Une lumière éclairante.
Une lumière qui entre partout.
Une lumière qui visite tous les coins d’ombre.
Une lumière qui met à nu
toutes les souffrances.
Célyne Fortin, Wabakin ou Quatre fenêtres sur la neige
Chloé Savoie-Bernard n’a pas encore trente ans, mais elle connaît les mots. Les mots bruts, les mots précis, les mots élégants ou pas du tout. Les mots pour parler d’elle, de ses amies, de sa génération et de sa ville. Les mots en poèmes et en nouvelles.
La jeune Montréalaise est parmi les cinq finalistes1 du Prix littéraire des collégiens 2017 ; le verdict de quelque 700 ou 800 jeunes lecteurs tombera le 7 avril 2017. L’écrivaine a accepté de rencontrer Nuit blanche dans un café montréalais et de se raconter pendant quelques heures, véritable exercice d’introspection auquel elle s’est volontiers prêtée. Née en 1988 dans une famille de quatre enfants, Chloé Savoie-Bernard représente bien sa génération dont elle semble partager les valeurs de curiosité, d’individualisme et d’amitiés indéfectibles. Son diplôme d’études collégiales en poche, elle fréquente l’Université de Montréal où elle termine baccalauréat et maîtrise en littérature française. Elle est aujourd’hui inscrite au doctorat et sa thèse porte sur les femmes poètes du Québec des années 1970. Récemment, elle a publié tour à tour un recueil de poésie, Royaume scotch tape2 (2015), et des nouvelles, sous le titre Des femmes savantes3 (2016).
« Où vont les filles comme nous4 »
Savoie-Bernard est féministe, sans détour, sans équivoque. Elle n’est cependant pas prête à donner son plein accord à la locution « culture du viol » qui circule beaucoup en ce moment et dont la force d’évocation et les sous-entendus inhérents paraissent démesurés dans notre contexte social. La périphrase – « qui couvre large », dit-elle – la choque pourtant moins qu’elle ne heurte l’intervieweuse qui y voit un abus de langage. Question de génération, peut-être. En entrevue, elle dit « avoir de la misère avec les étiquettes », dont celle-ci, mais demeure convaincue qu’il faut parler de l’importance « d’obtenir le consentement clair des intéressés » dans une relation intime et qu’il est impérieux de « diminuer les agressions faites aux femmes » : difficile de ne pas être d’accord. Chloé Savoie-Bernard, femme de mots, se demande : « Est-ce que ‘culture du viol’ est le bon terme ? » Et sinon, quel serait-il ?
Autofiction, geste politique, hantise ou conviction, littérature contemporaine, peu importe la façon dont on qualifie son écriture, Chloé Savoie-Bernard connaît les femmes et en parle d’abondance, tant dans son recueil de poésie, alors bien reçu de la critique, que dans ses nouvelles. Elle aborde les préoccupations des jeunes, autant les siennes que celles de ses amies ou de sa génération. Elle ne doute pas d’avoir sa place dans le monde littéraire et précise : « Je fais de la littérature et non pas du pamphlet, mais c’est vrai, la littérature peut présenter un angle politique ».
Royaume scotch tape porte en exergue des vers de Josée Yvon qui a dénoncé jusqu’à sa mort advenue trop tôt les oppressions sociales ou culturelles, quelles qu’elles soient. En quelque 70 pages, Chloé Savoie-Bernard témoigne à son tour, en anglais et en français, utilisant un vert langage contemporain et un vocabulaire plutôt cru : « [O]verheard in montreal mon corps / échangé comme une carte pokémon ». En parcourant ses courts poèmes, on retrouve des hommages à Sylvia (Plath) et à Nelly (Arcan), de grandes disparues qu’elle affectionne et admire particulièrement, ses muses d’une certaine façon.
