Auteur/autrice : Neal

  • Défense d’un humanisme actuel : La gloire de Cassiodore de Monique LaRue

    Défense d’un humanisme actuel : La gloire de Cassiodore de Monique LaRue

    Avouons-le d’emblée, j’ai commencé la lecture du dernier roman de Monique LaRue avec autant de hâte que d’appréhension. Même si j’ai beaucoup apprécié ses précédents romans, il me coûtait en effet de lire une fiction décrivant le milieu auquel j’appartiens, celui des professeurs de français et de littérature au collégial.

    Voici un milieu en général mal compris et mal perçu, qui est souvent desservi par un discours syndicaliste qui croit le défendre. Or il se trouve . . .

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  • Monique LaRue : La vie n’est pas un roman (entrevue)

    Au panier, les héroïnes qui se consument et meurent d’amour ! Monique LaRue crée un nouveau personnage féminin, plus actuel et vraisemblable : ni une battante ni une midinette. C’est une mère de famille qui hésite, vacille, fait quelques faux pas mais ne perd jamais le sens des réalités.

    Elle se méfie des phrases toutes faites et garde ses distances face aux modèles romanesques des grandes amoureuses. Copies conformes, pour lequel l’écrivaine obtenait le Grand Prix de la ville de Montréal 1990 . . .

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  • Le Québec réfléchi(t) dans ses miroirs

    Que voit le Québec quand il regarde le Québec ? Du beau, du stimulant, de l’étrange, du déprimant, du familier ? Certes, mais aussi, étonnamment, du nouveau. Comme si, à observer le même visage dans les mêmes miroirs, on finissait par entrevoir l’origine d’une fossette, la ressemblance inattendue avec un parent ou le signe avant-coureur du vieillissement.

    En s’observant dans des miroirs incorruptibles, et plusieurs de ceux qui lui sont présentés ici le sont, le Québec peut donc revoir et réinterpréter son passé, dresser . . .

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  • Tant qu’il y aura des hommes… ou les grands romans de la guerre du Pacifique

    7 décembre 1941. Dimanche paisible à Pearl Harbor, base aérienne et maritime située sur la côte sud de l’île d’Oahu, à proximité d’Honolulu.

    Au petit jour, à 7h 50 précises, les avions japonais sortent des nuages et attaquent la rade, où sont entassés près de 90 navires de guerre de la flotte américaine du Pacifique, ainsi que les aéroports et les installations militaires aux alentours. En trois vagues successives, et un peu moins de deux heures (l’attaque éclair se termine à 9h45), les Japonais ont infligé de lourdes pertes . . .

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  • La guerre, toujours recommencée, toujours horrible, enseigne-t-elle quelque chose à la bête humaine ?

    La guerre ! Elle fait couler le sang, à profusion et sans discrimination. Elle a ses contempteurs, mais évidemment surtout ses tenants, accrochés à leur côté de barricade, ses profiteurs enfin, dénués de toute morale, plus impitoyables que des bêtes affamées envers leurs frères aux abois.

    La guerre fait aussi couler beaucoup d’encre, quand la salive des discours martiaux bien au chaud des assemblées et, maintenant, des studios d’enregistrement, s’est tarie. Mais l’écriture, sauf en ces dernières années et ce n’est pas nécessairement un progr . . .

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  • Fernand Dumont, québécois, par toutes ses fibres

    D’une nation, d’un pays, on vise toujours à retenir les figures marquantes, celles qui ont mené de grands projets collectifs, ou qui ont imprégné la vie de la pensée par la rigueur et la profondeur de leur réflexion. Fernand Dumont est l’une de ces figures.

    Son prestige est immense auprès des intellectuels et de la communauté universitaire dont il a été l’un des phares les plus éclairants pendant les quarante dernières années, l’une des périodes les plus enchevêtrées et les plus mouvantes de . . .

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  • Fernand Dumont, le dernier séminaire

    « Personne n’accéderait à la science en ne percevant, à chaque étape, que des ruptures par rapport à ce qu’il pensait auparavant. On n’entre dans le pays des idées scientifiques qu’à la condition d’y reconnaître des parentés avec les idées de sens commun que l’on quitte. Par après, on revient en arrière, pour vérifier les ruptures et sonder les soubassements du territoire nouveau où l’on s’est implanté ; une fois rendu à destination, on s’adonne à l’épistémologie. »
    « La raison en qu . . .

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  • Les cent ans de Joseph Delteil

    L’écrivain français Joseph Delteil va-t-il sortir du purgatoire ? Pour célébrer le centenaire de sa naissance, le Centre Culturel International de Cerisy, héritier des fameuses Décades de Pontigny, lui a consacré un colloque, du 2 au 11 juillet 1994, dirigé par son biographe Robert Briatte. Des universitaires, des écrivains et des critiques de France et de l’étranger y ont participé. D’importantes rééditions sont, par ailleurs, inscrites au programme de plusieurs éditeurs. La presse, de son côté, a souligné l’importance et la place de Joseph Delteil . . .

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  • Jacques Côté : La voix de la jeune génération (entrevue)

    Passionné, certes, Jacques Côté l’est ! En route avec nous pour le petit déjeuner, il s’arrête dans une boutique du quartier Petit Champlain, histoire de faire une remarque sarcastique à propos de l’affiche unilingue anglaise qui orne la porte d’entrée.
    Plus tard, pendant le repas, Jacques argumente, s’enthousiasme, ses yeux étincellent, il s’emporte !

    Dans le début de la trentaine, ce jeune auteur de Québec a déjà écrit trois romans : Les montagnes russes (1988), Les tours . . .

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  • Les Arts en Allemagne nazie

    Il semble que certaines maisons d’édition françaises se découvrent une passion – justifiée – pour un des aspects troublants de l’histoire allemande sous le régime d’Hitler : le comportement de l’intelligentsia. Comment a-t-elle survécu pendant cette période ? Dans quels réseaux pouvait-elle œuvrer ? De quelle façon les intellectuels, les artistes aussi, se sont-ils accommodés du pouvoir nazi ? Collaboration ? Résistance ? Deux livres importants mettent en relief les difficultés de ceux qui se sont exilés et les choix de ceux qui ont préfér . . .

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  • De l’interdit au trompe-l’œil (le Necronomicon)

    De tous les livres que je n’ai jamais lus ceux qui me fascinent le plus sont les inaccessibles. Longtemps dans ma jeunesse il n’y a pas eu pour moi d’objets aussi prestigieux que le « livre maudit » tel que la littérature fantastique l’évoquait, livre terrible et mystérieux qui semblait contenir un savoir maléfique et des formules propres à dévoiler le secret de l’univers.

    Sur ce plan, Lovecraft ressortait du lot par sa création originale d’une bibliothèque mi-imaginaire, mi-réelle. Ses personnages ont la passion des livres interdits et . . .

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  • Pierre Bost (1901-1975)

    Pierre Bost (1901-1975)

    Romancier de l’entre-deux-guerres, Pierre Bost (1901-1975) a participé avec brio, dans le sillage de la voie ouverte par Marcel Proust, au renouvellement de la forme romanesque.

    Son œuvre, qui se compose d’une dizaine de romans, de quatre recueils de nouvelles et d’ouvrages divers, a été publiée, chez Gallimard, essentiellement entre 1923 et 1935 ; trois derniers titres (deux romans et des notes alors qu’il était prisonnier des Allemands) paraissent en 1945. Cette œuvre de première force est curieusement absente des histoires de la littérature.

    Pierre Bost a écrit son premier texte à 22 ans : À la porte, publié en 1926 dans une nouvelle collection dont le projet, dirigé par Louis Martin-Chauffier, était de réunir une trentaine d’essais autour de « la connaissance de l’homme ». Martin-Chauffier décrivait ainsi, dans la suite de la crise du roman qui avait mobilisé nombre d’écrivains depuis les années 1880 et que Michel Raimond a relaté dans un ouvrage de référence1, le rôle du romancier moderne : « L’objet que nous nous proposons ici est la connaissance de l’homme. […] La complexité vivante des caractères, le secret des alliances et des échanges intérieurs, ces jeux qui n’échappent pas à la logique et à l’ordre, mais dont la logique et l’ordre nous échappent, sont trop subtils et nombreux pour être enclos dans une formule magistrale ; ils se laissent deviner par une imagination sensible et déliée plutôt que déduire par raisonnement2 ». Le critique fait la promotion d’une sensibilité littéraire qui conduise à un renouvellement complet du roman psychologique. Si la manière d’appréhender l’être humain s’était profondément modifiée, il fallait forcément que les formes romanesques évoluent elles aussi pour traduire cette nouvelle réalité subjective. Proust en avait donné, à partir de la publication de Du côté de chez Swann (1913), un brillant exemple. C’est dans cette veine que Pierre Bost devait publier ses ouvrages.

