Auteur/autrice : Neal

  • Peter Behrens et Les insouciants

    Peter Behrens et Les insouciants

    Né à Westmount en 1954 au sein de la famille O’Brien, vaste tribu sous l’autorité d’un richissime patriarche, Peter Behrens a été élevé par une mère irlandaise et un père allemand, tout comme Hermann « Billy » Lange, le protagoniste et narrateur des Insouciants1.

    Dès son enfance, le Montréalais a été séduit par l’appel des horizons lointains et a souhaité ardemment devenir écrivain. Émule de Jack Kérouac, comme lui il voulait prendre la route et vivre de sa plume. C’est d’ailleurs ce qu’il . . .

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  • Henri Barbusse (1873-1935)

    Henri Barbusse (1873-1935)

    Il est difficile, chez Henri Barbusse, de distinguer l’homme de plume de l’homme d’action, puisque à ses yeux l’écriture n’est que le prélude à l’engagement. Or s’il demeure dans les mémoires le chroniqueur dantesque des tranchées, et si l’on retient son nom pour les intenses luttes politiques qu’il a menées en faveur du bolchevisme, son œuvre littéraire semble aujourd’hui vouée à l’oubli, malgré l’influence décisive qu’elle exerça sur bon nombre de ses contemporains.

    La confession d’un enfant fin . . .

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  • Face au Styx

    Face au Styx

    On sort secoué et désorienté du dernier livre de Dimitri Bortnikov, à tel point qu’on ne sait pas très bien comment en parler ni surtout avec quels mots. Réflexion sur la vie qui regarde la mort en face comme le suggère le titre ? Chant d’un Ulysse sans patrie qui poursuivrait néanmoins son odyssée ? Vitupérations contre les travers de l’espèce humaine ? Cri du cœur d’un écorché vif ? Face au Styx1 est tout cela, mais c’est surtout un étourdissant tour de force litt . . .

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  • Louise Lacoursière et l’univers de La Saline

    Louise Lacoursière et l’univers de La Saline

    Depuis toujours, l’encre, le papier et les mots collent à la peau de Louise Lacoursière. Après avoir longtemps enseigné, puis dirigé un centre d’éducation aux adultes, la Shawiniganaise s’est tout naturellement tournée vers l’écriture, qu’elle a choisie comme deuxième carrière.

    Rien d’étonnant, en fait, à ce que Louise Lacoursière conjugue maintenant romans historiques et biographies. Fille d’imprimeur, elle est aussi la sœur de l’auteur Jacques Lacoursière, vulgarisateur émérite de l’histoire du Québec. Depuis une quinzaine d’années, la bachelière . . .

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  • Murakami lovecraftien ?

    Murakami lovecraftien ?

    Les œuvres de Haruki Murakami sont traduites dans une cinquantaine de langues et se sont vendues à des millions d’exemplaires. Lui-même traducteur d’une panoplie de grands écrivains américains, de John Irving à Ursula K. Le Guin, Murakami est l’un des romanciers japonais les plus lus sur la planète. Mais où puise-t-il l’inspiration pour une œuvre aussi abondante et créative ?

    Lui-même reconnaîtrait Raymond Carver, Kurt Vonnegut, voire Richard Brautigan et Raymond Chandler parmi ses influences. Mais on sent qu’il a lu beaucoup, de classiques notamment, et on évoque parfois Fitzgerald, Kafka, puis carrément Flaubert, Dostoïevski. Et à bien chercher, on trouverait de tout : dans Les amants du Spoutnik, le narrateur lit Conrad, un autre personnage se passionne pour Kérouac ; dans 1Q84, on s’interroge sur le rôle de l’objet avec Tchékhov, puis sur le temps avec Proust. On rapproche parfois Murakami du postmodernisme ; les libraires le classent au rayon « littérature », et certains amateurs n’hésiteraient pas à le ranger plutôt du côté « fantastique ». Pas facile.

    Or, après 37 ans, Murakami autorise enfin la réédition de ses deux premiers romans, Écoute le chant du vent et Flipper, 1973, inédits et rassemblés en français sous une même jaquette chez Belfond1. Ces textes nous mettent sur une nouvelle piste : et si Murakami le littéraire s’était en fait grandement inspiré du maître de l’horreur, Howard Phillips Lovecraft ?

    En lisant Derek Hartfield

    Dans Écoute le chant du vent, le narrateur admire l’écrivain Derek Hartfield. On le cite abondamment et le titre même du roman évoque une nouvelle de Hartfield (même s’il aurait été inspiré par la dernière phrase d’un texte de Truman Capote). À l’époque, il n’y avait pas de Web où l’on pouvait tout vérifier : nombreux furent les lecteurs japonais qui, ignorant que Derek Hartfield était un écrivain fictif, en demandèrent les œuvres à leur libraire. C’est dire ! Or, et c’est là le point de départ de notre enquête, la vie de Hartfield fait sans conteste penser à celle de Lovecraft, ou plus précisément, à un mélange du créateur du mythe de Cthulhu et de Robert E. Howard, l’un des pères de la fantasy moderne, créateur de Conan le Barbare.

    Le suicide d’Hartfield évoque celui de Robert E. Howard, certes, mais il y a autre chose, et Lovecraft n’est jamais loin. La relation avec leur mère. Leur naissance dans une petite ville américaine. Leurs thèmes de prédilection. Le fait qu’ils soient tous deux de prolifiques icônes de la pulp fiction. L’énergie, l’ambiance qui se dégagent globalement du portrait qu’on en peint…

    Or, tout comme il y a partout dans l’œuvre de Murakami une porosité entre les mondes – entre l’onirisme et le réel –, elle est parfois floue la ligne qui sépare l’auteur du protagoniste-narrateur. Et ce dernier semble dire que le jour où son oncle lui a offert un livre de Hartfield, truffé d’histoires de monstres et d’extraterrestres, sa vie a basculé ; c’est à partir de ce moment qu’elle est devenue littéraire.

    Les phases et les thèmes lovecraftiens

    Dans la correspondance de H. P. Lovecraft, on trouve cette touchante remarque : « J’ai eu ma période Poe, ma période Lord Dunsany, mais, hélas, à quand ma période Lovecraft ? »

    Certains critiques distinguent en tout cas trois grandes phases dans son œuvre : les « histoires macabres » (≈1905-1920), le « cycle onirique » (≈1920-1927) et le « Mythe » (≈1927-1935).

    L’onirisme, disions-nous, de même qu’un jeu de miroirs entre différents niveaux de conscience, font ritournelle dans l’œuvre de Murakami.

    En outre, les deux auteurs ont en commun plusieurs thèmes de prédilection : la santé mentale, la civilisation menacée, les risques de l’ère scientifique, voire une certaine critique de la société capitaliste. La solitude, aussi.

    Murakami avoue s’être souvent senti seul dans sa jeunesse ; il se liait alors d’amitié avec des chats. Ces réconfortantes petites bêtes sont omniprésentes dans son œuvre (pensons au point de départ de la quête du narrateur dans Chroniques de l’oiseau à ressort et de celle de Nakata dans Kafka sur le rivage). Or, Derek Hartfield aussi les aimait tendrement, tout comme Lovecraft (« On raconte que dans Ulthar, de l’autre côté de la rivière Skaï, aucun homme n’a droit de tuer un chat… », ainsi s’ouvre The Cats of Ulthar). Il semblerait même que le grand artisan de Providence (Rhode Island) se soit disputé avec le père de Conan à ce sujet : Robert préférait les chiens !

    Solitudes partagées : d’autres pistes

    On pourrait parler des puits, troublants et récurrents dans l’œuvre de Murakami.

    On pourrait recenser ses évocations des fictions populaires américaines de la première moitié du XXe siècle, comme le magazine Weird Tales des années 1930. D’ailleurs, selon un article du Miami Herald paru en 2014, Murakami aurait toujours été un lecteur assidu de science-fiction et aurait « tout lu H. P. Lovecraft et Robert E. Howard ».

    On pourrait analyser une assertion comme quoi, dans les romans du Rat, « il n’y a jamais de scène de sexe et aucun de ses personnages ne meurt ». Le Rat est le personnage ayant donné son nom au cycle entamé par Écoute le chant du vent, que suivent Flipper, 1973 et La course au mouton sauvage. Il écrit des romans et ce qu’on en dit ne s’applique pas à ceux de Murakami, où la mort et la sexualité sont bien présentes ; peut-être, à vraiment vouloir, peut-on y voir un hommage discret à Lovecraft. Il paraît que la sexualité était un sujet qui mettait ce dernier mal à l’aise. En outre, les gens meurent moins qu’on ose le croire dans ses histoires. Nombreuses sont les nouvelles où Lovecraft, plutôt que d’assassiner franchement ses personnages avec un coup d’épée à la Conan, les fait basculer : ils perdent la tête à la vue d’horreurs inintelligibles et c’est après le point final que les choses se passent.

    On pourrait remarquer que les protagonistes de l’un comme de l’autre ne sont pas des gros bras (contrairement au célèbre héros de Robert E. Howard), mais souvent des intellos qui se passionnent pour les mythes. Chez Lovecraft, ce sont régulièrement des chercheurs, des érudits. Chez Murakami, on ne compte plus les personnages qui ont l’air simples ou prétendent l’être (une humilité bien japonaise, oserions-nous dire ?), mais qui font tout à coup référence à la culture humaine, aux archétypes, et nous laissent comprendre qu’ils lisent considérablement.

    On pourrait encore évoquer le talent qu’ont en commun Lovecraft et Murakami pour gratter jusqu’aux tréfonds de notre conscience et réveiller des peurs ancestrales, pour dévoiler des passages insoupçonnés entre les univers et mettre en scène de terribles « forces étranges » qui couvent derrière le carrelage du quotidien.

    Mais plutôt que de chercher des évocations de présence extraterrestre dans les textes de l’auteur japonais, il nous semble que ce qui relie davantage ses œuvres à celles de Lovecraft, c’est la solitude et « l’ennui fondamental » qui animent leurs héros. Les uns sont plus passifs que les autres, mais nombre d’entre eux baignent dans une sorte de torpeur que la vie (ou ce que nous pourrions appeler un « autre monde ») viendra secouer avec plus ou moins de succès. Même les plus agités des protagonistes de Lovecraft nous donnent parfois l’impression qu’ils portent sur leur existence un regard insatisfait.

    Cosmos et quotidienneté : des différences

    Si les similitudes entre les deux œuvres abondent, il y a aussi des différences considérables.

    De format : préférence pour les nouvelles courtes chez Lovecraft, abondance de romans longs chez Murakami. D’échelle aussi : on passe du cosmos au quotidien (encore qu’on peut penser à l’analogie doigt qui pointe/Lune).