Le ton change quelque peu dans Des femmes savantes, un deuxième livre qui présente une quinzaine d’histoires brèves, dont le fil conducteur est le savoir, la connaissance, comme son titre l’indique. Peut-on trop savoir ? Une femme peut-elle être trop éduquée ? En exergue, les mots de France Théoret et de Matias Viegener donnent le ton : « Leur problème est qu’elles savent trop de choses…5 ». Accéder à la littérature et surtout y participer, est-il condamnable ? Chloé Savoie-Bernard réfléchit et rectifie le tir : « La connaissance fait du bien, mais accumuler un quelconque savoir ne soulage pas la souffrance, pas plus que de connaître les mots justes ou de maîtriser certains concepts ne pacifie ». N’écrit-elle pas : « Je ne me sens pas la force de répéter l’histoire. Je dois fermer les yeux. Quitter la littérature », ajoutant : « Les auteures de chick lit ne se suicident jamais ». C’est alors que le fantôme de Nelly Arcan repasse dans un battement d’ailes.
« Mes sœurs sont des perles irrégulières »
Les amies de Chloé Savoie-Bernard l’inspirent et lui sont précieuses. Comme tous ceux et celles de sa génération, l’écrivaine demeure en lien avec ses amies via les réseaux sociaux. Avec ironie, mais sur fond de vérité, elle élabore : « Les réseaux sociaux sont une façon de communiquer, peut-être pour ne pas travailler ? Pour remettre à demain, pour procrastiner ? C’est aussi une bonne manière d’être en contact avec les autres, de les suivre ». Savoir ce que les autres font ou dire aux autres ce que nous faisons ? Questions et réponses resteront ambiguës.
Dans « testament », poème de Royaume scotch tape, elle confirme l’importance de ses amitiés : « [F]êtez-moi aux shooters vodka jell-o / [… ] / je compte sur vous fleurissez ma tombe les filles ». Tout est objet de partage et sujet de discussion entre jeunes femmes délurées, à la langue bien pendue et à la pensée vive, qui veulent combattre une éducation sexiste et guindée de petite fille qu’elles n’ont sans doute jamais côtoyée, ou alors si peu : « [O]ui me faire sorcière pour construire / mon propre royaume et en découdre avec le vôtre ».
Le sexe, l’attirance physique, la beauté, la difficile adolescence habitée de mille contradictions, les fréquentations de l’autre sexe, suivies d’inévitables et douloureuses ruptures, le viol, l’avortement ou la maternité, les petits boulots alimentaires, tout y passe dans ces inventaires de problématiques ou de bonheurs de jeune femme, qui ne sauraient être complets sans l’évocation de la folie, de la souffrance et du suicide. Un répertoire long et large, auquel l’auteure des Femmes savantes ajoute ses propres listes-nouvelles « de choses que je ne ferai plus jamais » ou « des raisons pour lesquelles tu devrais m’aimer », qui vont de « je recycle tout ce que je peux recycler », à « je donne à Unicef chaque mois » ou « je te lècherai les couilles ». L’échantillon est vaste et parfois franchement étonnant.
« Chez la psy »
Chloé Savoie-Bernard est une observatrice lucide, dont un des grands talents est d’établir avec justesse un portrait des milléniaux, car l’écrivaine est consciente du paradoxe de l’effet-bulle6. Aujourd’hui, les réseaux sociaux peuvent facilement être un puissant facteur d’enfermement, en ne nous gardant en lien qu’avec ceux qui pensent comme nous. Qu’en est-il des autres, qui vivent différemment, qui pensent autrement ? Savoie-Bernard sait bien que ce grand besoin de voyage qu’elle assouvit le plus souvent possible et dont elle fait une de ses priorités, ses préoccupations d’intellectuelle ou sa position de féministe ne sont pas le propre de tous ceux de son âge. Sans être née dans un milieu aisé, elle a été privilégiée, provenant d’une famille où la culture était à l’ordre du jour.