    Proust a été, pour Pierre Bost comme pour bon nombre d’écrivains du XXe siècle, une révélation. Parmi d’autres témoignages sur Proust, retenons celui-ci : « Je ne suis aucunement son disciple et n’ai jamais cherché à l’imiter. Mais il m’a donné une révélation. J’ai senti en le lisant que la recherche à laquelle il se livrait, cet inventaire psychologique à la fois si menu et si profond, était, pour tout ce qui touche à la peinture des mSurs, l’essentiel du roman3 ». Ce qui compte, dans cette citation, c’est essentiellement le « je n’ai pas cherché à l’imiter » ; car de fait, et c’est là forcément la marque d’un grand romancier, l’écriture de Pierre Bost développe sa propre recherche stylistique et psychologique. L’écrivain apparaît suffisamment doué pour construire son originalité et donner à son œuvre une autonomie de premier plan. Comme le notait avec justesse un critique de l’époque, si Pierre Bost est « habile à traduire, dans un style clair et net, ces mille petites pulsations de l’âme passionnée », « il faut moins y voir influence vraie [de Proust] qu’expressions identiques4 ».

    Cette maîtrise de l’écriture est visible dès les textes de jeunesse de l’auteur. De son roman Homicide par imprudence (1924), on a pu dire, par exemple, qu’il était « le premier livre d’une vocation qui paraît incontestable ». « L’auteur se donne la joie de découvrir chaque sentiment et nous le peint comme s’il l’éprouvait pour la première fois. » Il « apporte par surcroît tant de nouveau sur des régions du cœur où il reste beaucoup à découvrir. Je pense surtout à ces états de demi-conscience amoureuse, d’autant plus difficiles à peindre qu’ils se modifient à chaque instant5 », écrit Bernard Barbey. Dans Prétextat (1925), Pierre Bost « procède par petites touches, par l’accumulation de détails ingénieux, de remarques pleines de justesse et d’originalité6 », tandis que Crise de croissance (1926) apparaît comme « une très fine et très vivante étude psychologique7 ». Bref, le « grand mérite » du romancier, « c’est de nous montrer [dans Faillite, 1928] toujours les gestes de tel ou tel personnage en même temps que sa psychologie8 », ce qui fait que, dans Le scandale (1931), « les caractères sont fidèlement observés9 ».

    On voit que la critique de l’époque a été assez unanime pour saluer là un talent rare. Aujourd’hui, il faut reconnaître que la qualité du regard entomologiste de Pierre Bost n’a pas pris une ride, sans doute parce que cette écriture n’est pas figée et qu’elle est bien loin de la recette que l’auteur se serait contenté d’appliquer. Pierre Bost est trop romancier dans l’âme, il sait adapter l’écriture à ses personnages, faire évoluer son écriture en fonction du tempérament de ses personnages et de leur classe sociale, et évite habilement de s’enfermer dans une « manière ». Entre le Bost d’Homicide par imprudence, roman au « je », dont le style relève d’un classicisme modéré et l’ambiance rappelle parfois les Scènes de la vie de bohème de Henri Murger, et celui de Porte-Malheur (1932), roman qui s’inscrit nettement dans la mouvance populiste des années 1930, le romancier montre brillamment qu’il peut « faire du Bost » dans des contextes littéraires très différents.

    La souffrance amoureuse

    Un thème apparaît néanmoins au cœur de l’œuvre ; l’amour, plus particulièrement l’idée selon laquelle l’amour est toujours l’objet d’un enjeu qui fatalement finit par faire souffrir le prétendant qui est exclu. La plupart des romans de Pierre Bost relèvent, de quelque manière, de ce qu’il conviendrait d’appeler un roman d’apprentissage de la souffrance plutôt qu’un roman d’éducation sentimentale. Dans le récit À la porte, le héros se trouve écarté par un tiers amoureux. Dans Homicide par imprudence, c’est l’inverse : après avoir laissé un autre homme prendre les devants auprès de celle qu’il aime, le héros revient la lui ravir, ce qui provoque le suicide de celui qui est rejeté (d’où le titre du roman). Dans Le scandale, épais roman de quatre cents pages qui s’est mérité, en 1931, le Prix Interalié, à la fois efficace tableau d’époque et brillant clin d’œil aux Illusions perdues d’Honoré de Balzac, Simon Joyeuse comprend qu’il réussira mieux dans la vie en séduisant la femme d’un collègue journaliste.

    Ce roman raconte principalement l’amitié entre deux étudiants qui rapidement choisissent de délaisser leurs études pour tenter de gagner leur vie. Pierre Silvanès a décroché un poste de secrétaire de rédaction, tandis que Simon est longtemps tiraillé entre le désir d’imiter son ami et de poursuivre ses études pour faire plaisir à ses parents, qui le financent. À vrai dire, Simon, sans le savoir, prend toutes ses décisions en fonction de Pierre, voire contre son ami. Tout le talent de l’écrivain est de suggérer cet état des choses sans que Simon lui-même soit tout à fait conscient des motifs qui le font agir. À la fin, il va, malgré lui, être en partie responsable de la mort subite de son ami, l’auteur réinvestissant ici l’idée de « l’homicide par imprudence » qu’il avait développée huit ans plus tôt, la contextualisant cette fois-ci dans un autre cadre romanesque et sous la forme du « scandale » (« Malheur à l’homme par qui le scandale arrive »).

    Autre roman exceptionnel, Faillite (1928) raconte la lente déchéance professionnelle de Brugnon à la suite d’une peine d’amour, ce qui le rapproche d’un roman qu’Emmanuel Bove (un proche ami de Pierre Bost) faisait paraître la même année, L’amour de Pierre Neuhart. Depuis qu’il est enfant, Brugnon a été élevé dans le culte du travail par son père, qui a fondé une entreprise ; à quarante ans, ayant succédé à son père, Brugnon veut faire de son entreprise la première de France. Cousin des héros « pressés » de Paul Morand, Brugnon ne cesse jamais de s’activer et refuse de prendre des vacances. Si tout va bien professionnellement, en revanche Simone, qu’il fréquente depuis plusieurs années, se refuse à lui ; une nuit, après une soirée dans une boîte, Simone accepte de monter chez Brugnon, mais ils échouent lamentablement à « se saisir ». Ainsi Pierre Bost développe progressivement une faille dans la vie de Brugnon, qui a toujours cru à tort qu’il maîtrisait sa vie parce qu’il réussissait en affaires. Cette faille s’agrandit le jour où Brugnon, un peu par jeu, se prend d’intérêt pour une nouvelle dactylographe, Florence. Régulièrement, Brugnon et Florence dînent ensemble, puis il en devient profondément amoureux ; son sentiment est d’autant stimulé que Florence ne partage pas son amour. Alors Brugnon délaisse peu à peu son entreprise, témoin impuissant et lucide du mal intérieur qui le ronge et qui va le ruiner. Impitoyable, le romancier construit lentement la déchéance du héros, nous la rendant sans qu’il y paraisse dans sa plus fine vérité psychologique. Il y a dans cette écriture quelque chose d’implacable qui donne froid dans le dos, mais qui rend le récit profondément émouvant. « Jeter l’amour par-dessus bord s’il est trop lourd ? Mais qui consentira jamais à se défaire de son amour ?10 » désespère Brugnon. Il fait ainsi la découverte qui avait ébranlé le jeune narrateur du premier récit de Pierre Bost, À la porte, à savoir que l’amour n’est pas un esclavage, comme on le croit, mais plutôt qu’il nous rend esclave de nous-même, puisqu’il ne vit que par notre souffrance.

    Une nouvelle vie

    Philippe Noiret dans L’horloger de Saint-Paul

    En 1940, Pierre Bost est fait prisonnier par les Allemands. Un an plus tard, il revient en France et participe à la Résistance, s’activant vraisemblablement auprès de son frère, le pasteur Jacques Bost, dans la région lyonnaise. Dans ces années difficiles, il fait ses adieux à la littérature en publiant en 1945 Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, admirable roman impressionniste, rempli d’émotion, que Bertrand Tavernier, quarante ans plus tard, adaptera au cinéma sous le titre d’Un après-midi à la campagne (1984). Depuis quelque temps, Pierre Bost se consacrait au cinéma, qui dorénavant occupera l’essentiel de sa vie. En 1938, il a écrit les dialogues pour un film avec Fernandel, Les héritiers de Montdésir. À partir des années 1940, tout en étant dialoguiste, il travaille comme scénariste en collaboration avec Jean Aurenche. On peut dire que l’homme commence, dans ces années de la Libération, une nouvelle vie. Avec Aurenche, il signera une cinquantaine de scénarios pour les plus grands réalisateurs de ce que l’on nomma la « Qualité française », principalement Claude Autant-Lara, René Clément, Jean Delannoy. Leur collaboration s’arrêtera à la mort de Pierre Bost, un an après avoir fait le scénario du premier film de Bertrand Tavernier, L’horloger de Saint-Paul (1974).