    Prises dans leur ensemble, leurs œuvres sont toutes deux cohérentes, mais c’est plus thématique dans un cas et plus éclaté dans l’autre. Ils ont des styles, des rythmes bien différents. Les références sont souvent plus variées et résolument plus modernes chez Murakami. Et ce dernier se montre bien meilleur dialoguiste.

    L’affaire, avec les classiques : en guise de conclusion

    « Si je n’avais pas rencontré l’écrivain Derek Hartfield », avoue le narrateur d’Écoute le chant du vent, « je n’aurais sans doute pas eu l’idée d’écrire de romans. Et j’aurais sûrement emprunté un tout autre chemin ».

    Pourquoi Murakami ne parle-t-il pas ouvertement de Lovecraft ? Peut-être qu’aux côtés des Salinger et Fitzgerald qu’il a traduits, l’auteur de Dagon ne fait pas bonne figure. Chandler, Vonnegut ont produit des littératures dites « de genre », mais ont depuis été hissés au panthéon des icônes littéraires ; Lovecraft fait encore largement l’objet d’un culte plus ou moins obscur.

    Enfin. C’est la belle affaire, avec les classiques. Pensez « pirate », il vous vient aussitôt en tête un gaillard, une béquille et un perroquet : vous voyez Long John Silver, et ce, même si vous n’avez jamais lu L’Île au trésor de Stevenson. Prononcez « Mississippi », il se peut que vous imaginiez un enfant sur un radeau de fortune, avec un vieux banjo, un brin d’herbe dans la bouche, et peut-être même un ami esclave noir en fuite – sans penser remercier Mark Twain. Ce n’est pas qu’une affaire de « clichés » : c’est la force invisible de ces images qui ont ému les générations. Les classiques infusent dans notre conscience, à notre insu, et façonnent notre perception du réel – cette seule proposition aurait pu être placée dans la bouche d’un personnage de Murakami, et a certainement stimulé Lovecraft en son temps.

    Que le premier ait lu le second ne fait pas de doute. Qu’il s’en soit inspiré consciemment ou non, directement ou non, qu’importe ? Établir des parallèles, n’est-ce pas un des grands plaisirs de la lecture, d’autant plus avec des auteurs prolifiques qui multiplient les faux-semblants ?


    1. Haruki Murakami, Écoute le chant du vent suivi de Flipper, 1973, trad. du japonais par Hélène Morita, Belfond, Paris, 2016, 300 p. ; 26,95 $.

     

    EXTRAITS

    Pour moi aussi, c’était une saison de solitude. De retour chez moi, chaque fois que je me déshabillais, j’avais l’impression que tous mes os allaient jaillir à travers ma peau. C’était comme si, à l’intérieur de moi, une force inconnue, énigmatique, me poussait dans une mauvaise direction pour m’entraîner dans un autre monde.
    Écoute le chant du vent suivi de Flipper, 1973, p. 210.

    Il y a des jours où certaines choses s’emparent de nous. Des petits riens, des choses sans importance. Un bouton de rose, un chapeau égaré, un pull qu’on aimait, enfant, un vieux disque de Gene Pitney… On pourrait dresser une liste impressionnante de toutes ces choses modestes qui n’ont plus nulle part où aller. Elles errent en nous durant deux ou trois jours puis retournent d’où elles sont venues… dans les ténèbres. Nous creusons toujours des puits dans notre esprit. Et, au-dessus de ces puits, vont et viennent des oiseaux.
    Écoute le chant du vent suivi de Flipper, 1973, p. 257.

    Pendant son adolescence, fort mélancolique, Hartfield n’eut pas le moindre ami ; tout son temps libre, il le passait à lire des bandes dessinées ou des magazines populaires, des histoires de détectives ou de science-fiction, et à dévorer les cookies de sa mère. […] Il y a beaucoup de choses que Derek Hartfield a détestées. La poste, le lycée, les éditeurs, les carottes, les femmes, les chiens… On n’en finirait pas de tout énumérer. Mais il n’y a que trois choses qu’il a aimées : les armes, les chats et les cookies de sa mère.
    Écoute le chant du vent suivi de Flipper, 1973, p. 146-147.

    Il s’avança à pas de loup jusqu’à la porte de la chambre, l’ouvrit tout doucement, alluma la lampe de poche, dirigea aussitôt le faisceau vers le cadavre du vieil homme. C’est de là que provenait, sans aucun doute possible, l’étrange bruit de frottement. La lumière éclaira une chose blanche, longue et fine, dont la forme faisait penser à une calebasse, qui sortait en ondulant de [sa] bouche.
    Kafka sur le rivage, 10/18, p. 617.

    Éri Assaï continue de dormir.
    Mais l’homme-sans-visage qui, tout à l’heure, assis sur une chaise, observait Éri, cet homme a disparu. La chaise aussi. Sans laisser de traces. Pour cette raison, la pièce, davantage encore qu’auparavant, est silencieuse et déserte. À peu près au centre, le lit, sur lequel est allongée Éri. On dirait quelqu’un qui dérive seul sur une mer calme dans un canot de sauvetage. Nous, de notre côté, dans la chambre réelle d’Éri, nous observons cette scène à travers l’écran de la télévision.
    Le passage de la nuit, 10/18, p. 121.

    S’il vous arrivait d’apercevoir des TV People, vous ne remarqueriez peut-être pas d’emblée leur petite taille. Mais ils vous laisseraient probablement comme une étrange impression. Irais-je jusqu’à dire : un certain malaise ? Vous vous diriez sûrement qu’il y a là quelque chose d’incongru. Puis vous les considéreriez à nouveau. Au premier coup d’œil, pourtant, tout est naturel, et ça l’est donc d’autant moins : car la petitesse des TV People diffère totalement de celle des enfants ou des nains.
    « TV People », L’éléphant s’évapore, 10/18, p. 242-243.

  • Littérature queer : le refus du ghetto et des regroupements vaseux

    Littérature queer : le refus du ghetto et des regroupements vaseux

    Il ne suffit pas qu’un auteur affirme publiquement son homosexualité pour que ses livres appartiennent d’emblée à la « littérature gay », peu importe ce que cela voudrait dire par ailleurs. De la même manière, l’homosexualité d’un personnage de fiction ne suffit pas à définir une « thématique LGBT » à l’œuvre dans le texte. Tout regroupement opéré sur de tels critères est vaseux, mais peut parfois servir à énoncer au moins quelques propos qu’on espère pertinents. À partir de trois ouvrages parus récemment, je tenterai de postuler certains paradigmes démontrant . . .

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  • Yasmina Reza et ses combats

    Yasmina Reza et ses combats

    D’abord femme de théâtre, Yasmina Reza aborde ensuite la société et le temps avec les armes du roman et même la confidence politique. Elle n’entretient pas d’illusion sur l’être humain, ne lui reconnaissant qu’un vernis de savoir-vivre et le jugeant toujours sujet au ressac des pulsions primitives. Par contre, elle pactise avec l’humain lorsqu’il s’épuise, fièrement ou non, à combattre le temps, mais l’humain qui se félicite d’être heureux n’a pas de quoi pavoiser s’il a abdiqué. Heureusement, la vie résiste . . .

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  • Parcours et retour de Coveleski

    Parcours et retour de Coveleski

    Après avoir piloté son enquêteur fétiche pendant presque une décennie au creux d’un Montréal agité, Maxime Houde a décidé en 2014 de changer à la fois de vedette et d’époque. Un an plus tard, il ressuscitait Stan Coveleski et revenait à l’atmosphère des années 1940-1950. Heureuse révision.

    Flics ou truands ?

    Le Montréal de la décennie 1940 laisse poreuse la frontière entre les criminels et la force policière. La prostitution, avec son Red Light, occupe le quartier que recouvre aujourd . . .

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  • Zola et Cézanne, l’amitié, la création

    Zola et Cézanne, l’amitié, la création

    À partir de 1858, entre Aix où est née leur amitié et Paris, deux collégiens commencent à échanger des lettres1. Ils rêvent de gloire et d’amour : Émile veut devenir poète, Paul, peintre. Celui-là sera, après Balzac et Flaubert, le romancier admiré et attaqué des Rougon-Macquart, celui-ci la référence en peinture moderne.

    D’abord presque quotidiennes, souvent de longues épîtres, fiévreuses et drôles, naïves ou graves, elles s’espacent selon les époques et les aléas de leur parcours, avec des lacunes. Ces silences . . .

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  • Noires de peau, noires de pensée

    Noires de peau, noires de pensée

    L’humanité traîne dans son sillage des crimes qui ne sauraient être effacés. S’ils peuvent au mieux cicatriser avec le temps, ils demeurent impardonnables. L’esclavage en est un. Les temps présents ne sont pas exempts de ces crimes, faut-il le préciser.

    Entre race et sexe

    Entre l’arbre et l’écorce, les intellectuelles afro-américaines expérimentent un vrai et, on l’imagine, douloureux écartèlement entre les biais sexistes des universités ou des organisations politiques noires et les biais racistes des mêmes universités et . . .

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  • Robert Dickson

    Robert Dickson

    Transfuge, Robert Dickson a abandonné, dans les années 1970, sa culture anglo-canadienne pour adopter à bras ouverts la langue française et la culture francophone.

    Après son arrivée à Sudbury, à l’été 1972, où il a obtenu un poste de professeur à l’Université Laurentienne, il devient l’un des principaux acteurs de l’institution littéraire franco-ontarienne. Dickson s’installe dans le nord de l’Ontario au moment où prend forme le mouvement de revendication identitaire franco-ontarien. C’est justement à Sudbury, à l’Université Laurentienne, que naît le désir, chez des étudiants, de prendre la parole pour dire leur réalité. Dickson, leur jeune professeur, les accompagnera au jour le jour dans la voie vers l’écriture, les encadrera lorsqu’ils fonderont maintes institutions culturelles dont les éditions Prise de parole, puis prendra lui aussi la plume et deviendra un des plus importants poètes de l’Ontario français.

    Durant l’hiver 1974-1975, Dickson conçoit, avec le musicien Pierre Germain, des spectacles qu’ils nomment « La Cuisine de la poésie » durant lesquels, avec leurs invités, ils lisent des poèmes et interprètent des pièces musicales. Entre les morceaux, Germain et Dickson commentent l’actualité locale et internationale. C’est dans ce cadre que le poète sudburois présente ses premiers textes qui seront publiés en 1978 dans les recueils Une bonne trentaine et Or«é»alité1. Son troisième ouvrage, Abris nocturnes, paraît près de dix ans plus tard, en 1986. Il faudra attendre encore plus d’une décennie pour que soit publié un quatrième recueil, Grand ciel bleu par ici, en 1997. Suivent Humains paysages en temps de paix relative, en 2002, qui lui vaut le Prix du Gouverneur général, et Libertés provisoires, en 2005. En mars 2007, Robert Dickson succombe à un cancer.

