourné le dos au fleuve afin d’investir d’autres espaces fondateurs, ceux du Nord en particulier, que le discours des élites, ces bons magiciens de la propagande, métamorphosera plus tard en Terre promise2. Le collectif dirigé par Vincent Lambert et Isabelle Miron signe en ce sens une espèce de retour du refoulé3, en accordant au Saint-Laurent la place qui lui échoit au sein du panthéon de la mémoire collective. De facture très libre, alternant notamment entre prises de position écologiques et récits de création, J’écris fleuve dessine de nombreuses lignes de force thématiques qui assurent la cohésion de l’ensemble.
Au commencement était le fleuve
Avant le Saint-Laurent, il y a le Katarakoui ou le Magtogoek, le chemin-qui-marche des Algonquiens, fleuve aux grandes eaux creusé d’un coup d’ongle par le Grand Esprit. Puis à l’arrivée de Cartier, c’est au tour de la « Grande Rivière de Canada » de s’imposer dans le langage courant. Le toponyme traduit son rôle central dans l’établissement colonial, en rattachant Pointe-des-Monts à Kingston, que séparent un peu plus de mille kilomètres de voie navigable. Une envergure rien de moins qu’exceptionnelle qui justifie sans peine sa présence parmi les mythiques Mississippi, Nil, Amazone et Mékong de ce monde. Le fleuve est par le fait même histoire. Il charrie avec lui l’épopée d’un peuple et la généalogie de rencontres venues enrichir le curriculum génétique des premiers habitants. Peut-être est-ce le sens à accorder aux paroles de Pierre Perrault, lorsqu’il déclare le Saint-Laurent religion du paysage. Selon l’acception étymologique de religare, religion signifie « relier », et le Magtogoek est bien ce principe unificateur qui relierait les êtres par une sorte de conscience transcendante : « Pour chaque culture, pour chaque territoire, précise le philosophe Georges Leroux, le fleuve soutient une identité et nourrit un monde ». La Grande Rivière de Canada renvoie aux commencements d’un monde, le nôtre, mais les origines de ce « fleuve amniotique » (Michaël La Chance) prennent aussi leur source en marge du temps historique, dans la temporalité sacrée du mythe. À l’écart des mythologies nationales qui permettent de cimenter la collectivité en lui offrant une vision unifiée de son passé et une représentation de sa destinée, d’autres mythologies plus personnelles s’édifient sur la base de l’expérience vécue.
La mémoire de l’eau
Reliquaire de la petite histoire, bassin de souvenirs insubmersibles, le fleuve conserve en ses eaux moirées la mémoire des beaux jours. Étienne Beaulieu, Natasha Kanapé Fontaine, François Paré, Stéphanie Pelletier et Judy Quinn se tournent vers l’enfance, lorgnent à travers le filtre de la nostalgie pour offrir une plongée dans leur rapport intime au Saint-Laurent. De son côté, Maxime Raymond Bock le contemple par-delà les traînées de poussière soulevées par la circulation de la rue Notre-Dame, depuis le parc Bellerive. Employé au service de la piscine municipale, il égrène les journées d’été caniculaires en exhibant sa verdeur de jeune adulte dans un maillot de sauveteur, avant de se résigner à remettre sa démission. Et l’on accueille avec joie sa petite entorse au pacte de lecture, comme l’on apprécie les équipées en vélo de Daniel Canty, dont le récit est campé en retrait du Saint-Laurent où seuls les essaims lointains d’éphémères en rappellent la tranquille et imperturbable présence, modeste épopée d’une jeunesse grisée par l’aventure et les découvertes. Sur des centaines de kilomètres, le fleuve côtoie ainsi des millions de riverains, de Gaspé à Montréal, il irrigue l’imaginaire de tout un chacun et berce leur quotidien. En prendre soin devrait donc en toute logique relever des règles de bon voisinage les plus élémentaires. Et pourtant.