    Mais au moment où Pierre Bost décédait, l’œuvre était morte depuis déjà longtemps. On ne peut pas dire qu’elle ait seulement survécu à la Deuxième Guerre mondiale, l’existentialisme l’enterrant – comme la nouvelle vague allait, dans les années 1960, enterrer son travail de scénariste. Il n’y eut jamais de rééditions de ses textes, ce qui relève carrément du scandale, pour reprendre le titre de son roman le plus ambitieux. Il est vrai que lui-même n’a rien fait, dans les trente dernières années de sa vie, pour rappeler l’écrivain qu’il avait été. S’il avait continué d’écrire, il est fort possible qu’aujourd’hui nous le lirions encore, du moins certains titres. Pierre Bost serait probablement un nom comme ceux de Paul Morand, de Louis Guilloux ou de Blaise Cendrars, des contemporains dont on connaît quelques titres et qui, s’ils n’ont jamais été complètement oubliés, profitent actuellement d’une deuxième vie amplement méritée. Il y a pareillement des titres de Pierre Bost qu’il faudrait exhumer, d’abord pour notre plus grand plaisir de lecture, car il y a souvent là des pages magnifiques, et puis parce que ce ne serait que justice, puisqu’il est une référence insoupçonnée dans le développement du roman psychologique français et que très, très rares sont les romanciers de l’entre-deux-guerres qui savaient maîtriser à ce point l’art du dialogue, par exemple. Il ne s’agit que de lire les conversations entre Simon Joyeuse et Pierre Silvanès dans Le scandale ou encore l’émouvant témoignage de Simone à Florence dans Faillite

    Pierre Bost n’était pas dupe des coulisses institutionnelles qui décident de la façon dont s’écrira l’histoire de la littérature. Et l’injustice littéraire le révoltait. Il ne pouvait avoir, dans ces conditions, aucune idée du sort qui allait être fait à son œuvre. Dans la préface à son récit À la porte, il écrivait : « Je sais : sur cent noms que nous entendons aujourd’hui, quels dix, quels cinq, dans cent ans seront encore sur les rayons de ceux qui lisent ? » Je voudrais faire le pari que dans quelques années nous trouverons, entre Yves Bonnefoy et Emmanuel Bove sur les rayons, du Pierre Bost.

     


    1. Michel Raimond, La crise du roman, Des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966.
    2. Louis Martin-Chauffier, « Introduction générale au Conciliabule des Trente », dans Pierre Bost, À la porte, Au Sans pareil, Paris, 1926, p. 4-5.
    3. Robert Bourget-Pailleron, « La nouvelle équipe. Pierre Bost », Revue des deux mondes, 1er février 1934, p. 616.
    4. Pierre Humbourg, « À la porte », Les Nouvelles littéraires, 30 avril 1927, p. 3.
    5. Bernard Barbey, « Homicide par imprudence », La Revue hebdomadaire, janvier 1925, p. 243-245.
    6. Georges Charensol, « Prétextat », Les Nouvelles littéraires, 6 février 1926, p. 3.
    7. John Carpentier, « Crise de croissance », Mercure de France, 1er février 1927, p. 670.
    8. Robert de Saint-Jean, « Faillite », La Revue hebdomadaire, 21 juillet 1928, p. 226.
    9. Pierre Rossillion, « Le scandale », Le Divan, vol. XIX, 1931, p. 373.
    10. Pierre Bost, Faillite, Gallimard, Paris, 1928, p. 244.

    Œuvres de Pierre Bost :
    L’imbécile, théâtre, Gallimard, 1923 ; Homicide par imprudence, roman, De la Société Fast, 1924 ; Hercule et Mademoiselle, Nouvelles, Gallimard, 1924 ; Prétextat, roman, Gallimard, 1925 ; Crise de croissance, roman, Gallimard, 1926 ; Voyage de l’esclave, Chez Marcelle Lesage, 1926 ; À la porte, essai, Au sans pareil, 1927 ; Faillite, roman, Gallimard, 1928 ; La passion et la mort de Jeanne d’Arc, d’après le film de Dreyer, Gallimard, 1928 ; Mesdames et messieurs, roman humoristique, Édition Nouvelle Revue critique, 1930 ; Anaïs, nouvelles, Gallimard, 1930 ; Briançon, avec dix aquarelles de Mme Edmond Bost, Grenoble, Dardelet, 1930 ; Photographies modernes, présentées par Pierre Bost, Calavas, 1930 ; Le scandale, roman, Gallimard, 1931 ; Le cirque et le music-hall, Au sans pareil, 1931 ; Mazel, Abraham, et Marion, Élie. – Mémoires inédits, Fi., 1931 ; Faux numéros, nouvelles, Gallimard, 1932 ; Porte-Malheur, roman, Gallimard, 1932 ; Un grand personnage, nouvelles, Gallimard, 1935 ; Homicide par imprudence, roman, Gallimard, 1936 ; Un an dans le tiroir, notes, Gallimard, 1945 ; La haute fourche, sous le pseudonyme de Vivarais, récit, Minuit, 1945 ; Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, roman, Gallimard, 1945.

     

  • Le bouddhisme : La voie et les phénomènes

    Le bouddhisme : La voie et les phénomènes

    Il y a dans le bouddhisme une vocation : la délivrance de tout être. Celui qui y parvient, ayant affronté lui-même les racines de la douleur – le désir et l’ignorance qui fortifient les trois racines du mal : la convoitise, la haine et l’erreur –, se voit désigné comme Bouddha, c’est-à-dire comme un Éveillé. A-t-il adopté une philosophie de vie ou n’est-il que la brebis d’une religion exotique ?

    Chose certaine, la souplesse de l’enseignement et de la pratique du bouddhisme est directement liée . . .

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  • La (re)découverte de Jacques Languirand, dramaturge

    La (re)découverte de Jacques Languirand, dramaturge

    Les éditions Stanké ont sorti de l’oubli l’œuvre dramatique de Jacques Languirand en rééditant ses meilleurs textes, créés et publiés de 1956 à 1967, dans une anthologie intitulée Presque tout Languirand1. Sa récente pièce, Faust et les radicaux libres2, qui a valu à son auteur le prix spécial du jury de la Fondation Alexandre S. Onassis 2001, fait l’objet d’une publication distincte.

    À la lecture des neuf pièces que totalisent les deux ouvrages, on ne . . .

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  • Imre Kertész : Le vol d’un grand nocturne

    Imre Kertész : Le vol d’un grand nocturne

    Imre Kertész, de son propre aveu, aura été l’enfant des dictatures. Né en 1929 à Budapest d’une famille juive, il sera déporté à quinze ans au camp d’Auschwitz-Birkeneau, puis à Buchenwald où il sera tenu prisonnier jusqu’à la Libération. Journaliste pour le quotidien hongrois Világosság, il est licencié en 1951 alors que le journal est proclamé organe du parti communiste. « La base de la vie, dans un système totalitaire, est la connaissance qu’à tout moment nous pouvons être tués », disait-t-il récemment*.

    Paranoïa, anonymat, pauvreté, mais aussi création : il trouvera dans la seule vie possible, la sienne, intérieure, hors de l’histoire, le terreau fertile de ses écrits. Il faudra que tombe le « rideau de fer » à la frontière austro-hongroise en 1989 pour que soit découverte l’œuvre inquiétante de ce grand nocturne.