    Une poésie ludique, mais engagée

    La poésie de Dickson est une poésie de contrastes. Ludique, car le poète s’amuse avec la langue, voire les langues, les sonorités et les homonymes, elle est aussi sérieuse par sa réflexion sur les maux de notre monde contemporain, les violences du capitalisme, les inégalités sociales et les guerres qui sévissent dans tant de pays. Du fait qu’il a appris le français à l’école, Dickson a un intérêt marqué pour tout ce qui est pittoresque dans la langue française. Il affirme d’ailleurs dans une entrevue2 accordée à son collègue Lucien Pelletier qu’il « explore le langage autrement, parce qu’[il a] une connaissance autre du langage ». « Des fois, dit-il, j’ai l’impression que ça m’est plus facile d’apprécier des mots pour autre chose que le sens. Il y a des mots qui sont tellement extraordinaires, tellement magiques… » Mais ce désir de jouer avec la langue s’accompagne d’une volonté de dire vrai, de dénoncer les iniquités et de faire réfléchir sur les malheurs du monde. Participant de la contre-culture, Dickson est un pacifiste et un écologiste qui s’oppose au néo-libéralisme et prône une idéologie de gauche. Dans le poème « Engagement », paru dans Une bonne trentaine, Dickson présente son art poétique. Il y énonce à la fois son amour des mots et sa croyance dans le pouvoir de la poésie : « Caresser les mots comme je caresse ma femme / les saisir à pleines dents, les croquer / comme une belle pomme, rouge comme / ta langue qui rugit au fond de ma gorge // […] Prendre les mots comme je prendrais les armes / les armes blanches, les armes défensives / pour protéger ce que j’aime, […] // les brandir comme un drapeau, à pleins bras / pour tordre au cou, faire crier de douleur / les menteurs mielleux, les fantoches du froid ».

    Écrire au cœur de la nature

    Cette poésie sociale et engagée, urbaine pourrait-on croire, s’inscrit cependant dans la nature, celle du nord surtout, de l’Ontario et de la Colombie-Britannique où habite une des sœurs du poète. C’est un espace que celui-ci affectionne particulièrement pour son isolement, mais aussi – contraste oblige – pour sa chaleur humaine. Les nombreuses références à la flore, à la faune, au climat et aux saisons illustrent l’importance du monde naturel, voire sauvage, pour Dickson. Sa carrière en tant que poète prend d’ailleurs son envol avec un poème-affiche, « Au nord de notre vie3 », publié en 1975, qui sera mis en musique par le très célèbre groupe sudburois CANO. Ce poème est d’ailleurs considéré par plusieurs comme l’hymne par excellence de l’espace nord-ontarien. Dickson y évoque la nordicité qui hantera tous les recueils à venir : l’isolement connoté par la référence à « la distance [qui use] les cœurs » et l’amitié qu’on y trouve malgré tout puisque « les cœurs [sont] pleins / de la     tendresse minerai ». L’oxymore (« tendresse minerai ») résume tout ce que le Nord est pour Dickson : rude et doux, isolé mais familial, froid mais chaleureux. Le Nord est le lieu propice à l’amitié et à l’amour. Le poème se clôt sur la solidarité et la ténacité des Nord-Ontariens qui prennent la parole pour se créer un avenir. Le monde naturel, quoique éloigné du monde urbain, permet néanmoins à Dickson de réfléchir sur la vie et sur notre société.

    Une poésie de l’intime

    La poésie de Dickson est certainement une poésie sociale, engagée et ouverte sur le monde, elle est également une poésie de la nature, si ce n’est pastorale, mais elle est aussi et surtout une poésie de l’intime. Sa famille, ses enfants, ses amoureuses et ses amis sont fréquemment convoqués dans les poèmes. Dickson tisse ainsi des liens étroits et complexes entre la nature, la société malade et son amour des siens. L’hiver, par exemple, saison très présente dans tous les recueils sauf dans Humains paysages en temps de paix relative, est présenté comme la saison la plus propice à l’intimité et celle qui permet de s’éloigner des malheurs qui affligent le monde. Dans Or«é»alité, le poème « C’était un drôle d’hiver » oppose l’amitié à la solitude, l’ici à l’ailleurs, la paix à la guerre. Dans la deuxième strophe, « le spectre de la solitude », menaçant durant l’hiver peu propice aux sorties, est étranger au poète et à ses amis qui se réunissent au salon, « cherchant dans l’amitié nombreuse une chaleur suffisante ». L’isolement propre à l’hiver permet aux amis de vivre loin de la société malade.

    Le recueil Humains paysages en temps de paix relative s’ouvre, pour sa part, sur un poème intitulé « L’intime : mode d’emploi », qui illustre comment tout est lié dans l’esprit du poète : « [L]e soleil le matin par la fenêtre de la cuisine le premier / jour du printemps qui joue avec les reflets dans tes / cheveux quelques pouces au-dessus de la mousse dans / ton bol de café où on peut lire éviter les contrefaçons / […] salut ! salut ! salut ! c’est de même que j’ai commencé un / livre de poèmes il y a une quinzaine d’années // mes parents le jour de leurs noces en photo à quelques / pieds de moi les cendres de mon père guère plus loin / qui attendent le repos final et après ? // les états-unis les nations unies le rwanda et la / yougoslavie partout ici qui me travaillent et me terrorisent // le violon de wasyl qui m’ébranle combien d’années déjà / depuis sa mort (les paroles s’envolent la musique / m’envole) ».

    Il en est de même dans un autre texte du recueil, « Le 6 août 1998 », où le poète, invité par la station de radio locale à écrire un poème sur un événement de l’actualité, se sert de l’explosion d’un camion de dynamite pour réfléchir à sa ville, Sudbury, à la guerre (le 6 août est aussi la date du bombardement d’Hiroshima en 1945) et à la poésie : « [S]ans explosions cette ville n’existerait pas / aujourd’hui un camion de dynamite / a explosé en banlieue / sans explosions cette ville n’existerait pas / sans la déflagration météorite pas de mineurs / pas de Sudbury grand trou noir dans l’espace du Nord / pas de secousses qui bouleversent régulièrement mes / rêves   pas de richesse pas de communauté / pas de traces empreintes dans la roche à nu dans nos / cours et nos caves et nos cœurs ».

    « Aller loin loin »

    Bref, toute la poésie de Dickson se fonde sur une volonté de dire le monde tant extérieur qu’intérieur, de témoigner des malheurs humains tout autant que de mettre en scène l’intimité. Elle tente de proposer un avenir meilleur, bien que parfois le poète semble douter de la capacité des humains à aimer leurs semblables. Le pouvoir de la poésie passe chez lui par la simplicité du dire, par le ludisme de la langue, par la véracité de la parole. À partir de sa vie, constamment convoquée dans les poèmes, le poète peut rejoindre l’autre et l’encourager à œuvrer à un monde meilleur. Chez Dickson, la poésie a en effet une double fonction : décrire la réalité qu’elle dénonce et, en la mettant en mots, chercher à la dépasser grâce à la rencontre que permet la lecture. De soi à l’autre, du texte au monde, voilà le projet scripturaire de Dickson. Ne dit-il pas à la fin de son poème « L’intime : mode d’emploi » que c’est à partir de nos expériences individuelles que nous pouvons rejoindre tout le monde : « [A]ujourd’hui je reste chez nous / c’est pour aller loin loin ».



    1. Tous les livres de Robert Dickson évoqués dans cet article ont été publiés aux éditions Prises de parole.
    2. Lucien Pelletier, « La migration culturelle de Robert Dickson », dans Norman Cheadle et Lucien Pelletier (sous la dir. de), Canadian Cultural Exchange, Translation and Transculturation / Échanges culturels au Canada, Traduction et transculturation, Wilfrid Laurier University Press, Waterloo, 2007, p. 178-179. Les italiques sont dans le texte original et signalent « [l]es paroles de Dickson reprises à peu près intégralement » (p. 177).
    3. Robert Dickson, « Au nord de notre vie », graphisme de Raymond Simond, Prise de parole, Sudbury, 1975, repris dans Une bonne trentaine.

  • Dictionnaire des intellectuel.les au Québec

    Dictionnaire des intellectuel.les au Québec

    Élaborer un dictionnaire thématique est une entreprise périlleuse, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de s’intéresser à une notion aussi riche et ambiguë que celle de l’intellectuel.

    Le collectif de 86 auteurs1 sous la direction d’Yvan Lamonde, Marie-Andrée Bergeron, Michel Lacroix et Jonathan Livernois relève le défi avec brio. À travers le parcours de ceux et celles qui ont été d’ardents protagonistes du débat public, l’ouvrage s’impose comme une référence majeure, à la fois pour les consensus et pour les débats qu’il . . .

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  • Tout Marie Cardinal

    Tout Marie Cardinal

    Avant de s’enfoncer dans son quatrième roman, Cet été-là (1967), Marie Cardinal s’inquiète. Saura-t-elle un jour se foutre de la littérature et se libérer de l’étau des écrivains qu’elle a d’abord enseignés, et qui maintenant obstruent son passage de l’autre côté du miroir ?

    Proust, Flaubert, Dostoïevski, Sartre, Beauvoir qu’elle a lus de façon désordonnée, avide, éclectique l’empêchent d’y voir clair et de tracer son propre chemin.

    Le jugement qu . . .

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  • Robert Poulet (1893-1989)

    Robert Poulet (1893-1989)

    Une image centrale traverse la vie et l’œuvre romanesque de Robert Poulet, un sentiment qu’il dit avoir éprouvé très jeune et de manière tout à fait concrète : la vie est un songe, tout n’est qu’illusion. Ce sentiment apparaît dans sa trilogie romanesque Les chemins de l’invisible : Handji, Les ténèbres et Prélude à l’apocalypse.

    Robert Poulet naît le 4 septembre 1893 à Liège. L’histoire a surtout retenu qu’il fut un collaborateur sous l’Occupation, arrêté en 1944, jugé et condamné à mort. Il échappe de peu à son exécution avant de voir sa peine commuée en une détention de vingt ans. Au tiers de la peine, en mars 1951, Poulet est libéré et condamné à l’exil. Dans Ce n’est pas une vie, il relate en long et en large ses années de prison, les prémisses et les suites du procès. Poulet a toujours affirmé avoir travaillé uniquement pour le bien de la Belgique.

    Le père, Georges Poulet, est un battant1 : après la faillite du grand-père, Georges abandonne les études et travaille dur pour rétablir la fortune familiale, puis, jeune retraité de 53 ans, il hante la maison familiale, imposant à ses enfants sa discipline et, à ses fils, les études supérieures auxquelles il avait dû lui-même renoncer. Robert Poulet entre ainsi au collège jésuite de Saint-Servais pour ensuite, à contrecœur, poursuivre des études de génie, un domaine pour lequel il n’éprouve absolument aucun intérêt.