L’écrivaine baigne dans un univers d’auteurs, qu’elle cite d’ailleurs abondamment, dont par exemple Duras, Vian, Saint-Denys Garneau, Gainsbourg ou Guibert, mentionnés dans « note », à la fin de Royaume scotch tape ; ou encore, dans Des femmes savantes : « Céline, Maupassant, Brossard, Guibert, Jelinek, Valère, Navarre, Saint-Denys Garneau, j’ai une bibliothèque de fou que je sais décliner ». Son besoin de citer a en effet un côté femme savante, c’est le cas de le dire, qui peut plaire ou parfois distraire du véritable propos. « Je suis obsédée par le devoir de mémoire, j’ai besoin de témoigner, mais citer a aussi un aspect ludique, un partage complice de codes secrets ; c’est ma joie, c’est l’fun. »
Chloé Savoie-Bernard place la littérature très haut dans sa liste d’intérêts, elle est sa forme d’art préférée. « Je lis essentiellement de la littérature québécoise et depuis ma maîtrise, je m’attarde à la littérature féministe ou à celle des femmes ». L’écrivaine aime utiliser le mot juste et, même si elle apprécie les arts visuels, la musique ou le cinéma, par exemple, elle avoue ne pas en connaître ni le vocabulaire, ni les codes, ce qui la déstabilise. « Je ne maîtrise pas le discours de toutes les formes artistiques, mais je les apprécie ; quand je peux, je fréquente cinémas et musées, surtout à l’étranger. » Elle écrit : « [L]es choses que j’aime, les livres peut-être, petit bouillon de poulet pour l’âme sans le gras ».
« Camping de pauvre »
La féministe Chloé Savoie-Bernard paraît être une personne déterminée, quelqu’un qui sait ce qu’elle veut. Un être sans concessions ? « J’essaie d’en faire le moins possible », répond-elle. « Si certaines personnes peuvent se sentir blessées par ce que je rapporte, j’en suis désolée, car je ne parle pas que de moi ; je n’écris pas une biographie, je fais de la littérature ; par contre, tant mieux si ce que j’écris peut en aider certains à prendre conscience de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font. »
Avec la trentaine qui approche, Savoie-Bernard fait place à la femme, dans toute sa plénitude. L’écrivaine est toujours au cœur des réflexions et des préoccupations de ses amies, de leur sexualité et demain de leur maternité ; elle demeure au centre de leurs discussions, de leurs intérêts. Elle écrit : « [O]n fourre c’est beau ça me fait du bien ». En contrepartie, et il est difficile de passer outre dans une vie de femme, de n’importe quelle femme, elle aborde l’avortement, sans détour et tout de go, une thématique qui revient souvent dans ses écrits. « [D]ans mon sexe me défaisant de ma grossesse / chaque fois elles m’ont dit tu es belle. »
Au moment de l’entrevue, fin 2016, la jeune auteure avait le projet d’écrire un troisième livre, qui se passerait peut-être en Haïti, la patrie de son père. Celle qui dit ne pas être « tricotée serré » fera sans doute un clin d’œil à sa ville, comment pourrait-elle faire autrement ? « Même si je suis d’Haïti, du Nouveau-Brunswick, de Petite-Goyave, de Caraquet, même si je suis du Sud et du Nord […] je suis d’abord fille de Montréal, je suis indéniablement rejeton du Mile End. »
* Les mots pour le dire, roman autobiographique de Marie Cardinal, Grasset, 1976.
1. Fanny Britt (Les maisons), Christian Guay-Poliquin (Le poids de la neige), Serge Lamothe (Mektoub), Chloé Savoie-Bernard (Des femmes savantes) et David Turgeon
(Le continent de plastique). Le jury qui a sélectionné les œuvres était composé de Fabien Deglise, Christian Desmeules et Louise-Maude Rioux Soucy (Le Devoir), Pierrette Boivin (Nuit blanche), Dominique Tardif (La Tribune et Le Devoir) ainsi que Martine-Emmanuelle Lapointe (CRILCQ).