    « ‘Pourquoi venez-vous encore nous raconter votre histoire quarante ans après, après le Viêt-nam, après les camps de Staline, la Corée, après tout cela pourquoi ?’1 » demandait un étudiant à l’écrivain Primo Levi qui témoignait de son expérience des camps nazis. Ce dernier lui répondit qu’il aurait raconté la guerre du Viêt-nam s’il y avait participé, ou le goulag s’il avait vécu les camps de Staline, mais cette réponse lui paru à lui-même insuffisante. Il eut l’impression que ses livres étaient vieux, qu’ils avaient vieilli. Primo Levi savait peut-être – comment interpréter son suicide survenu quelques années plus tard ? – que le témoignage est plus qu’un devoir de mémoire. Car Auschwitz n’est pas passé, il constitue une blessure béante pour l’Europe. À preuve, le Prix Nobel qui est décerné à Imre Kertész en 2002, la popularité croissante de son œuvre. « Si l’Holocauste a créé une culture – ce qui est incontestablement le cas – le but de celle-ci peut être seulement que la réalité irréparable enfante spirituellement la réparation, c’est-à-dire la catharsis. Ce désir a inspiré tout ce que j’ai jamais réalisé », dira Imre Kertész dans son discours de réception du Prix Nobel. Pour l’auteur hongrois, le véritable art est celui qui naît de la déchirure éprouvée en regardant le monde après une nuit de cauchemars. Suivant les pas de Kafka, de Orwell, de Nietzsche, l’écrivain arpentera les horizons perdus de son Occident. Ses héros-témoins seront comme des têtes chercheuses parmi les ruines. Plus que des vestiges, ce sont les traces d’une pensée nouvelle, réparatrice, qu’ils chercheront à dévoiler.

    La fissure

    Quinze ans après la Libération, Imre Kertész commence l’écriture d’Être sans destin2, le récit de son expérience des camps. Le traitement du sujet n’a rien de conventionnel et c’est peut-être pour cette raison que le manuscrit fut d’abord refusé par les éditeurs de l’époque stalinienne. Déroutant, aucun mot ne saurait mieux décrire le regard de l’adolescent entraîné dans un voyage qu’il ne redoute même pas. Ses premières impressions à la sortie du train – « J’ai fait un grand bond dans la lumière du jour, à l’air libre » – dans une gare « en tout point vibrante et palpitante », nous sont révélées sans filtre. Le jeune homme sera surpris de voir de véritables détenus en tenue rayée. « Je les trouvais louches et insolites, dans l’ensemble […]. J’étais curieux de connaître leur crime ». Et, comme de nombreux arrivants, il est rassuré par la présence sereine des Allemands au milieu de tout le désordre des premiers instants.

    Le récit de la suite n’aurait pas été aussi intolérable pour le lecteur si le héros n’avait pas été dépossédé de lui-même et conséquemment de son destin. Ce qui nous rend le malheur insupportable, ce n’est pas le malheur lui-même, mais la pensée que les circonstances, eussent-elles été autres, auraient pu nous l’éviter. Paradoxalement, considérer le malheur comme une nécessité calme l’esprit. Le mal qui nous a frappé n’est plus que « l’inévitable effet de la rencontre entre les événements du dehors et notre état intérieur3 », écrit Schopenhauer, que lira Imre Kertész à l’époque de la liquidation des bibliothèques au début du régime communiste.

    Écrire, survivre

    Imre Kertész consacrera dix ans à l’écriture d’Être sans destinLe refus4, deuxième livre d’une trilogie qui comprend aussi Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, raconte d’abord les deux années d’insuccès et d’attente qui précédèrent la parution du livre, une période difficile pour l’écrivain confronté encore une fois à l’oppression d’un pouvoir totalitaire. Il y décrit la chambre minuscule où sa femme et lui durent vivre pendant plusieurs années, non loin de l’appartement où elle fut arrêtée pour être emprisonnée sans raison pendant un an. Sur l’unique table, gît un paquet de feuilles. À côté, la lettre de refus d’un éditeur. « Nos lecteurs ont lu votre manuscrit et selon leur avis unanime, nous ne pouvons pas envisager la publication de votre roman. Nous pensons que vous n’avez pas réussi à donner une expression artistique à votre expérience vécue, bien que le sujet soit terrible et bouleversant. » Aujourd’hui, et la télévision est là pour nous le rappeler, il y a quelque chose qui ennuie le spectateur dans la représentation de la tragédie. L’accumulation des images effrayantes ne génère plus qu’indifférence. « Comment l’horreur peut-elle être un objet esthétique si elle ne contient rien d’original ? », se demande l’auteur dont l’expérience ne correspond en rien à la conception classique de la tragédie, c’est-à-dire à l’idée d’une intervention surnaturelle, étrangère à l’être humain. Le malheur aura été justement pour lui de comprendre que la tragédie est le fait de plusieurs humains travaillant ensemble, main dans la main, consciencieusement, à retourner « la nature humaine contre la vie humaine5 ».

    La deuxième partie du Refus a quelque chose de kafkaïen. L’écrivain accompli, maintenant reconnu, revient dans son pays qu’il avait quitté autrefois, pour occuper un poste de journaliste. Avant même qu’il n’intègre ses fonctions, il reçoit son congédiement. Dès lors commence pour lui l’immense farce du stalinisme. Évidemment, le livre, publié en 1988 dans sa version originale hongroise, n’a pas été apprécié. On reprochait à l’écrivain d’avoir suivi sa propre voie – d’une voix grinçante – et non pas celle du réalisme socialiste.

    Le destin qui se trace dans la solitude de l’écriture n’est pas nécessairement enviable. La nature du travail d’écriture n’est rien d’autre, fondamentalement, « que de creuser, continuer et finir de creuser cette tombe que d’autres ont commencé à creuser […] dans l’air », écrit Imre Kertész dans Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas6. Ce travail d’ « autoliquidation consciente », comme il le qualifie lui-même, est la seule liberté possible, un acte morbide, il va de soi. Les efforts de subsistance, les contrats de traduction, sa femme, les amitiés, le réel en somme, l’arrache à sa dérive. Mais il supporte mal l’oubli essentiel à la mécanique de toute vie sur terre. Par l’écriture, il se défait de l’obligation d’exister dans toutes les cellules de son corps.

    On ne peut nier son appartenance à l’espèce humaine sans en ressentir un jour le regret. Un enfant aurait pu naître. Une humanité aurait pu vivre autrement. Un homme parmi les autres aurait pu exister.

    À l’enfant qu’il n’a jamais eu, le sexagénaire prononce un kaddish (prière des morts de la religion juive), lui qui, paradoxalement, n’a jamais pratiqué la religion de ses ancêtres et ne croit pas en Dieu. Cette prière qui aurait dû être empreinte d’amour se transforme en réquisitoire contre lui-même, cet homme qui n’a jamais voulu perpétuer sa souffrance. En disant non à la procréation, a-t-il tout détruit, tout réduit en poussière, comme il le dit, ou a-t-il plutôt fait acte de lucidité ? Irrémédiablement, à force de tentatives d’explications, et comme malgré lui, il est confronté à son propre désir de vivre.

    Traces, poussières

    Quand est publié Un autre, Chronique d’une métamorphose7, presque cinquante ans se sont écoulés depuis la Libération. L’écrivain est libre et ses textes sont traduits dans plusieurs langues – cinq livres aujourd’hui traduits en français d’une œuvre qui en compte onze. Il n’est plus cet exilé du monde, anonyme, grand oiseau de nuit, il est un autre. Nouvelle condition : calme inespéré ? Dans son journal écrit entre 1991 et 1995, repris dans Un autre, il relate ses pérégrinations à travers une Europe qu’il n’avait pu entrevoir autrement qu’à travers les livres. S’il tente encore de s’expliquer son passé et ce qu’est devenu le monde, ses propos sont moins sarcastiques et véhéments qu’ils le furent dans Kaddish. Il marche lentement et s’arrête devant les paysages d’un continent inédit. Entre les lignes surgissent ces illuminations que l’on dirait propres à un art transcendant, sacré.

    Certains événements ramènent le limon d’une mémoire fatiguée. Et l’on pourrait même croire que la visite en Allemagne qu’il relate dans son journal fut peut-être à la source d’un roman publié un an plus tard : Le chercheur de traces8.

    Un homme est envoyé dans une région où s’est accompli l’innommable. Y trouvera-t-il le « témoignage ferme de son existence douteuse » ? Un autocar le laisse à un arrêt où nul voyageur ne le suit. Autour de lui : l’espace nu. À quelques pas de la route, il trouve enfin le lieu recherché qu’il reconnaît par son portail. Toutefois, au-delà, plus rien ne lui parle. « À quoi pouvait-il s’accrocher pour acquérir une certitude ? Avec quoi lutter, s’il était privé de tous les objets de la lutte ? » Devant l’étendue couverte d’herbes balayées par le vent, il prend conscience qu’un vide douloureux continuait de le dévorer. Jadis un crime lui a fait perdre quelque chose qu’il perd à nouveau. Cette chose était peut-être le sens du réel, la croyance en une réalité qui existe avant l’individu, un tracé, un destin.