    À dix-sept ans, Poulet fait deux ridicules tentatives de suicide qu’il relate succinctement et sur lesquelles il ironise soixante ans plus tard dans Ce n’est pas une vie. Il se porte volontaire et participe activement à la Première Guerre mondiale, où il sera blessé puis décoré pour divers actes de bravoure. Après la guerre, il exerce différents métiers. Il achète une terre, fait faillite, puis tâte du cinéma, surtout comme scénariste. En 1916, Noémie Dhabit devient sa première femme. Elle meurt peu après. C’était une femme d’une classe sociale inférieure à la sienne, avec qui il semble s’être engagé sur un coup de tête et de manière à provoquer sa famille.

    Politiquement, le jeune Poulet sympathise à gauche, puis vire vers la droite, voire l’extrême droite, dont il écrit : « On dit à gauche que refuser la politique équivaut à en faire de mauvaise, c’est-à-dire à se déclarer ‘de droite’. Alors, notons que je suis d’extrême droite, proche du point où les extrêmes se touchent. Et n’en parlons plus ».

    Sa carrière au cinéma est de courte durée. Poulet se tourne vers l’écriture, encouragé par son jeune frère Georges (1902-1991), qui deviendra lui-même un éminent critique littéraire. Il se marie une seconde fois, en 1935, avec Germaine Bouillard, connue en 1932. Germaine a quinze ans de moins que lui. Ils auront une fille, Françoise, qui se suicide dans les années 1960.

    Après une carrière journalistique importante, ponctuée de prises de position absolues, enthousiastes, Poulet avoue n’avoir pas compris grand-chose à la politique, à l’économie, au droit, sujets sur lesquels il avait pourtant été intarissable et enflammé.

    Il meurt le 6 octobre 1989 à Marly-le-Roi, où il habitait depuis 1951. Germaine se suicide trois semaines plus tard.

    Handji, chef-d’œuvre baroque

    C’est en février 1931 que Denoël publie ce livre qui mijote depuis environ 1925. Si l’on devait ne retenir qu’un titre de toute l’œuvre, c’est celui-là, très certainement un des plus extraordinaires romans que j’aie lus. Assurément un des plus complexes aussi, formellement déroutant à bien des égards. Nous sommes à la guerre. Deux soldats font connaissance. Walter Orlando est médecin, issu de la bourgeoisie ; David Miszaliyn travaillait dans une parfumerie. Miszaliyn occupe un abri à proximité duquel il doit faire de rares et ennuyantes inspections. On le sent moralement fragile. Il est bientôt rejoint par Orlando, dont la fiancée est morte peu de temps avant, sans que cela l’émeuve outre mesure. Tous deux patientent loin du front, dans un secteur où il ne se passe strictement rien. Ils prennent ensemble leurs repas, bavardent et regrettent de n’avoir pas suffisamment de souvenirs solides, ni d’histoires d’amour ni d’aventures. « Sais-tu ce qu’il nous aurait fallu, dit Walter un soir, en arrangeant les lampes ? C’est le souvenir d’une femme. » C’est la fin de la première partie du roman, qui en compte trois. Un climat onirique-fantastique s’installe grâce à une narration qui efface la majorité des repères temporels. Walter va peu à peu réussir à faire entrer David dans un jeu où ils vont mutuellement se convaincre de la présence d’une jeune femme : « Pour occuper leur vie, ils supposaient qu’une compagne leur était donnée ». Petit à petit, ils se prennent littéralement à ce jeu et de manière on ne peut plus sérieuse, jusqu’à ce que, par la force d’évocation (aussi bien des deux soldats que du roman lui-même), cette jeune femme, Handji, vive réellement, c’est-à-dire aussi réellement que pour nous, lecteurs, Walter et David existent. À partir du milieu du roman, Handji s’anime et ses gestes, ses humeurs, une partie de ses pensées ne sont plus seulement rapportés par l’un ou l’autre personnage, mais contés par le narrateur. Handji devient le centre vital de leur existence. Les jours passent et le jeu se poursuit, les deux officiers (et le récit) se comportant comme s’il y avait vraiment une femme avec eux, une femme à qui ils ont concédé une partie importante de leur abri, question qu’elle y soit à l’aise, protégée des regards des éventuels visiteurs. Une ligne de conduite fait en sorte que les autres soldats n’en viennent pas à imaginer que David et Walter cachent réellement une femme avec eux. Ce tour de force narratif agace et enchante à la fois, parce qu’il bouleverse les habitudes de lecture, même celles d’un lecteur aguerri. À mi-chemin du livre, Handji subit donc une transformation qualitative qui la projette au rang de personnage au même titre que les autres, à cette différence fondamentale près qu’elle reste le produit de l’invention de David et de Walter, avant de s’émanciper. Un certain nombre de phrases absolument brillantes ponctuent habilement l’autonomisation de Handji, en inscrivant sa totale émancipation narrative. La suite nous fait vivre une permission de Walter, la sévère grippe qui affecte puis finit par emporter David et une partie des soldats, l’offensive ennemie et le bombardement final au cours duquel les soldats russes voient littéralement Handji sortir de l’abri pour la première et seule fois.

    C’est à travers une remarquable progression narrative, un choix judicieux de toutes petites phrases clés, intelligemment semées dans le récit, que nous assistons à la création de cette jeune Géorgienne. On est plus près de la prose poétique que d’un récit naturaliste, encore que le texte abonde en détails très terre à terre sur la vie dans les tranchées. Ce parti pris narratif place cette histoire un peu hors du temps et nous rappelle que la littérature elle-même se situe dans une temporalité simultanément incarnée et désincarnée.

    Deux tables ferment le roman, l’une thématique, l’autre épisodique. Elles découpent chacune à sa manière le récit. Dans une excellente postface à la réédition, Benoît Denis les juge quelque peu artificielles, même s’il en reconnaît le rôle voulu par Poulet : « […] la ‘table thématique’ renvoie à une logique poétique et/ou symboliste encore active, tandis que la ‘table épisodique’ se soumet à la logique romanesque ou narrative », écrit Benoît Denis. Si Poulet s’écarte esthétiquement de l’écriture réaliste, il en respecte jusqu’à un certain point la cohérence et les codes narratifs.

    Quelques clés nous donnent accès à ce récit exigeant ; chacune est légitime et l’ensemble crée un roman presque inépuisable.

    La plus immédiate, à mon sens, c’est celle du récit comme métaphore du travail de l’écrivain, créateur de mondes et d’êtres qui lui survivront et qui ne lui appartiennent qu’à moitié. La mort nous a arraché Robert Poulet, mais ses personnages existent pour vrai chaque fois que je m’installe pour le lire.

    Une autre clé consiste en l’absurdité de la guerre qui conduit soit à la destruction, soit à la folie. Une troisième joue sur la mince ligne entre la folie et la création, entre raison et délire. Benoît Denis suggère encore la sexualité entre les deux hommes, le jeu du désir par création interposée, d’un désir qui n’ose se dire et s’incarner autrement.

    Esthétiquement, on pense à Nadja de Breton comme on peut penser à La route des Flandres de Claude Simon. Poulet travaille son fantastique dans un récit autrement naturaliste, une sorte de réalisme magique qui le distingue du surréalisme auquel il prétend échapper sans bien sûr le renverser tout à fait.

    J’en suis convaincu, le caractère déroutant de ce roman irritera ou découragera beaucoup de lecteurs. Je l’écris sans mépris ni condescendance : bien peu de lecteurs sont en mesure de lire Handji, de goûter un texte d’une telle densité poétique ou lyrique, avec ses détours narratifs, ses enchaînements et ses enchantements retors. Oui, c’est un brin précieux. Il faut à cette prose un lecteur rodé et une lecture soutenue, attentive, réceptive et ouverte tout à la fois. Il lui faut de la disponibilité intelligente, une disposition de plus en plus rare de nos jours.

    Les ténèbres ou la vie hors de soi

    Ce récit de 1934 nous déroute également, roman délirant ou bien histoire d’un délire assumé, pour ainsi dire, dans la mesure où le personnage principal n’ignore pas ce qui lui arrive. Marcel Pantionis a 34 ans, il vit paisiblement avec ses deux sœurs, célibataires, comme lui, dans un appartement au-dessus de leur boutique, en parfait représentant du personnage anonyme, sans ambition et sans attentes. Un jour, une fulgurante illumination saisit Marcel au beau milieu d’une ruelle : le sens de son existence et tout ce que la vie lui réserve lui sont immédiatement révélés. Inquiet, craignant le symptôme d’une quelconque maladie, il rentre se mettre au lit. Ses sœurs le soignent ; quelques rares personnes lui rendent visite : un ami médecin, un prêtre et Mirette, la jeune fille d’une voisine. Marcel va tranquillement mourir et, parallèlement, se dédoubler pour se mettre à vivre d’une vie nouvelle et autrement plus animée. Dans cette autre vie que le récit nous donne alors à lire, Marcel se trouve bientôt impliqué dans un événement dont la nature lui échappe : est-ce le début d’une révolution sociale, d’une guerre, d’une longue marche vers une Terre promise ? Marcel ne le comprend pas bien.

    Grosso modo, le roman se divise en deux parties : Marcel chez lui, au lit, dans sa chambre, puis dehors, dans la ville. Même si ce moribond, dans les « faits », ne va jamais quitter son lit. Comme dans Handji, le tout se déroule dans un climat onirique, voisin du surréalisme. Un peu comme le Marcel de Proust (dont on notera qu’il partage les initiales, M. P.), Pantionis rassemble autour de lui et en lui toute sa vie en quelques éléments qu’il juge importants, mais dont l’exacte signification lui échappe, comme elle nous échappe, à nous, lecteurs. Je donne au hasard : un crachoir, la poitrine de sa sœur Isabelle, une mélodie de Saint-Saëns, son propre foie et son gros intestin, dont il surveille l’état, etc.

    La quête du personnage, c’est celle du sens de sa vie. On pourrait encore mettre en parallèle ce roman et Handji en observant que dans ce dernier, le personnage s’incarne graduellement, alors que dans Les ténèbres, Pantionis se désincarne, quitte progressivement son enveloppe charnelle. Tous deux n’en continuent pas moins de « vivre » dans l’univers du récit.

    Le lecteur audacieux en fera l’expérience déconcertante : l’œuvre romanesque de Poulet interroge les liens fragiles que chacun tisse entre son quotidien le plus immédiat et une dimension de l’existence où logent le rêve, la littérature et la possibilité d’une transcendance.


    1. Un battant, quelqu’un qui ne se laisse jamais abattre. On ne le confondra pas avec l’autre Georges, le jeune frère de Robert.