2. Chloé Savoie-Bernard, Royaume scotch tape, l’Hexagone, Montréal, 2015, 74 p. ; 16,95 $.
3. Chloé Savoie-Bernard, Des femmes savantes, Triptyque, Montréal, 2016, 124 p. ; 17,95 $.
4. Dans le texte, tous les sous-titres sont des titres de poèmes extraits de Royaume scotch tape.
5. Librement traduit : « Their problem is that they know too much… ».
6. Observé avec acuité en 2016, l’effet-bulle fait souvent prendre ses désirs pour la réalité ; on aime croire que les membres de nos réseaux sociaux représentent la majorité, ce qui fait entre autres mentir certains sondages, ce qui a été constaté autant lors du Brexit au Royaume-Uni que lors de l’élection du président Trump aux États-Unis.
EXTRAITS
non exhaustif
des parents séparés
du sextage
de la consanguinité
l’enlèvement parental
être l’autre fille
alesse
des mères dépressives
[…]
Royaume scotch tape, p. 21.
crazy glue
fille on ferait des fucking beaux enfants
voilà ton dire garçon en rattachant tes pants
au plus sacrant partir de chez moi
deux becs sur les joues à la prochaine
on se donnera des nouvelles
[…]
Royaume scotch tape, p. 25.
boogie nights au protoxyde d’azote
[…]
te licher
comme le sel
placenta téquila
te croquer
comme le citron
bébé love bébé
ton sang
je l’ai fait coaguler
dans ma palette de fards
j’en ai maquillé ma bouche
je t’ai toujours
au bord des lèvres
ma petite nausée
[…]
Royaume scotch tape, p. 41.
Une fois tu m’as dit que j’étais une vampire, que je prenais ce qu’il y avait de bon chez les autres pour les jeter ensuite, ces mots résonnent encore souvent en moi, ne se résolvent pas, mon amour. Avant toi, je savais que je n’étais pas bien, mais d’une manière diffuse, jamais je ne le disais, c’était un secret qui, ample et vaste, prenait place en moi, m’empêchait de respirer.
« Être une chatte », Des femmes savantes, p. 31.
J’en étais là dans mes pensées quand le talon de ma belle botte, celle de gauche, a glissé sur une plaque de glace et que je me suis affalée de tout mon long par terre. […] Mon beau manteau rouge était plein de gadoue. Il était onze heures, il y avait au moins autant de monde par mètre carré sur Fairmount que chez P.A., quelques minutes plus tôt : j’ai eu l’impression que la population mondiale s’était donné le mot pour assister à ma chute de bourgeoise désarticulée, en cette triste matinée d’hiver grise comme un fucking poème de Nelligan. Je l’avoue, j’ai pensé, automatisme de fille niaise, que si j’avais eu du rouge à lèvres, je me serais sentie moins nue, à ce moment-là.
« Nue », Des femmes savantes, p. 68.
Un après-midi de printemps, je venais d’avoir quinze ans, ma mère m’avait caressé les cheveux et avait voulu avoir cette conversation qu’ont sans doute avec le fruit de leurs entrailles toutes les Blanches dont l’utérus a été inséminé par des spermatozoïdes de Noirs, elle désirait savoir si je n’avais jamais vécu de racisme, Mon poussin ma chouchoune ma cocote, peut-être voulait-elle me servir quelques phrases sorties de je ne sais quel manuel, me dire que les gens qui ne voulaient pas m’adresser la parole parce que mon nez était épaté ou mes cheveux crépus étaient des ignorants, que je ne devais pas leur en vouloir. Mais nul besoin qu’elle m’assaille de ces affirmations, je lui ai dit la vérité. Non, jamais je n’avais eu à me frotter à des émules du KKK sur Sainte-Catherine tandis que je magasinais des t-shirts en rabais chez H&M.
« Halle Berry et moi », Des femmes savantes, p. 87.