    On a reproché à Imre Kertész d’être l’écrivain d’un seul thème. Mais toute littérature ne cherche-t-elle pas à recoudre perpétuellement la blessure qui l’a fait naître ? Elle s’ouvre à mesure qu’on la répare. Voilà qui exige beaucoup d’entêtement.

    *Texte paru en décembre 2003. Imre Kertész est mort à Budapest le 31 mars 2016. 

     


    1. Primo Levi, Le devoir de mémoire, Mille et une nuits, 1997, p. 37-38.
    2. Imre Kertész, Être sans destin, trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba, 10/18, Paris, 2002, 366 p. ; 17,50 $.
    3. Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, 2003, p. 488.
    4. Imre Kertész, Le refus, trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba, Actes Sud, Arles, 2001, 348 p. ; 41,75 $.
    5. Discours de réception du Prix Nobel 2002.
    6. Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba, Actes Sud, Arles, 1995, 156 p. ; 26,50 $.
    7. Imre Kertész, Un autre, Chronique d’une métamorphose, trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba, Actes Sud, Arles, 1999, 149 p. ; 27,75 $.
    8. Imre Kertész, Le chercheur de traces, trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba, Actes Sud, Arles, 2003, 117 p. ; 23,95 $.

     

    EXTRAITS

    « Et malgré la réflexion, la raison, le discernement, le bon sens, je ne pouvais pas méconnaître la voix d’une espèce de désir sourd, qui s’était faufilée en moi, comme honteuse d’être si insensée, et pourtant de plus en plus obstinée : je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration. »
    Être sans destin, p. 261.

    « Il y a quelque chose de digne à exécuter un ordre de meurtre et à subir avec un certain sang-froid le fait d’être désigné et massacré. »
    Un autre, Chronique d’une métamorphose, p. 14.

    « Ces jours-là, je lisais justement le récit de la mort de trois cent quarante juifs hollandais dans les carrières de Mauthausen. À l’arrivée du convoi, le lieutenant Ernstberger fait comprendre à Glas, un détenu politique qui est secrétaire de baraque, que selon les ordres, ils ne doivent pas rester en vie plus de six semaines. Glas émet des réserves : condamné à trente coups de bâton, il est remplacé par un droit commun. Le lendemain, les juifs hollandais sont menés à la carrière. Au lieu de prendre les cent quarante-huit marches de pierres, ils doivent descendre par les éboulis abrupts. Tout au fond, on leur met une planche sur les épaules et, dessus, des blocs de pierres trop gros. Dès la première marche, les pierres glissent des planches et écrasent les pieds de ceux qui se pressent derrière. Chaque accident entraîne des coups. Plusieurs juifs hollandais se jettent du haut de la falaise dès le premier jour. Puis, neuf à douze personnes sautent ensemble en se tenant par la main. Les employés civils de la carrière adressent une réclamation aux SS : ils se plaignent de ce que les lambeaux de chair et de cervelle qui recouvrent les rochers ‘offrent un spectacle horrible’. Une équipe de travail nettoie les pierres avec de l’eau sous pression : désormais des détenus fonctionnaires montent la garde et toute infraction entraîne un châtiment exemplaire. On peut dire que le désir de mort est puni de mort. Et même ceux qui ne veulent pas mourir sont tués. Tous sont massacrés en trois semaines au lieu de six. »
    Le refus, p. 46.

    « […] il semble que finalement dans ma douleur, je découvre des forces créatrices, peu importe à quel prix, et peu importe si ce n’est qu’une vulgaire compensation qui a pris forme dans cette force créatrice, l’essentiel est qu’elle a pris forme, et à travers la douleur, je vis une sorte de vérité, et si je ne la vivais pas, peut-être, qui sait, me laisserait-elle froid : si bien que l’image de la douleur se confond en moi toujours et intimement avec l’image de la vie, et – j’en suis absolument sûr –, avec son image la plus réelle. »
    Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, p. 71.

     

  • Sébastien Japrisot

    Sébastien Japrisot

    Pour présenter Sébastien Japrisot à ceux qui ne le connaîtraient pas, on pourrait le comparer à Daniel Pennac. À deux décennies de distance et malgré des différences essentielles dans les thèmes et la manière, les deux auteurs ont en effet donné au roman policier des œuvres particulièrement travaillées sur le plan narratif, si bien que leurs romans sortent du créneau des séries noires et sont publiés dans les collections de littérature générale.

    La mort de Sébastien Japrisot, survenue en 2003, invite à la relecture . . .

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  • Martin, Clovis et Bernard : Les chrétiens de Max Gallo

    Au moment où l’Europe élargie rédige sa constitution et où le Vatican la presse d’y reconnaître sax dette à
    l’égard du christianisme, Max Gallo propose sa fidélité et ses choix : l’Europe ne serait pas l’Europe sans Martin de Tours, Clovis et Bernard de Clairvaux.

    La confidence dont Max Gallo fait cadeau en entreprenant une autre de ses sagas, Les chrétiens1, est trop émouvante pour ne pas surgir intacte d’un passé mal enterré. À la demande d’un ami qui fait baptiser son poupon . . .

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  • Louise Dupré : Questionner l’existence (entrevue)

    Louise Dupré : Questionner l’existence (entrevue)

    Depuis la parution de son premier recueil de poésie, La peau familière, en 1983, Louise Dupré poursuit une œuvre qui interroge le corps, les métamorphoses de l’amour et du désir, le vide, l’absence, la mort. La memoria, en 1996, suivi en 2001 par La Voie lactée, des romans d’amour selon son propre aveu, lui ont valu une belle réception tant de la part des médias que des lecteurs.

    Récipiendaire de plusieurs prix, membre de l’Académie des lettres . . .

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  • Trois-Rivières et son XXe siècle : La saga de Mario Bergeron

    Survol d’historien autant qu’enchaînement de romans. En effet, les six tomes que consacre Mario Bergeron à la descendance de Joseph Tremblay1 fouillent et racontent à la fois l’évolution de Trois-Rivières et les mutations vécues en un siècle par quatre générations.

    D’un tome à l’autre et même à l’intérieur d’un même ouvrage, le récit insiste tantôt sur les perceptions enfantines, tantôt sur l’affrontement entre un clergé envahissant et quelques nuques rebelles, tantôt . . .

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  • Tathata, ou la réalité telle qu’elle est

    In médio stat virtus
    (La vertu est au milieu)

    Good morning Humanity ! Ce réveil à la fois insipide et cynique pourrait être un slogan des marchands de spiritualité surfant de nos jours sur les vagues de la mondialisation.

    S’il est délicat de criminaliser les apôtres du bonheur aussi facilement que les citoyens s’opposant à l’exploitation, il est souvent aisé de les perdre dans la fricassée des mouvements de croissance personnelle. El Morya, Chef du Conseil . . .

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  • De l’espacementalisme aux nouvelles tendances de la poésie persane

    Il n’est pas rare de voir des écrivains vivre et écrire dans une autre langue que celle de leur pays d’accueil : pensons à Paul Bowles écrivant en anglais au Maroc, ou bien aux avant-gardistes américaines des années 1920 qui avaient choisi la France pour la liberté des mœurs : Gertrude Stein ou Djuna Barnes. Royaï et Sharang, eux, ne peuvent pas publier dans leur pays d’origine. Hossein Sharang, par exemple, doit envoyer ses manuscrits en Allemagne où la communauté iranienne s’organise pour le publier. Yadollah Royaï a quitté l’Iran, après avoir d . . .

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  • L’impensable, l’inéffable…

    Mais au retour – par je ne sais quelle alchimie – j’ai vu, j’ai touché l’impensable et le plus simple. Je ne dirai pas son secret ; le dirais-je qu’il ne subsisterait plus parmi nous. Et nous serions comme avant : une solitude à plusieurs.
    Jacques Brault, L’admirable ne se manifeste.

    Sommes-nous plusieurs ? Étions-nous un ? Qui pourrait répondre à de telles questions, fors celui et celle, poètes, qui énoncent l’amour, sonnent les cloches du réveil, de l’éveil, chaque fois . . .

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  • Claire Martin, la note juste

    Claire Martin, la note juste

    En 1958, un recueil de nouvelles, Avec ou sans amour, révèle Claire Martin et pose avec maîtrise le thème qui va se développer dans les livres ultérieurs : les rapports entre les êtres. Suivront des romans : Doux amerQuand j’aurai payé ton visage, et les deux volumes de souvenirs d’enfance, Dans un gant de fer, qui vaudront à l’auteure à la fois la notoriété et des attaques virulentes. Claire Martin s’éloigne alors et se tait. On peut croire l’œuvre terminée. Et voilà qu’à partir de 1999 paraîtront presque coup sur coup Toute la vieL’amour impuni, La brigande et Il s’appelait Thomas.