    Principaux titres de Robert Poulet :
    Handji, roman, Denoël et Steele, 1931, Plon, 1955 (version revue par l’auteur), Espace Nord, postface de Benoît Denis, 2014 ; Le trottoir, roman, Denoël et Steele, 1931 ; Le meilleur et le pire, roman, Denoël et Steele, 1932 ; La révolution est à droite, pamphlet, Denoël et Steele, 1934 ; Les ténèbres, roman, Denoël et Steele, 1934, Plon, 1958 (version revue par l’auteur) ; L’ange et les dieux, roman, La Toison d’or, 1942 ; Prélude à l’apocalypse, roman, Denoël, 1944, L’Âge d’homme, 1981 (version revue par l’auteur) ; Journal d’un condamné à mort, Essai sur la mystique, la volupté et le péril de la mort, La jeune Parque, 1948 ; Entretiens familiers avec Louis-Ferdinand Céline, suivi d’un chapitre inédit de Casse-Pipe, Plon, 1958, 1971 ; Contre l’amour, essai, Denoël, 1961 ; Contre la jeunesse, essai, Denoël, 1963 ; Contre la plèbe, essai, Denoël, 1967 ; Contre l’auto, essai, Berger-Levrault, 1967 ; Histoire de l’Être, roman, Denoël, 1973 ; Ce n’est pas une vie, mémoires, Denoël, 1976 ; J’accuse la bourgeoisie, essai, Copernic, 1978 ; La conjecture, Mémoires apocryphes, La Table ronde, 1981.

     

    EXTRAITS

    Le miroir lui rejetait une image qui s’ajoutait à elle, la recouvrait d’un supplément de réalité : de reflet en reflet, elle croyait se gonfler, comme fait la pensée d’une femme attentive, mais par l’extérieur ; sa vie se répandait dans des couches nouvelles, son sang accomplissait de plus grandes distances. Il se fit en elle un désordre, comme une chapelle d’où s’échappe un jeune garçon malade ; sa gorge se mit en mouvement : « Je vais parler » […]. Enfin !… Elle soupira d’aise, de se sentir vivante, d’exprimer une volonté.
    Handji, Espace Nord, p. 204.

    Je m’imaginais qu’on pouvait encore, en plein XXe siècle, conjurer les malheurs dans lesquels notre espèce a décidé de se précipiter. Faire de la politique, c’est s’insinuer, avec des vues et des plans, dans une avalanche. Au mieux, on y peut gagner cinq centimètres dans le bon sens tandis qu’avec la masse on avance de cent mètres dans le mauvais. Toutes les entreprises qui, aujourd’hui, se donneront pour fin de « guider la marche » d’une société humaine, quelle qu’elle soit, finiront dans l’abîme. Le plus profond, c’est le gouffre du bonheur collectif, accompagné d’une dégradation de la conscience.
    Ce n’est pas une vie, Denoël, p. 51.

    À chacun sa préoccupation dominante. La mienne, c’est de pouvoir, sans rougir, me regarder dans la glace. Je n’y ai pas toujours réussi.
    Ce n’est pas une vie, Denoël, p. 66.

    En un mot : je ne crois plus en l’homme. Selon moi il a gâché son affaire, avant de se noyer dans cette essence toute différente qui s’appelle : les hommes. Je ne fais pas partie de cette espèce.
    Ce n’est pas une vie, Denoël, p. 134-135.

    En tout cas, ma vie me plaît, quoique semée de fautes et de bévues dont le souvenir, quand il s’éveille en moi, me fait gémir comme un caniche dont on écrase la patte.
    Ce n’est pas une vie, Denoël, p. 252.

  • Voyage à Tombouctou

    Voyage à Tombouctou

    QUAND IL LISAIT,
    ses cigarettes se consumaient souvent seules, entre ses doigts. De temps à autre, il levait la tête avec un air étonné. Il écrasait son mégot dans le cendrier, jetait un long regard par la fenêtre puis replongeait dans son livre.

    Mon père passait de grandes parties de ses journées là, debout, derrière l’îlot de la cuisine. C’était sa place. C’était son royaume. C’était là qu’il prenait son café, préparait les repas et fumait en faisant tourner silencieusement les pages de ses bouquins.

    Parfois, quand . . .

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  • La liberté des savanes de Robert Lalonde : une résistance de tous les instants

    Scruter tour à tour le ciel et la surface des eaux, partager lectures et réflexions qui en émanent, témoigner de l’inexorable marche du temps, se réclamer de la liberté des savanes, cette liberté autrefois niée avant d’être consentie aux esclaves à qui on retirait leurs chaînes. D’autres chaînes ont depuis remplacé les premières. Elles ont pour nom confort, indifférence, inaptitude à vivre pleinement. D’où cette résistance de tous les instants . . .

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  • Polar vendéen cerné par la jalousie

    Polar vendéen cerné par la jalousie

    L’univers des mines attire les écrivains : de Dickens à Bernard Clavel en passant par Zola, ils sont nombreux les auteurs qui logent dans des profondeurs inhumaines leurs intrigues lourdes de revendications sociales.

    Ce n’était qu’une question de temps avant que la prolifique Marie-Bernadette Dupuy s’intéresse aux gueules noires. Elle le fait à sa manière, cependant, puisque, du moins dans le premier tome de son nouveau roman, elle greffe une intrigue policière sur un déferlement de jalousies vécu tout près des houillères vendéennes de 1920.

    Oser les dérogations

    Auteure d’une fécondité romanesque remarquable, Marie-Bernadette Dupuy bouscule souvent les orthodoxies littéraires ; elle s’en sait capable. Elle prend plaisir à créer des personnages peu prévisibles, à l’écart des logiques et des psychologies courantes. Grâce à cet afflux de fantaisie et d’effervescence, les pions acquièrent le droit de quitter leur rôle de pions et les nantis leurs mœurs monarchiques. Le premier tome1 de La galerie des jalousies laisse entrevoir ce que peut engendrer cette liberté conquise par une auteure en maîtrise de son métier et insufflée à ses personnages.

    Pareille latitude comporte des risques. En voyant la fringante Isaure Millet sautiller d’un coup de tête à l’autre, le réflexe sera chez plusieurs de protester. De fait, tant de désinvolture étonne chez une jeune femme sans la moindre sécurité financière. Peu plausible, dira-t-on. Comment accepter les tournants de l’intrigue si tel personnage change de peau, de loyauté ou d’affection dès qu’une mue le tente ? On pardonne l’illogisme, mais en certaines limites, par exemple quand frappent les crises, les deuils ou les ruptures affectives. Au quotidien, chaque personnage devrait, estime-t-on, s’en tenir à son visage familier.

    Marie-Bernadette Dupuy s’autorise, néanmoins, plusieurs dérogations à ces rassurantes ornières. Elle accorde ainsi à Isaure Millet, personnage pivot de La galerie des jalousies, un large accès à une jaillissante fantaisie ; elle étendra un privilège analogue à tel autre personnage, par exemple au policier Justin Devers, incapable de demeurer à distance d’un témoin clé, alors que l’éthique devrait lui imposer ce recul. Choix conscient, décision dont elle devra gérer les corollaires.

    Liberté ou désordre ?

    Faisons le point. Dès son entrée en scène, Isaure risque d’indisposer l’auditoire par ses virages impromptus. À peine apprend-elle qu’un drame a frappé la mine où travaille son bien-aimé Thomas, qu’elle fait faux bond à son petit emploi et se précipite au village. Ni permission, ni réflexion, ni sursis. La question s’impose : Isaure peut-elle se permettre pareille précipitation ? Quand il s’avère que l’amour que porte Isaure à Thomas est dans l’impasse, puisque celui-ci s’apprête à épouser une autre femme, la surprise grandit : cervelle d’oiseau, Isaure sera-t-elle, par son irresponsabilité, la seule source de ses malheurs ? D’autant plus probable qu’Isaure multiplie les volte-face exorbitantes, les sauts dans le vide, les répliques inopportunes… Viendra même le temps où elle affichera soudain des impatiences explosives au sujet de sa virginité, de son amour, de son métier, du lieu de son enracinement… Le feu follet s’épuisera-t-il ?

    Parvenu à ce stade, le vieux lecteur cartésien (moi par exemple) doit douter de sa perception. Il doit se demander si Marie-Bernadette Dupuy n’évalue pas mieux que lui les publics du présent. Si Isaure pratique l’inconstance comme constante, ne devrait-on pas reconnaître à sa créatrice le droit de la vouloir moderne et vivante ? Tout simplement. Peut-être Isaure apprécie-t-elle comme ses contemporaines (et mieux que le critique engoncé dans ses conformismes) le vent du large, la mobilité, l’écoute des voix secrètes, la préséance de l’inspiration sur les balises. Et peut-être Isaure interprète-t-elle correctement les conseils de Verlaine : « De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l’Impair / Plus vague et plus soluble dans l’air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. / […] De la musique encore et toujours ! / Que ton vers soit la chose envolée / Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée / Vers d’autres cieux et à d’autres amours ».

    Plus ouvert, le critique admet alors ceci : Verlaine embrasserait comme une très chère cousine cette Isaure « en allée vers d’autres cieux ». Sa versatilité, loin de constituer une faiblesse, résulterait de son osmose avec le présent.

    La rigueur quand même

    N’expédions pourtant pas le pendule à l’autre pôle : la souplesse n’est pas synonyme d’anarchie. Non, si Marie-Bernadette Dupuy ne dérobe pas au Zola de Germinal le mérite d’avoir consacré plus de pages aux notes de travail sur les gueules noires qu’au roman lui-même, elle ne se dispense pas pour autant de la recherche qu’exigent la plausibilité et le réalisme. Elle tient son juste milieu, se familiarisant d’abord avec les gueules noires, puis en s’autorisant les dérobades de rigueur dans le roman policier.

    L’assassinat qui survient dès le début du roman exige le recours au vocabulaire spécialisé du monde minier. « Justement, déclare l’enquêteur Justin Devers, si je vous importune, c’est qu’il y a un problème, en fait, une chose anormale. Votre porion, Alfred Boucard, n’a pas trouvé la mort en raison du coup de grisou. Il a été assassiné. » Porion, qu’est-ce à dire ? Laconique, Le Nouveau Littré cerne le mot : « Contremaître de mine de houille dans le nord de la France ». On soupçonne dès lors que, respectueuse de la Vendée qu’elle invite à s’exprimer, l’auteure s’est mise à son écoute. Porion sera suivi d’une cohorte de vocables régionaux dûment intégrés. Savoureux.

    Marie-Bernadette Dupuy, en insérant une intrigue policière dans son roman, se plie cette fois aux usages. D’instinct peut-être, par fréquentation sûrement, elle sait que l’amateur de polars aime croiser en cours de lecture de nombreux suspects : il se targuera, en cas d’anticipation victorieuse, d’avoir identifié le meurtrier sans loucher sur la copie du maître. Cela, l’auteure le sait.