Pour la suite du monde
Une photo, splendide, d’Isabelle Duval, disposée au centre du recueil, vaut bien mille silences. Une carcasse de voilier y pique du nez dans les glaces de Baie-Saint-Paul, le mât de misaine basculé à angle de 45°, comme si sa course vers le fond avait été suspendue au beau milieu du naufrage. Il est minuit moins une, semble indiquer le cliché, le bateau tangue et échouera si un changement de cap ne corrige pas bientôt la trajectoire vers laquelle s’engagent les politiques gouvernementales. Plusieurs auteurs – le défunt Frédéric Back, Jean Bédard, Pierre Bertrand – soulignent l’urgence d’agir pour la préservation de l’écosystème fluvial. D’autres encore resservent la harangue alarmiste d’un discours conservationniste de surface, sans véritablement se détacher des lieux communs. Philippe Ducros en revanche a fait ses devoirs et livre, statistiques à l’appui, un coup de gueule bien senti à l’endroit du ministre de l’Environnement David Heurtel au sujet de ses grenouillages dans la gestion du dossier Énergie Est à Cacouna : « Tu devrais être la digue de ce que les autres ministères veulent nous faire avaler […]. Mais non. Tu es en train de vendre le fleuve, la colonne vertébrale, l’artère fémorale de notre nation au nom de cette drogue à laquelle l’humanité est junkie et qui mène aux pires violences, le pétrole ».
Il y a cette autre image forte, d’André Carpentier celle-là, d’un obus catapulté durant des tirs d’essais dans le lac Saint-Pierre, avec quelques centaines de milliers de ses semblables, et retrouvé sur l’estran de Cap-Santé où le flâneur incrédule le découvre, sis entre deux rochers. L’histoire a de quoi surprendre, mais l’obus n’est rien de plus que le symbole des violences ordinaires perpétrées chaque jour contre le fleuve et c’est précisément à un examen de conscience collectif aussi urgent que nécessaire qu’en appelle cet exercice de géopoétique. Agir pour la suite du monde, dirait le vieux pêcheur de marsouins immortalisé par le cinéaste Pierre Perrault, pour les générations à venir. Tout se passe comme si une loi tacite de temporisation et de délégation, celle du moindre effort et du « passer au suivant », tuait dans l’œuf toutes velléités conservationnistes dignes de ce nom. L’action citoyenne doit pourtant impérativement relayer les tenants de l’immobilisme confits dans la pensée magique. Il est minuit moins une depuis trop longtemps déjà.
* La formule est empruntée à Kenneth White, L’esprit nomade, Grasset, Paris, 1987, p. 262.
1. Sous la dir. de Vincent Lambert et Isabelle Miron, J’écris fleuve, Leméac, Montréal, 2015, 214 p. ; 21,95 $.
2. Luc Bureau, La terre et moi, Boréal, Montréal, 1991, p. 206.
3. Le refoulé, rappelle Pierre Bayard, est d’ailleurs un concept freudien conçu en termes de « pays intérieur », dont la dimension est à la fois collective et individuelle. Voir Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? Minuit, Paris, 2012, p. 91-92.
EXTRAITS
Le mot fleuve nous emporte dans le temps. Ou alors il est le temps qui nous emporte avec lui. Il nous ramène à la source de nos souvenirs, vers des lieux de mémoire grâce auxquels nous nous constituons des récits, des trames narratives.
Antoine Boisclair, « Fleuve et temps »
p. 41.
Entre les eaux du grand fleuve s’inscrit une histoire, la vôtre et celle d’une collectivité amarrée à ses rives comme à un dur désir de durer.
Lise Gauvin, « L’amarrée »
p. 93.
On ne vit pas au bord d’un tel fleuve : on est dedans, comme il est en nous. J’écris fleuve, mais je vis fleuve également, je meurs fleuve en même temps.
Pierre Ouellet, « La grande artère »
p. 162.
Un fleuve est une religion du paysage. Un regard à deux parois. Le tambour du visuel. Tout se déroule à la hauteur de l’eau grandiose, ce haut lieu des mirages, synthèses du masque, chemin des découvrances.
Pierre Perrault, « Notes préparatoires à La grande allure »
p. 180.
[J]e ressentais moins le besoin de me séparer du monde, de répéter ce geste qui, dit-on, avait créé le monde, en en séparant les éléments (l’eau, l’air, le feu, la terre), puis l’homme en le séparant du monde pour qu’il puisse trouver cela beau… et le détruire.
Yvon Rivard, « Le fleuve et Gabrielle Roy au milieu de leur vie »
p. 188.