    Quand un écrivain ou un artiste sort d’une longue période de silence, il est d’usage d’affirmer qu’il a « retrouvé une seconde jeunesse ». Chez Claire Martin cette jeunesse n’a jamais été perdue : elle éclate dans ce qu’aujourd’hui elle écrit, comme dans la vivacité du regard et de la parole, dans la fraîcheur du rire. Et cependant, au récit de ce que fut son enfance, le lecteur se dit qu’elle revient de loin…

    Un retour nécessaire : l’enfance

    Dans un gant de fer est publié après trois livres de fiction mais la rédaction de ces souvenirs leur est contemporaine : 1957-1966, indique la dernière page. Nul doute que là réside la source profonde de l’œuvre, dans l’expérience intense de la souffrance de l’enfant, son désarroi, sa solitude face à l’autorité écrasante, dans la soif d’amour ; et, pourrait-on dire, malgré les apparences, parce que Claire Martin ne raconte pas son histoire intime dans ses nouvelles et ses romans. Qu’on ne se trompe pas sur l’emploi fréquent du je de la narration : « Pour moi, un roman c’est une histoire dont les personnages ne sont pas capables de garder le secret. De là vient que mes romans sont écrits à la première personne ». Sans doute – comme le souligne fort bien Jean-Louis Major –, la rédaction de l’autobiographie a-t-elle fait place nette pour que puissent paraître et évoluer des personnages qui ne sont pas, ou qui sont en partie, ou faiblement, des doubles ou bien des reflets de l’auteure.

    L’autobiographie s’arrête au moment où Claire Martin atteint l’adolescence et qu’elle échappe à la tutelle du père et des religieuses. Poursuivre le récit serait sans doute vain. C’est de ses premières années qu’il lui fallait parler : l’écrire est un acte de libération. Des gens qui se taisent et des enfants qui n’osent pas questionner. Ou si, par exception, ils osent, ils sont sévèrement tancés, punis, parfois battus : comment mettre en doute la parole de l’adulte, même l’interroger sur les raisons de son jugement, de son acte, comment même s’informer ? Les adultes : le père, d’abord, dont il est insuffisant de dire qu’il est tyrannique et écrase la famille. Absolu, aveugle, prompt à de terribles emportements, sa colère continue lui étant nécessaire comme une drogue, d’une rigidité morale qui met toujours à la bouche « le devoir », qui exclut tout sentiment, incapable d’affection pour les huit enfants et pour leur mère, elle toute de patience, de douceur, de tendresse. Il fait le vide autour d’eux et autour de lui. Comment, pour l’enfant, survivre ? Par la solidarité avec les frères et sœurs, par l’évitement, par la ruse. Car c’est bien à la duplicité face à l’adulte qu’est obligé ainsi le jeune être. « J’avais trois ans et demi. C’est bien peu pour choisir la haine et le mépris. » Phrase terrible…

    Au pensionnat elle retrouve moins de violence ouverte, certes, mais le même air irrespirable. Les interdits y sont aussi nombreux, tout aussi absurdes. L’enfant y vit dans un sentiment permanent de faute. Les punitions tombent d’un ciel opaque sur la fillette, de la bouche de ces femmes aigries, frustrées, puériles, devenues despotiques, qui, pour la plupart, n’ont sans doute pas choisi d’entrer au couvent. Dans un gant de fer est un des premiers livres au Québec à décrire en ces termes l’expérience du pensionnat religieux qui a marqué, parfois jusqu’au traumatisme ineffaçable, cette génération de femmes « victoriennes », élevées dans la peur du siècle et dans celle de l’au-delà, donc, tout simplement et brutalement, incapables de vivre. « L’étape la plus étouffante de l’aventure féminine. » Et voilà qu’une femme maniant la plume – et quelle plume ! – osait parler. Même si la réalité ici montrée s’est éloignée de nous, point n’est besoin d’un grand effort pour imaginer le scandale : une intouchable institution était mise en cause ! Cependant – est-il besoin de rappeler ces évidences ? – Dans un gant de fer n’est pas un pamphlet, il n’instruit pas un procès, il n’est pas un brûlot destiné à saper les fondements de la société de l’époque. Le livre décrivait, il témoignait avec courage d’une souffrance, de l’absence dans ce jeune âge de la bonté. L’enseignement y a laissé en friche l’esprit et le cœur. À travers ces pages l’adulte est mis face à ses responsabilités, et le plus souvent il s’y est dérobé.

    Dans cette prison qui prend la relève de la première, se pose la même question : comment survivre ? À voir l’acharnement de certaines religieuses, Claire Martin s’est demandée si elle ne portait pas avec elle « une odeur de soufre »… C’est l’esprit de contradiction qui l’a sauvée – prémices et marque de ce qui est devenu chez elle esprit d’indépendance –, et un état d’exaspération constant. Celui que tant de femmes de sa génération ont nourri, sans toujours l’avouer : « Comment, dit-elle, une partie de l’humanité a-t-elle pu décider que l’autre moitié ne comptait pas ? »

    N’a-t-elle donc pas éprouvé le désir de vengeance ? Il a très tôt disparu. Des regrets, certes. De ne pas avoir dit au père ce qu’elle a vécu. De ne pas avoir su apprécier la nature – rarement présente dans l’œuvre – alors que l’enfant était toute prise par le drame quotidien de la maison. De ne pas avoir poussé plus loin la connaissance de la musique et de la peinture, à une époque où « les femmes en savaient toujours trop ». De bonne heure, elle a trouvé des voies pour canaliser le plus noir de la colère : pour ne pas donner prise aux ragots et encourir des punitions, elle apprend l’art de fabuler. De là à l’art d’écrire… Et puis, comme dans la famille où il y avait la mère si aimante, la grand-mère et le grand-père, au pensionnat quelques figures savaient écouter l’enfant, la stimuler, la respecter et l’aimer, telle cette Mère du Bon Conseil, tôt disparue.

    Ces pages de souvenirs n’ont pas une ride. Elles gardent toute leur intensité, toute leur charge d’émotion à laquelle le lecteur ne résiste pas. Aucune gesticulation ni rhétorique, nul pathos dans ce qui fut si souvent pour l’enfant un enfer. Nulle trace d’apitoiement sur soi-même. Ces souvenirs, Claire Martin les a écrits avec la netteté, la vigueur lucide et directe, ce mélange paradoxal de proximité et de distance avec lequel elle considère le train du monde, les êtres et sa propre vie. L’œuvre de fiction, malgré tout l’écart qui la sépare de l’autobiographie, n’est pas d’une autre trempe. Un trait peut en rendre compte : la justesse.

    Claire Martin manifeste aujourd’hui une sérénité d’autant plus étonnante que l’enfance qu’elle nous raconte risquait de l’emprisonner à vie. Elle s’est dégagée par elle-même. Grâce aussi à l’homme qu’elle a épousé en 1945, « tout le contraire du père », et qui fut aussi pour elle, ce que les professeurs des pensionnats n’avaient pas été, « un très bon pédagogue ». Pendant deux ans elle travailla à Radio-Canada. Elle fut celle qui annonça sur les ondes la fin de la guerre, « un sentiment d’une intensité extraordinaire ». Mais comme bien d’autres institutions d’alors, Radio-Canada ne gardait pas à l’emploi les femmes mariées. Claire Martin va s’établir à Ottawa.

    Débuts de la fiction

    S’ouvre pour elle une dizaine d’années de création intense. Dès le premier livre de fiction publié, Avec ou sans amour (1958), l’écriture atteint une maîtrise évidente. Mis à part quelques textes (dont l’un sur Colette), Claire Martin n’avait rien publié : « Il n’y avait rien dans mes cartons ». Cependant, déclare-t-elle, « je me suis toujours considérée comme un écrivain ». « Un matin, désœuvrée, j’ai commencé à écrire. » C’était en avril 1957. Tardivement, donc, mais « c’était ce que j’avais à faire ». Sans hâter le pas. Ces nouvelles adoptent la forme du conte fantaisiste, de la lettre, de la comédie ou du drame en miniature. Un homme s’efforce de transformer à son goût sa partenaire – situation réversible ! La femme vieillissante se demande si elle peut encore plaire. Un homme tue sa femme, s’enfuit, revient. Des maîtresses découvrent qu’elles sont toutes trompées. Comment souffler à une amie son amoureux, et la monnaie rendue… Comment les femmes savent cultiver l’art de se discréditer mutuellement. Ainsi sont traités, ou esquissés, quelques-uns des thèmes et situations que les romans développeront plus amplement, entre doux et amer, selon un dosage très personnel, un glissement de l’un à l’autre. Déjà l’attaque est franche et variée, le récit s’accomplit selon une courbe narrative impeccable. Des notes plus sourdes, plus douloureuses parfois, mais aussi une verve humoristique, voire une drôlerie, qui ne seront jamais totalement absentes des œuvres ultérieures.