    Quand s’exprimeront les préjugés au sujet des mineurs, Marie-Bernadette Dupuy aura donc le réflexe du professionnel : elle laissera flotter l’incertitude et s’épanouir les soupçons. Si elle tient à ce que justice soit rendue aux gueules noires, elle tient tout autant au flou que requiert toute bonne enquête policière. Ce flou doit demeurer ! Quand le policier Sardin ose relier le meurtre d’Alfred Boucard et les mœurs des mineurs, elle nuance ses soupçons sans les dissiper. Elle laisse Antoine Sardin vider son fiel : « Les mineurs sont rarement instruits, ce sont des êtres primaires, parfois capables de bestialité. Alors, qu’un vieil homme convoite une jeunesse, ce ne serait pas surprenant ». À peine Sardin s’est-il tu qu’elle place une réponse équivoque dans la bouche de son patron Justin Devers : « Dites-moi, Sardin, à vous écouter, on les enfermerait dans une ménagerie, ces braves mineurs ? Enfin, je peux comprendre. En arrivant ici, ignorant tout de ce milieu, j’ai pensé un peu la même chose que vous ». Flou artistique ! Ainsi se comportent les professionnels du roman policier.

    En somme, le premier tome de La galerie des jalousies, comme dirait Montaigne, sait raison garder. Le décor minier est respecté, mais il n’imite pas la fournaise du Germinal de Zola ni le terrible Quai de Wigan de George Orwell. De même le séduisant Justin Devers mène une enquête patiente et habile sans porter ombrage au Maigret de Simenon. L’apport du polar équilibre et étoffe un récit qui, sans lui, aurait manqué d’oxygène.

    Un intérêt amoindri

    Le second tome2, tout aussi plantureux que le premier, mais privé des contributions du polar, présente un intérêt amoindri. Bien que la référence aux jalousies y soit encore plus justifiée que dans le précédent, ce second volet est répétitif, vite prévisible, caricatural jusque dans la psychologie des personnages. Manquent l’action, la surprise, la cohésion. Seules les rares scènes reliées au travail des mineurs et aux dangers de leur métier rompent avec la grisaille.

    La versatilité qu’incarnait Isaure semble avoir contaminé les autres personnages du roman, et cela, sans nécessité ni mesure. À peine une promesse est-elle formulée qu’elle est trahie. Sitôt le remords offert en guise de réparation, la rechute survient. De la part d’Isaure, on s’attendait, après le premier tome, à un tel comportement ; le retrouver systématiquement chez Thomas, chez Jolenta, l’épouse de celui-ci, chez chacune des aristocrates qui embauchent Isaure et même chez Justin, policier au discours variable, c’est hisser la versatilité au statut de règle universelle et encarcaner le récit dans une oscillation qui compromet l’adhésion du lecteur. « Vous n’irez pas loin dans la vie si vous changez d’avis comme de chemise, ma petite. Malgré mon état de santé et mes crises de nerfs, j’ai remarqué à quel point vous vous contredisez fréquemment. » Le problème, c’est que la Viviane qui tient ce propos imite elle-même la girouette. La conséquence est tangible : quand les armistices sont rescindés à peine signés, que les pardons basculent sous la pression des rancunes toujours renaissantes, que les résolutions s’estompent sans réforme, même les plus émouvantes péripéties d’un roman par ailleurs écrit élégamment risquent de décourager l’émotion. Même le dernier souffle de Justin Devers, policier brusquement pourvu d’une fortune, laissera des doutes dans l’esprit des lectrices : jusqu’à la fin, il aura multiplié les cachotteries. Apparemment sincère au moment de son mariage in extremis, il laisse néanmoins un sillage de doutes.

    La fin de ce tome ajoute à ces flottements : l’auteure ne dit pas combien de temps durera l’absence dont profitent deux amants clandestins. Le premier volet méritait une autre suite.


    1. Marie-Bernadette Dupuy, La galerie des jalousies, T. I, JCL, Chicoutimi, 2016, 608 p. ; 29,95 $.
    2. Marie-Bernadette Dupuy, La galerie des jalousies, T. II, JCL, Chicoutimi, 2016, 624 p. ; 29,95 $.

     

    EXTRAITS

    Jérôme l’écoutait, affligé. Il était de plus en plus convaincu que, tout ce dont Isaure avait besoin, c’était d’un asile sûr. « Elle était prête à m’épouser pour se réfugier près de moi et de mes parents, se disait-il. Je ne suis même plus sûr qu’elle aime vraiment mon frère… »
    TI, p. 379.

    Tout avait commencé quand Alfred Boucard s’était confié à Tape-Dur pendant une partie de pêche. Le porion avait réussi à être très discret sur sa liaison avec Viviane Aubignac, mais, en apprenant qu’elle était enceinte de lui, il avait eu besoin de se confier à celui qu’il pensait son meilleur ami.
    TII, p. 582.

    « Jolenta m’a fait une terrible scène de jalousie, ce soir, quand je suis rentré à la maison, débita-t-il [Thomas] doucement. Rosalie, une nouvelle voisine, se prétend son amie et l’encourage dans ses délires. Pourquoi serait-elle jalouse ? Je suis son mari et nous aurons un enfant au début de l’été. »
    T. II, p. 210.

    « Tu as tout gâché, déclara-t-elle. Je n’ai plus envie de rester une semaine ici. Je voudrais rentrer immédiatement à Faymoreau. J’ai eu l’air d’une imbécile devant ta mère. J’étais franchement ridicule, à bégayer et à rougir. »
    TII, p. 75.

  • Quand la vie n’est plus que souffrance : Les visages de l’aide médicale à mourir

    Quand la vie n’est plus que souffrance : Les visages de l’aide médicale à mourir

    Osons le dire, la lecture de cet essai écrit par un « vieux » médecin s’avère une absolue nécessité. Il s’agit là d’un témoignage choc sur les premiers mois d’application de la Loi concernant les soins de fin de vie, entrée en vigueur en décembre 2015.

    Cette loi marque selon Pierre Viens une avancée en faveur d’une fin de parcours dans la dignité, mais doit encore être améliorée au nom du respect des personnes dont la vie n’est plus que souffrance.

    Les visages . . .

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  • Maude Veilleux et l’absoluité de la littérature

    Maude Veilleux et l’absoluité de la littérature

    Depuis 2010, à travers quatre livres et plusieurs fanzines, Maude Veilleux construit une œuvre bicéphale faite de poésie et de fiction, une œuvre cohérente qui interroge sans détour le quotidien, l’amour, la sexualité, la littérature et les manières de survivre au gouffre du monde qui menace sans cesse de nous avaler.

    Veilleux Last call EcrouMaude Veilleux est née en Beauce, parfois en 1986, parfois en 1987. Là-dessus, ses livres ne s’entendent pas. Le territoire fait toutefois consensus, la Beauce se retrouvant d’ailleurs dans ses poèmes et dans ses romans, la Beauce d’où « on [ne] revient peut-être pas » et que la poète essaie de transformer en « expérience » pour ne pas être « une autre fille de la rive-nord / dans une maison swell swell / où aucun enfant ne mange des cadavres de mouches » (Last call les murènes). La démarche autobiographique de l’auteure permet en outre de l’imaginer libraire, bisexuelle et écrivaine, grâce à des recoupements souvent vaseux faits entre des détails tirés de ses différents textes. Mais tout cela n’a que peu d’importance, finalement, puisque c’est l’œuvre qui nous intéresse ici et non pas son auteure, même si le flou artistique entretenu par le paratexte éditorial ainsi que les curieuses ressemblances entre les personnages et le « je » que Veilleux fait entendre piquent la curiosité. Dominic Tardif, dans Le Devoir, écrivait récemment, à propos du dernier livre de l’auteure, qu’il est « complètement, presque violemment, tyrannisé par l’idée de la vérité, quête à la fois chimérique, éternelle et hypercontemporaine1 » ; cette vérité appelle une certaine cruauté qui anéantit tout ce qu’elle touche et devant laquelle Veilleux ne s’incline définitivement pas.

    Poésie

    Veilleux Les choses EcrouEn 2013, après les fanzines Automne ton cul, Gros poèmes mauves, Les filles de la Beauce et Salon de l’ésotérisme de Mtl, réalisés pour la plupart en collaboration avec l’artiste Guillaume Adjutor Provost maintes fois évoqué dans l’ensemble de son œuvre, Veilleux publie Les choses de l’amour à marde, son premier livre, aux éditions de l’Écrou. L’Écrou, maison dirigée par Carl Bessette et Jean-Sébastien Larouche, c’est « la poésie qui serre la vis », « la bolt qui vous manquait2 » ; ce sont des livres crus, souvent près de l’oralité et du slam, autodistribués par l’éditeur ; une maison D.I.Y., donc, lo-fi, punk même, dans laquelle les poèmes de Veilleux ne détonnent pas. Les choses de l’amour à marde est à cet effet un titre programmatique qui annonce une poésie brute, boueuse, sans filtre, explorant l’amour et, surtout, ses échecs. La poète se révèle ainsi dans un devenir-écrivain signalé à de multiples reprises, notamment dès le premier vers qui place le recueil « à l’extérieur » du poème, dans le monde, là où la poésie peut naître et advenir : « C’était pas un poème / C’était pas un rêve / C’était à Woodstock en Beauce ». « Je découvre la fin de la magie », écrit-elle encore, « le début de l’ère adulte / Je hais ça. Chus triste ». Elle continue : « Je rêve du grand couteau, / j’espère le noir, / j’ai même pas peur de me faire fesser par un char / ou tuer par un junkie ». Son quotidien est triste et le récit qu’elle en fait est celui de l’amoureuse éconduite, enfoncée dans les souvenirs douloureux du corps de l’autre. Elle est « en amour avec un absent » et l’exprime d’une manière tout à fait décomplexée ; le désir sexuel est libéré des vieilles contraintes sociales et littéraires : du corps de l’autre, c’est « l’odeur de [l]a sueur » que la poète regrette d’avoir oubliée. Dans Les choses de l’amour à marde, la misère côtoie la drogue et l’alcool, les voitures bonnes pour la casse et le « temps lent » du quotidien dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler celle des chansons de Richard Desjardins ou des poèmes de Marjolaine Beauchamp.

    M. Veilleux ©Anne Marie Piette
    M. Veilleux ©Anne Marie Piette

    Le deuxième recueil de Maude Veilleux, Last call les murènes, paraît en 2016, toujours aux éditions de l’Écrou, et s’ouvre encore une fois sur une sorte de « dénudement du procédé » : « [J]e pensais faire un recueil sur la beauce / c’est ce que j’avais dit au calq / mais là, alexandre dostie l’a fini avant moi ». La poète continue d’explorer la mince ligne entre la beauté et la laideur : « [L]es mouches de l’année passée / sont encore sur le rebord des fenêtres / elles vont fondre à un moment donné / pis ça va faire une croûte noire / un lit de mort / pour les mouches de l’année d’après ». Ce faisant, elle délaisse un peu le registre alangui du premier recueil pour investir davantage les zones de colères, les endroits plus sombres de son âme toujours en détresse : « [J]’avais fait l’épicerie / je l’ai crissée dans le canal lachine // une femme pas gérable ». Toujours amoureuse, elle s’adresse directement à celui qu’elle désire : « [E]n vérité, je ne sais pas combien t’en as fourré des filles / je m’en crisse / je veux juste que tu me fourres / encore / une fois de temps en temps ». Entre Montréal et la Beauce, Maude Veilleux se met en scène dans des poèmes-brouillons, emblématiques de la confusion dans laquelle elle baigne, caressant sans cesse sa propre fin du monde : « [L]’hiver s’éternise / et, je me bats encore / pour pas lâcher / un toaster dans mon bain ». Aux portes du suicide, « au walmart de saint-georges-de-beauce », elle est « à deux / doigts d’être aussi laide que tout le monde » ; « les flaques d’eau du stationnement » lui renvoient la « vision très juste [d’]une adolescente attardée / pas de job pas de char pas d’enfant ».

    Fiction

    Veilleux Maude Vertige HamacLe vertige des insectes, premier roman de l’auteure, est paru chez Hamac en 2014. Il s’agit sans doute de ce que Maude Veilleux aura fait de plus « traditionnel ». Il ne faut toutefois pas entendre quelque sens péjoratif que ce soit à cet adjectif ; par là je pointe plutôt la « propreté » du roman, plus soigné que la poésie de Veilleux, et sa construction linéaire rassurante. Alors qu’elle arrive difficilement à faire le deuil de sa grand-mère, Mathilde perd son amoureuse ; Jeanne quitte leur appartement pour mener un stage au Yukon. Obsédée par son désir de mettre un enfant au monde, déroutée par l’ennui et la tristesse, Mathilde manipule alors son entourage en même temps qu’elle s’enfonce dans le malheur. Le roman, infusé des thèmes à venir et de ceux déjà présents dans l’œuvre, se permet la tragédie comme on le voit rarement. Pas de bons sentiments pour clore l’histoire, ici ; même si l’écriture du Vertige des insectes, toute en douceur et en précision, contraste avec la brutalité des poèmes parus à l’Écrou, la finale du roman glace le sang et coupe le souffle. Je n’en dirai pas plus.

    Veilleux Maude Prague HamacPrague, paru chez Hamac en 2016, confirme le talent de Maude Veilleux et l’écart qu’elle creuse entre une certaine littérature bien-pensante et sa production violente, intransigeante et hautement littéraire. Une scène de sodomie occupe la troisième page du livre et, très vite, le roman commence à se déconstruire, à s’écrire en même temps qu’il est vécu par la protagoniste, sorte d’avatar de l’auteure, parfois libraire, souvent saoule, désirante, amoureuse, confuse, désordonnée, qui veut être poète (« pas une femme poète »), qui veut aimer deux hommes à la fois, qui veut déconstruire la « vision assez binaire de la sexualité » qu’elle avait jusqu’alors. Elle tente l’expérience du couple ouvert et souhaite en faire un matériau littéraire : « Il fallait que je ramène mon expérience à la littérature, écrit-elle. Quand je terminais un bon paragraphe, peu importait ma peine, mon manque, ma culpabilité. Il y avait le texte. Le texte salvateur. Celui par lequel tout existe, même moi ». L’écriture devient donc pour la narratrice la « validation de l’expérience humaine » qu’elle éprouve avec son mari et son amant ; elle « subordonn[e] le désir à la littérature » et fabrique ainsi un tissu intertextuel subsumant le singulier (chacun de ses livres précédents) sous le roman que le lecteur tient entre ses mains, Prague, et qui oblige son auteure à « [s]e bousiller pour rendre l’histoire meilleure ». S’engage alors un combat entre la réalité et la littérature qui ne peut se solder par la victoire de l’un ou de l’autre, la seule issue étant la fusion la plus complète possible entre le sujet écrivant et son texte – autofiction, au sens ou Serge Doubrovsky l’entendait sans doute lors de l’écriture de Fils, dans les années 1970. Vérité, sincérité, intimité et censure sont convoquées, retournées, examinées et mises à profit dans cette œuvre brutale qui affirme, finalement, qu’aucun mensonge n’est possible et qu’il n’existe rien d’autre que la littérature. La profession de foi est sidérante et redoutable.

    Avec audace

    L’œuvre de Maude Veilleux n’en est qu’à ses balbutiements ; on le sait, puisque ces choses se sentent – elles se lisent à même le texte, à travers la dégaine et le cran des mots. Il y a, dans les quatre livres qu’elle a publiés en autant d’années, le germe d’une production artistique puissante qui défie le conventionnel, non seulement en présentant des univers extérieurs au couple hétéronormatif à propos duquel on glose depuis des millénaires, mais aussi en osant aborder avec sincérité et absoluité la dèche, l’adversité, l’amour en déglingue et les ruines du monde tout autour. Il faut lire Maude Veilleux avec sérieux, puisque c’est ainsi qu’elle envisage la littérature et sa toute-puissance : avec une soif absolue de transcendance.


    1. Dominic Tardif, « Le roman comme acte de courage kamikaze », Le Devoir, 27 août 2016 [en ligne].
    2. Site Web de l’éditeur, Les Éditions de l’Écrou [http://lecrou.com/].


    EXTRAITS

    Vomir dans le bain chez Bertrand Laverdure

    Pour l’instant,
    ce que j’ai fait de plus littéraire.
    Les choses de l’amour à marde, p. 36.

     

    je pense que je vais
    scraper tous mes poèmes
    je vais commencer un nouveau recueil
    ça va s’appeler « jambon »
    pis ça va juste parler de déjeuner
    Last call les murènes, p. 68.

     

    Elle pesa ses mots longuement, puis, dans un effort pour se libérer, elle lança :
    – Je m’ennuie déjà. L’absence, c’est comme la mort.
    Elle se revit, à peine une heure plus tôt, assise devant le réfrigérateur à pleurer sur un pot de sauce à spaghetti maison laissé par Jeanne – de la sauce que personne ne mangerait – et animée par la peur d’anéantir ce qui lui restait de son amoureuse si elle s’en débarrassait. 
    Le vertige des insectes, p. 57.

     

    J’arrivais très bien à aimer deux hommes en même temps. J’avais mon mari et j’avais mon amant. Je ne sentais aucune culpabilité. Je ne mentais à aucun des deux, je gardais certains détails pour moi, mais je ne mentais pas. Mon amant me disait souvent : c’est impossible que ton mari ne soit pas jaloux.
    J’adorais qu’il me dise cela. C’était le signe que ce que nous vivions avait de la valeur pour lui. Je lui répondais : il n’est pas du tout jaloux, ce n’est pas dans son caractère. 
    Prague, p. 27.

  • Chloé Savoie-Bernard, les mots pour le dire*

    Chloé Savoie-Bernard, les mots pour le dire*

    Une lumière éclairante.
    Une lumière qui entre partout.
    Une lumière qui visite tous les coins d’ombre.
    Une lumière qui met à nu
    toutes les souffrances.
    Célyne Fortin, Wabakin ou Quatre fenêtres sur la neige


    Chloé Savoie-Bernard n’a pas encore trente ans, mais elle connaît les mots. Les mots bruts, les mots précis, les mots élégants ou pas du tout. Les mots pour parler d’elle, de ses amies, de sa . . .

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    « On ne combat pas la barbarie en la singeant »

    Alger, 1956, un ouvrier tourneur français, Fernand Iveton, militant communiste et anticolonialiste, pose une bombe dans la manufacture où il travaille.

    Le but : déstabiliser le pouvoir en place, faire le maximum de dégâts matériels en provoquant une panne d’électricité à Alger tout en veillant à ce que personne ne soit blessé. Fernand Iveton est un idéaliste. Ses convictions politiques visent un monde meilleur, et ce monde, dans l’immédiat, passe par une Algérie libre. Une Algérie où tous naissent égaux, sans égard pour leur origine, leur religion, leurs opinions politiques . . .

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    L’esprit de résistance de Vladimir Jankélévitch

    Le profond philosophe qui a écrit le Traité des vertus, Le paradoxe de la morale, L’ironie, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien et une vingtaine d’autres ouvrages parmi lesquels plusieurs consacrés à la musique (Debussy, Fauré ou Liszt), le professeur qui apprit à philosopher à des générations d’étudiants tenus « sous le charme et l’éblouissement » fut un combattant, engagé depuis les années 1930 jusqu’à sa mort en 1985, sans retour et sans faiblesse, à lutter contre la lâcheté, l’oubli de l’innommable barbarie de la Shoah et . . .

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  • Pierre Ouellet et ses antennes

    Pierre Ouellet et ses antennes

    Chacune des multiples compétences de Pierre Ouellet trouve ici son créneau et ses révélations.

    Essayiste, Ouellet se devait de poursuivre son survol des âges récents du Québec. Romancier, il devait confier à un trio stylisé et pourtant enraciné le soin d’illuminer les facettes inattendues d’un moment indescriptible. Poète, il ne pouvait que vibrer aux parentés entre le « Cantique des cantiques » et la généreuse candeur du hors-temps des communes et du peace & love. À la lectrice et au lecteur de suivre ce sherpa jusqu’au . . .

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  • Larry Tremblay, joies et tremblements

    Larry Tremblay, joies et tremblements

    Je l’avoue tout de go, j’aime Larry Tremblay. J’aime sa façon de raconter, de dire et de ne pas dire, j’aime sa constance, son audace.

    J’aime le rencontrer partout : sur scène au théâtre, au détour d’un recueil de poésie, au cœur d’un livret d’opéra, au fil d’une pensée critique sur l’art et partout, je le reconnais ou peut-être est-ce son double tellement il est prolifique ? Lui, qui s’amuse à inventer des pseudos, des jumeaux et autres soi-m . . .

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  • Marc Prescott, made in Manitoba

    Marc Prescott, made in Manitoba

    Dramaturge franco-manitobain à la langue explosive et colorée, Marc Prescott est l’une des plumes les plus mordantes, les plus cocasses, les plus ingénieuses de la scène théâtrale canadienne-française.