    Le couple en demi-teintes

    Après ces nouvelles qui sont bien plus que des gammes préparatoires, vient le premier roman en 1960, justement intitulé Doux amer, au Cercle du Livre de France. Claire Martin a reçu les encouragements de Pierre Tisseyre, « éveilleur de vocation littéraire » – elle lui vouera toute sa vie reconnaissance et amitié. Un couple, comme il en reparaît souvent dans les récits de Claire Martin, vit l’unique, le miraculeux de l’amour en ses débuts, mais déjà l’homme et la femme savent qu’ils ne se tiendront pas longtemps à cette hauteur (on songe ici à L’épithalame de Jacques Chardonne). L’ombre plane sur le couple avant même qu’il ne devienne triangle, par Gabrielle, qui confie un manuscrit au mari. Il le publie, Gabrielle devient une écrivaine appréciée, fêtée. Une complicité (fausse), une amitié (complexe), des compromis s’établissent entre les trois protagonistes, et aussi de la hargne mal rentrée, les mensonges, les faux-fuyants, des paroles blessantes. Après l’élan des débuts amoureux, le désenchantement sur la solidité des liens que nous pensions assurée – le thème reparaîtra sous une autre forme dans le roman le plus récent, La brigande. Et la souffrance qui accompagne la trahison. Le récit rétrospectif introduit peu à peu des nuances mouvantes où l’ambiance change imperceptiblement, par indices qui peu à peu font corps. Ici comme dans ses autres livres, Claire Martin pratique la litote et le non-dit, l’art de suggérer. Alors qu’elle entreprend maintenant sa huitième relecture d’À la recherche du temps perdu, elle aime rappeler le « N’expliquez rien » de Marcel Proust comme une règle d’or de la narration. Un dénouement sans éclats de voix, sans spectacle : la fin des illusions, un apaisement un peu triste et résigné. Un apaisement quand même.

    Sans doute Claire Martin a-t-elle mis dans ce roman beaucoup d’elle-même : non pas son histoire personnelle mais, à travers le personnage de Gabrielle, tout le travail de l’écrivain. Plus encore, un regard porté sur les êtres, une observation attentive qu’il n’est point besoin de convertir en termes psychologiques ni en concepts philosophiques.

    Histoire d’amour encore, avec les subtiles variations de l’attrait-rejet entre un homme et une femme, dans Quand j’aurai payé ton visage, où par la métaphore du feu se succèdent tiédissements et réchauffements. Le récit, plus ample que le précédent, narrativement plus audacieux, se fait à plusieurs voix se répondant en écho, entre Jeanne la mère, les deux fils Bruno et Robert, celui-ci amoureux de Catherine sa belle-sœur, chacun poursuivant son monologue intérieur. Et il y a le père dont les préjugés envers les pauvres et les juifs, le souci du paraître, du respectable, l’exercice de l’autorité, font le parfait représentant de la bourgeoisie dans sa version bien-pensante. En des accès de lucidité et de colère, Jeanne voit le mensonge dans lequel elle a vécu, et, avec combien plus de violence, Catherine aussi, par son amour pour Robert. Celui-ci se dresse contre le père, contre les règles du clan, il s’enfuit, brave l’opprobre et la malédiction. Il semble que, par là, la fiction donne suite à l’autobiographie de Dans un gant de fer, qu’elle réalise dans l’imaginaire ce qui n’a pu être accompli dans la réalité. Robert et Catherine connaîtront, comme les protagonistes de Doux amer, l’enchaînement passion-nuages-querelles-rupture dans l’illusion que le couple peut se suffire à lui-même. Ils ont franchi l’interdit de l’amour adultère quasi incestueux mais il faut voir dans cette transgression avant tout la forme particulière de la révolte contre un ordre social et un ordre moral. Plus profondément, plus essentiellement, le roman est un refus du mensonge sur lequel reposent tant de vies, à un point tel que le mensonge devient la texture même de la vie. La révolte, dit aujourd’hui Claire Martin, « c’est de ne pas supporter la vie qu’on était supposé avoir », c’est littéralement vivre selon sa vérité.

    Intermède : le théâtre

    En 1970 paraît le texte de la pièce Les morts qui sera représentée deux ans plus tard au théâtre du Rideau vert à Montréal. Elle a du succès, ce qui n’empêche pas l’auteure d’éprouver une véritable « horreur » de voir son texte passer entre tant de mains, défiguré par les additions parasites de la mise en scène. Heureux Sacha Guitry qui, lui, de l’écriture à la représentation était son propre maître ! L’expérience théâtrale de Claire Martin a donc été isolée, et la pièce – au titre peu heureux, elle le reconnaît – s’efface derrière les œuvres narratives. Et c’est dommage ! Quel texte vif, vivant, intelligent, qui sans cesse rebondit, se relance dans un dialogue ininterrompu entre deux femmes évoquant la mort de deux hommes portant le même prénom, aimés, ou qui auraient pu l’être ! Non pas la tristesse, la complaisance nostalgique qui seraient prévisibles, mais sous le badinage, la gravité. « Plus personne ne parle d’amour comme j’aime », dit celle qui se raconte. Propos et personnages décalés par rapport à l’époque, à ses usages sans finesse, à son vocabulaire passe-partout, à ses facilités et vulgarités, femmes qui aiment l’intelligence du cœur, la pudeur dans l’expression du sentiment : on reconnaît bien là Claire Martin. Et l’art de retourner les lieux communs de la pensée comme ceux du langage – et d’en rire ! Un récit-dialogue dans la ligne de Jacques le fataliste – mais à l’époque l’auteure ne connaissait de Denis Diderot que La religieuse –, et réflexion sur les mots qui composent ce dialogue. « Les mots me fascinent, leur usage. Et de cet usage, celui que j’en peux faire, moi. » Profession de foi de l’écrivaine, qui n’a pas besoin d’être décodée ni lue entre les lignes ! Mais, dit l’interlocutrice dans la pièce, écrire a ses pièges : « Je crains parfois que vous ne voyiez les autres avec votre œil de romancière et que ce que vous disiez d’eux ne soit pas tout à fait fidèle ». Un piège ou un privilège ?

    Le silence

    Après plusieurs séjours en France (où trois de ses livres ont paru chez Robert Laffont) Claire Martin va s’y établir en 1972. Elle part « complètement dégoûtée » d’avoir attiré tant de critiques malveillantes, voire d’invectives. Elle ne veut plus être étiquetée comme « la plus française de nos romancières », « la Franco-française ». La mode dans les lettres québécoises est alors, on s’en souvient, au joual et à une conception naturaliste du roman et du théâtre. Claire Martin, cela va de soi, ne s’aligne pas ! On lui reproche de bien écrire le bon français, de pratiquer la littérature d’un autre temps et d’un autre pays. Dans sa famille, dit-elle, on attachait beaucoup d’importance à la correction de la langue. Claire Martin possède une élocution naturelle nette et ferme qu’elle a développée par la lecture à haute voix. Ce souci passe évidemment dans l’écriture. Et le Grand Robert est sur sa table de salon… Elle a beaucoup lu, et en désordre – le grand-père possédait une bibliothèque et chez les Ursulines, même si elle était contrôlée, la lecture était obligatoire. Les livres à la mode dans les années vingt : Pierre Benoît, Pierre Loti, Henry Bordeaux. Puis Proust, en commençant par Contre Sainte-Beuve et Les plaisirs et les jours. André Gide, très admiré dans PaludesLa porte étroite, le Journal. Les écrivains que l’on range habituellement dans « la tradition française » du roman psychologique : Paul Morand, Jacques Chardonne, Julien Green, mais aussi le Voyage au bout de la nuit, et aujourd’hui encore Julien Gracq. Ces références sont sans ambiguïté, comme la marque qu’elles ont pu laisser sur l’œuvre.

    Après 1970, dit Claire Martin, « je n’ai plus rien fait » en écriture. Mais elle connaît le bien-être de la vie de couple, le soleil, les paysages du Midi, les rencontres, les amis. Elle revient à Québec en 1982 puis repartira pour la France chaque hiver. Elle paraît avoir alors renoncé à la littérature.