    Auteur, metteur en scène, traducteur, adaptateur, Prescott a, outre quelques œuvres majeures (toutes publiées aux éditions du Blé), écrit de nombreuses pièces brèves dans lesquelles une seule scène peut faire toute une histoire1. Il y a aussi de la provocation chez cet écrivain qui se dit « franco-bilingue », qui aime exacerber les situations et entrelacer dans une seule trame la réalité la plus crue et une fabulation absurde, qui nage entre le désopilant et l’inquiétant, comme dans Bullshit, une pièce créée par le Cercle Molière de Saint-Boniface en 2001. La question identitaire est inévitablement centrale dans ses pièces, ne serait-ce que par le « franglais » des personnages, posture linguistique fatalement agressive mais aussi porteuse d’une charge émotive saisissante.

    Il y a trois petits chefs-d’œuvre de langage dramaturgique chez Prescott : Sex, lies et les Franco-Manitobains, L’année du Big-Mac et Encore. La pièce Fort Mac, créée en 2007, est de moindre calibre.

    La présomptueuse légèreté de l’être bilingue

    Prescott SLFMPrescott Big bullshitPrescott frappe fort avec sa première pièce, Sex, lies et les Franco-Manitobains, créée au Collège universitaire de Saint-Boniface2 en 1993. La veille de Noël, un voleur s’est infiltré chez une jeune francophone, enseignante de français dans une école d’immersion et engagée dans le milieu culturel franco-manitobain. Elle l’a frappé avec un poêlon, puis l’a attaché sur une chaise en attendant en vain l’arrivée de la police ; celle-ci ne l’a pas prise au sérieux avec son français trop énergique. Mais ce voleur n’est pas méchant, seulement un peu paumé et un peu trop pauvre, et surtout assez bavard. Elle a beau vouloir ne pas l’écouter et se taire, elle ne peut s’empêcher de réagir à ses propos, de s’indigner de la langue bâtarde par laquelle il l’interpelle. Car il s’exprime aussi mal qu’elle parle bien et, dans sa langue colorée et vulgaire, ponctuée de jurons, de solécismes et d’anglicismes, il ne cesse de discuter ses idées, d’attaquer ses convictions, de se moquer tout en la provoquant. Le clou de la pièce survient lorsqu’il met en doute sa fierté de la langue française et prétend que le français est mort, parce que l’élite francophone est repliée sur elle-même et cherche à préserver une culture et une histoire folklorisées qui l’empêchent d’évoluer et de s’ouvrir aux autres. Elle a beau riposter, elle n’est guère convaincante, inévitablement, Prescott ayant choisi d’épouser le point de vue du voleur, de provoquer, de scandaliser. « Va expliquer ça à un Africain que pour être un bon Franco-Manitobain, y faudrait qu’y s’identifie à l’histoire d’une pognée de gens pognés. » Évidemment, dit comme ça, par la lorgnette du multiculturalisme bien-pensant, l’argument décoiffe la pauvre fille. Dans cette société francophone profondément vulnérable, Prescott ne contextualise la question de l’assimilation que pour mieux la dédramatiser, idéalement la dépasser. Difficile ici de faire la part des choses entre l’auteur et son personnage, lequel est cependant trop sympathique pour ne pas être un peu suspect ; et la fin de la pièce, où la fille tombe dans les bras de son voleur, se colore d’une certaine désinvolture légèrement insolente. Un regard plus scrupuleux sur cette pièce qui fait semblant de ne pas vouloir être prise au sérieux conduira le lecteur à se demander si, finalement, ce que ce pseudo voleur va lui prendre, à cette fille trop inexpérimentée, ce n’est pas son identité plutôt que sa virginité (eh oui ! car elle est vierge en plus). Mais qu’est-ce que l’identité, justement ?

    D’une certaine manière, cette pièce équivoque annonce L’année du Big-Mac, autre charge, franchement virulente, contre un certain état de société, et Encore, qui approfondit le huis clos dans lequel se trouve un couple.

    Quand la réalité dépasse…

    Prescott Annee Big Mac 300L’année du Big-Mac a été créée alors que Prescott était finissant de l’École nationale de théâtre du Canada (ENT), à Montréal, en 1999. La famille américaine qui s’y trouve mise en scène, au nom emblématique de Prozac, est complètement dysfonctionnelle. Un père « légume » cloué dans un fauteuil roulant. Une mère fraîchement libérée de l’asile où elle était internée, qui ne peut se passer de Rover, un chien imaginaire ; elle croit encore qu’elle est « une grande vedette de publicité » et s’exprime en slogans publicitaires. William, le cadet des enfants, est un paresseux chronique, qui passe ses journées à regarder la télé ; sa copine, Mary, est mue par une idée fixe : être épousée par William. Seul l’aîné, Henry, est conscient de leur médiocrité, et il ne se prive pas de le dire. C’est d’ailleurs parce qu’il a traité son frère de loser que William réagit et décide subitement de se lancer dans la course à la présidence des États-Unis. Pour atteindre l’équilibre budgétaire, il propose de vendre les droits de l’année en cours à une multinationale, par exemple McDonald’s. Après tout, les grandes entreprises ont déjà leurs noms sur les immeubles dont ils financent la construction, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Cependant, à la fin de la pièce, et tandis que William peut espérer remporter la présidence, la mère, dans un excès de folie, tue tout le monde sauf Henry, lequel viendra témoigner des événements sur un plateau de télévision et « démythifier » l’histoire de son frère.

    Prescott Mes ShortsOn rigole, en lisant cette pièce, mais le rire n’a pas une très belle couleur, il est jaune mélasse, une couleur visqueuse dans laquelle on ne voudrait pas mettre les pieds de peur de s’y enfoncer. Le propos donne un peu froid dans le dos, mais il est malheureusement bien d’aujourd’hui. C’est l’ère Trump quinze ans avant le temps, sauf que Prescott s’était gardé une petite gêne dans ce portrait d’une société complètement abrutie par les discours télévisuels et publicitaires, où tout est loufoque sauf la fin : William ne gagne pas, il ne peut quand même pas gagner, il y a des limites à l’invraisemblance. Le réalisateur n’avait encore rien vu… Il est remarquable aussi que Prescott ait donné à ce drame comique une forte portée médiatique. D’ailleurs, la pièce alterne trois types de scènes : l’échange entre Henry et l’animatrice de télévision, les pauses publicitaires de l’émission et la mise en scène de ce que Henry raconte. Les pauses publicitaires sont à l’image du reste, et elles poussent l’absurde jusqu’à normaliser ce qui devrait en principe choquer : cela va d’une pub de barre de chocolat qui goûte tellement mauvais qu’il faut l’essayer à celle d’une université où le principe n’est pas d’apprendre mais de faire le party, en passant par une pub policière qui suggère aux violeurs de mettre un condom pour ne pas être contaminés par les séropositives qu’ils agressent. On voit que le discours décapant de Prescott fait d’une pierre deux coups : ces pubs idiotes sont l’exact reflet d’une société qui a complètement perdu toute dignité et tout sens des valeurs.

    Le désir en abyme

    Prescott Encore 200Avec Encore, créée par le Cercle Molière en 2003, on change de registre, même si l’écriture est une fois de plus solidement ancrée dans l’absurde. La pièce met en scène une femme et son mari dans le bar d’un hôtel. Chaque année, à partir de leur premier anniversaire de mariage, ils rejouent la scène de leur première séduction. Cette idée est de la femme, qui a écrit le texte de leur rencontre pour se rappeler les raisons qui lui ont fait épouser son mari et éviter de devenir blasée. C’est une sorte de fantasme faustien, où il s’agit d’aimer toujours comme la première fois. La pièce défile six actes, chacun célébrant un moment clé de l’union du couple, depuis le premier anniversaire jusqu’aux noces d’or de leur cinquantième. D’une fois à l’autre, la scène est invariablement cahoteuse, et les personnages, en dehors de leurs « rôles », tiennent aussi un discours parallèle, ce qui crée de savoureux quiproquos mais ajoute aussi à la profondeur de leur relation. Dans ces dissonances entre la situation du couple dans la vie et la scène qu’ils s’imposent, et plus encore à l’intérieur de la scène, toujours égale à elle-même par ses ratés plutôt que par sa réussite, Prescott suggère habilement les drames et les petites déceptions, le ravage du temps. Si le temps file droit, l’expérience qu’ils tentent est quant à elle redondante, circulaire ; le langage, comme l’existence peut-être, tourne en rond, et cette façon de tirer parti des décalages de sens générés par le mélange des répliques a quelque chose qui rappelle irrésistiblement le Ionesco de La cantatrice chauve3.

    Mais sur cette scène est aussi représenté un théâtre intime, celui du désir. Cette fois-ci, on songe aux théories du psychanalyste Jacques Lacan, qui enseignait qu’« il n’y a pas de rapport sexuel ». Lacan entendait par cette formule subversive que le désir, comme volonté de complétude mutuelle, ne peut jamais être comblé, que nous sommes ainsi condamnés à refaire l’amour encore et encore. Encore, c’est à la fois le titre du séminaire de Lacan4 sur cette question, en 1972-1973, et celui de la pièce de Prescott, trente ans plus tard. On imagine ici qu’il n’y a pas de hasard, faute de rapport sexuel. Mais allez savoir, avec un auteur comme ça, si original, si indépendant.


    1. Une quinzaine de ces pièces ont été réunies dans Mes shorts.
    2. Devenu l’Université de Saint-Boniface en 2011.
    3. Eugène Ionesco, La cantatrice chauve, Gallimard, coll. « Folio théâtre », 1993.
    4. Jacques Lacan, Encore, Seuil, coll. « Points/Essais », 2016.


    Ouvrages de Marc Prescott
    Big, Bullshit, Sex, lies et les Franco-Manitobains, Du Blé, 2001. Chez le même éditeur dans la collection « Rouge » : Encore (2003), L’année du Big-Mac (2004), Mes shorts (2011), Sex, lies et les Franco-Manitobains (2013), Fort Mac (2014).


    EXTRAITS

    Je veux dire, moé je suis bilingue pis tous les Franco-Manitobains que je connais sont bilingues. Cossé tu veux ? L’anglais, icitte, ça s’attrape comme un rhume. Mais quand un ostie d’anglophone apprend le français, on se plie le cul en quatre pour le féliciter. Moé, parsonne me félicite pour avoir appris le français. Au contraire, je me fais chier dessus par les anglophones parce que je suis Franco pis je me fais chier dessus par les Francos parce que je parle mal.
    Sex, lies et les Franco-Manitobains, p. 50-51.

    Pour mettre. Fin aux sentiments nationaux, au zèle des fondamentalistes et fin à la discorde qu’engendre. La division raciale, aux États-Unis, je propose qu’on. Exige de la population entière de se marier et de faire des enfants. Avec des gens qui ne sont pas de leur propre ethnie et/ou. Groupe culturel et/ou. Religion et/ou. Nationalité de cette façon, dans deux générations, il n’existera plus. D’ethnies distinctes, aux États-Unis. Mettons ! Fin à l’ethnocentrisme et vive ! Le melting pot, merci !
    L’année du Big-Mac, p. 85.