    L’élan nouveau

    Des proches le déplorent. André Ricard, Gilles Dorion qui a entrepris de rassembler ses textes, la poussent à reprendre la plume. Elle se laisse convaincre. Gilles Pellerin est prêt à la publier à L’instant même. En 1999 paraît Toute la vie, où figurent – comme le précise Gilles Dorion dans sa préface – des nouvelles parues dans des périodiques avant 1969 et d’autres, récentes et inédites. On raconte une histoire autour d’une table : « C’est une façon qui, depuis Boccace, depuis Chaucer, peut faire d’une soirée vide une conversation intéressante ». Souvenirs de l’enfance : l’apprentissage de la lecture. Une traversée de l’Atlantique en avion. Des images, des saynètes inspirées par le Midi et ses habitants. Ensemble divers, un peu composite, mais où le lecteur retrouve la Claire Martin de la « première manière » : courts textes alertes, pour la plupart allègres, au dessin et à l’expression nets. Pages sans prétention où l’auteure revient au bonheur d’écrire.

    L’élan est, de fait, donné ! Deux romans voient le jour à un an d’intervalle. Un large public redécouvre Claire Martin qui sait rendre sensible la gravité des destinées sous la touche légère. L’amour impuni aborde le thème de la relation homosexuelle entre deux hommes avec une pudeur extrême. Un universitaire dans la trentaine « travaille souvent comme un forcené » et se reconnaît la vocation de la paresse. Ce lecteur de Montaigne tient en toute liberté une sorte de carnet. Philippe, encore étudiant, croise sa route. « Je ne sais si je me trompe, si j’ai raison, si je m’abuse, j’ai cru voir un léger mouvement sur son visage, une connivence, mais il parlait toujours, un peu penché, sans que ses yeux me quittent un instant, sans ciller, sans exprimer autre chose qu’une extrême attention. Je me découvre capable de soutenir ce regard. » Les débuts de ce qui est peut-être l’amour, ou qui ne l’est peut-être pas, dans un entre-deux du sentiment. Une brève fugue ensemble. « Le reste se télescope un peu dans ma mémoire. Il est très tendre, très doux. » La vie à deux. Un été passe, un automne, le cahier est délaissé. La mère de celui qui le tient meurt. Le chagrin, mais aussi le bonheur avec Philippe. « Le cocon familial est refermé avec Philippe en plus et maman en moins. » Voilà, c’est tout. Pas d’autre intrigue, pas d’autre drame que ces modulations de la vie. Des feuillets, des notes égrenées comme celles d’une musique délicate et savante.

    En épigraphe de La brigande, une phrase de Paul-Jean Toulet : « À travers le passé ma mémoire t’embrasse ». Cora, à qui ses romans ont apporté « une certaine renommée et un peu d’argent » et dont un accident a fait une veuve, va voir Nicette à l’hôpital peu avant sa mort. Et le passé revient. Il y eut d’abord un groupe d’amis, dont Cora, avec Nicette connue depuis l’enfance, son mari Maurice, Vincent « arrivé parmi nous comme un passereau », quelques autres. Quel couple Maurice et Nicette ont-ils fait ? Et que s’est-il passé entre elle, Cora, et l’amie de toujours ? Qu’est-il donc advenue de « l’amitié qui compte tellement et qui se détisse » ? Nicette était-elle estimable, sincère, ou indifférente, pire peut-être ? Relire les lettres anciennes que lui remet Maurice apportera-t-il la vérité ? Lui aussi retrouve matière à douter, des silences de l’épouse sur des affaires peu claires qu’elle a conduites. Cora : « j’ai le sentiment d’avoir devant moi une sorte de dossier de la rancune, de la jalousie ». Mais Claude, le médecin qui courtise Cora lui révèle que Nicette, apprenant sa maladie, a refusé de se soigner, « une sorte de vengeance contre on ne sait quelle part d’elle-même ». Et Claude, « cet homme aux mains douces et fortes » aide Cora à panser la douleur de la trahison et à tirer un trait sur cette amitié.

    Le tout récent roman (ou longue nouvelle ?) Il s’appelait Thomas présente la même sûreté de touche et d’écriture. Sur l’arrière-plan, discrètement traité, d’une petite ville – qui pourrait être aussi bien dans le Midi qu’en Nouvelle-Angleterre –, deux couples se forment. Thomas, devenu pasteur sans autre vocation que de répondre au vœu de sa mère, rencontre Nellie, belle, discrète, droite. Le médecin, le seul ami qu’ait Thomas dans cette paroisse où il ne faut pas donner trop de prise à la curiosité, aime de son côté. Il encourage Thomas à vaincre ses peurs. Celui-ci mourra brusquement dans une noyade mais il aura connu l’amour véritable. Il aura osé être heureux. Et Nellie mettra au monde un enfant : « Il est si beau, il a comme une signature les yeux de Thomas, que toute la paroisse oublie d’être scandalisée. On n’est pas éloigné de le regarder comme un enfant mythique […] un cadeau des dieux ».

    Un art exigeant

    À côté de la phrase de Paul-Jean Toulet, quelques mots : « Petit pan de mur jaune avec un auvent ». On reconnaît les dernières paroles que se répète Bergotte après avoir contemplé la Vue de Delft de Vermeer. Ils ont, non seulement pour ce roman mais pour toute l’œuvre de Claire Martin, valeur d’emblème. Ce petit pan de mur jaune, Vermeer est parvenu à le peindre à force de travail, d’attention, de ferveur. D’un détail banal pris dans la réalité, il a fait un objet précieux. C’est semblable transmutation que Claire Martin tend à opérer, et elle y réussit. Point d’intrigues complexes, de rebondissements surprenants, de tape-à-l’œil. Les personnages couvrent un éventail réduit, mais le récit les fait vivre, palpiter, s’approcher et s’éloigner avec leur secret hors d’atteinte. Effet du regard que l’auteure porte sur eux, qui les fait paraître successivement, parfois simultanément, familiers et distants. Effet d’une ironie et d’une tendresse. Effet d’une écriture qui privilégie le vif, le léger, non pas bondissante, parce que retenue – qui se retient parce que, au-delà, à un certain point commenceraient le bavardage et l’explication. Et aussi parce qu’un personnage, comme un être de chair et d’os, demande à être respecté dans son mystère. Ces pages, un élan les porte, d’un mot, d’une notation vers l’autre qui la complète et la prolonge en harmoniques. Bonheur de l’écriture, et aussi bonheur par l’écriture, cette faveur, entre autres, que la vie a accordée à Claire Martin. Lorsqu’elle se retourne sur son passé, malgré toute la souffrance qui l’a d’abord marquée, elle peut aujourd’hui déclarer : « J’ai été une femme extraordinairement heureuse ».

     


    Claire Martin a publié :
    Avec ou sans amour, Le Cercle du livre de France, 1958 et Robert Laffont, 1959 ; Doux-amer, Le Cercle du livre de France/Robert Laffont, 1960 ; Quand j’aurai payé ton visage, Le Cercle du livre de France/Robert Laffont, 1962 ; Dans un gant de fer : la joue gauche, Le Cercle du livre de France, 1965 ; Dans un gant de fer : la joue droite, Le Cercle du livre de France, 1966 ; Les morts, Le Cercle du livre de France, 1970 ; Moi, je n’étais qu’espoir, Le Cercle du livre de France, 1972 ; La petite fille lit, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1973 ; Toute la vie, L’instant même, 1999 ; L’amour impuni, L’instant même, 2000 ; La brigande, L’instant même, 2001 ; Il s’appelait Thomas, L’instant même, 2003.

    À jour 2003 : bibliographie à compléter. Claire Martin est décédée le 18 juin 2014 à Québec.

  • Un repos possible au déchirement

    Le problème de l’identité aura sans doute occupé une grande partie des idéologies du XXe siècle. En fait plusieurs sont d’avis qu’il s’agit là d’un faux problème créé de toutes pièces par les sciences humaines qui voulaient maintenir le matériel homogène pour mieux l’étudier. Reste qu’appliqué aux idéologies nationales il a été la source et la base de bien des débats et de bien des déboires.

    Le Canada est sans doute l’un de . . .

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  • Proximités dissimulées

    Difficile de faire un tour d’horizon de la poésie récente qui ne soit voué à l’échec. Dispersé inégalement dans les saisons littéraires, distribué entre les ruines des écoles les plus diverses, le sentiment poétique fuit plus que jamais les généralisations. Reste à traquer aventureusement la présence de voix authentiques, à tenter de séparer le verbiage de l’incarnation.

    Dans son essai Connaissance par les gouffres (Gallimard, Paris, 1967), Henri Michaux, bien qu’avouant combien la consommation du haschich rend malais . . .

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