« Personne n’accéderait à la science en ne percevant, à chaque étape, que des ruptures par rapport à ce qu’il pensait auparavant. On n’entre dans le pays des idées scientifiques qu’à la condition d’y reconnaître des parentés avec les idées de sens commun que l’on quitte. Par après, on revient en arrière, pour vérifier les ruptures et sonder les soubassements du territoire nouveau où l’on s’est implanté ; une fois rendu à destination, on s’adonne à l’épistémologie. »
« La raison en quête de l’imaginaire », dans Imaginaire social et représentations collectives, Mélanges offerts à Jean-Claude Falardeau, sous la dir. de Fernand Dumont et Yves Martin, PUL, 1982, p. 53.
Le 7 décembre 1993, après quarante ans de carrière à l’Université Laval, Fernand Dumont dirigeait la dernière séance de son séminaire de sociologie. Pour la dizaine d’étudiants qui y assistaient ce cours aura été l’occasion d’entendre le sociologue expliquer sa vision de la sociologie.
La sociologie est née des sciences humaines ; il faudrait donc savoir s’y référer en se fondant sur une formation plus étendue qui inclurait, entre autres, l’étude de l’histoire, de la philosophie et de la psychologie, car « il n’y a pas ou peu d’idées nouvelles qui peuvent surgir d’un trop petit jardin. […] Il faut parfois être étranger pour percevoir des éléments nouveaux de la réalité. » Dans L’anthropologie en l’absence de l’homme, Fernand Dumont affirmait aussi que « c’est bien plutôt dans la dispersion des objets que le philosophe trouve sa condition de possibilité. Dénoncer la réification des références est sa tâche. Souligner que ces références ne sont que des horizons, en institutionnaliser la critique, telle est son intention radicale. »
Le cheminement de Fernand Dumont est d’ailleurs à l’image de ses affirmations. Il écrira dans « Itinéraire sociologique1 » : « Je n’ai jamais pu écrire uniquement de sociologie. L’essai, la poésie, la philosophie ont été et demeurent pour moi d’indispensables voies de recherches. » Ceux qui l’ont inspiré s’inscrivent également dans ce courant de pensée. « Ce que j’aimais et j’admire toujours chez eux [Michelet, Sainte-Beuve, Renan, Taine] se ramène à deux choses. D’abord le souci de l’aventure : pas de spécialité acquise une fois pour toutes mais le passage d’un problème à un autre sous la poussée de la libre recherche. Et aussi le souci de l’écrivain qui est une autre forme de refus d’enfermer l’œuvre dans l’enceinte d’une spécialité. »
Les frontières des départements sont-elles devenues celles de l’esprit ? se demande-t-il dans ce dernier séminaire. L’université a t-elle échoué dans ses visées unitaires ? Le savant a-t-il fait place au chercheur ? Sous le couvert de l’intérêt que leur portent tel ou tel professeur, on multiplie les formations professionnelles au détriment des disciplines. On a troqué la logique d’un objet d’étude contre la logique d’un emploi. Fernand Dumont propose plutôt que la sociologie débouche sur les autres disciplines. Elle doit chercher à réexaminer le destin des sciences humaines.
Le sociologue et théologien est constamment préoccupé par l’état actuel de la sociologie et d’une façon générale par celui des sciences humaines. À différentes étapes de sa carrière d’essayiste, cette « perspective » se manifeste. Sa critique de l’historiographie, celle de la culture et la publication de Pour la conversion de la pensée chrétienne en sont d’illustres exemples. Au terme de sa carrière, Fernand Dumont est parvenu à l’heure des grandes synthèses ; il propose de plus amples solutions dans la continuité de son épistémologie des sciences humaines.
« La question est de savoir si l’histoire, comme science considérée dans son état méthodologique actuel, est la seule manière d’actualiser la réalité historique. La méthode historique retrace les faits, essaie de marquer des liens entre eux ; mais quand elle décompose les faits historiques, elle les réduit à des faits plus minuscules, par une sorte de désemboîtage indéfini. La sociologie procède bien différemment : elle tente de pénétrer le fait historique pour y discerner le ‘phénomène’ et plus profondément le ‘mécanisme’. C’est ce que nous avons essayé de faire. »
L’institution juridique , Université Laval, 1953, p. 118.
« Pourquoi abordant la sociologie en mes jeunes années, m’étais-je si tôt attaché à des préoccupations épistémologiques ? Pour passer au plus vite à un survol, à un embrassement de l’univers scientifique auquel rien de mon expérience la plus concrète ne me préparait ? »
« Itinéraire sociologique », dans Recherches sociographiques,Vol. XV, no 2-3, 1974, p. 259.
« […] Je suis devenu nationaliste parce que je crois que les hommes ne peuvent se rassembler très profondément que dans le partage d’une mémoire commune. »
« Les lieux de Fernand Dumont », entrevue avec Fernand Dumont par Jean Royer, Le Soleil,15 nov. 1975, p. C-2.
« Pour être vivante, la foi doit se dépouiller du conformisme de ses pratiques et de ses énoncés. Il se peut que la mise à l’écart d’une pratique qui fut trop coutumière, souvent légaliste, permettrait un retour sur l’expérience personnelle susceptible d’être réinvestie dans une institution qui en serait récompensée autrement que par des textes. »
« Situation de L’Église québécoise » Les institutions québécoises et leur avenir, sous la dir. de Vincent Lemieux, PUL, 1990, p. 86.
« La sociologie est partagée entre deux pôles qui lui donnent à penser : d’une part, l’art, la littérature, ce que j’appellerai la poétique sociale ; d’autre part, la politique, l’utopie. »
« La sociologie et Marcel Rioux », dans Hommage à Marcel Rioux, sociologie critique, critique artistique et société contemporaine, Saint-Martin, 1992, p. 149.
Retour sur un itinéraire
Ce que peu de ses étudiants savent et moins encore le grand public, c’est que Fernand Dumont, sociologue de réputation internationale, a choisi la sociologie par défaut, qu’il est avant tout philosophe. S’il a préféré l’étude et l’enseignement de la sociologie, c’est que, à l’époque où il a commencé sa carrière, celle-ci lui permettait une liberté de pensée que la philosophie, sa première vocation, ne lui laissait guère, dans les cadres rigides du système thomiste. À la Faculté des sciences sociales, où il commence à enseigner en 1955, il côtoie des professeurs aux orientations théoriques et aux préoccupations épistémologiques différentes (Albert Faucher, Jean-Charles Falardeau, Yves Martin, etc.).
C’est grâce à ses écrits philosophiques que Fernand Dumont harmonise l’objectivité du sociologue et la subjectivité du poète. Son intérêt pour la sociologie relève en fait de la critique des sciences, dans la mesure où la crise de la sociologie débouche sur un projet théorique d’ensemble : « une sociologie générale qui soit une épistémologie ».
Nicole Gagnon discerne quatre dimensions dans l’œuvre de Fernand Dumont, toutes convergentes vers le foyer de sa pensée, la conscience historique : la philosophie, pour son intention, la psychanalyse, dont s’inspire sa méthode, l’histoire qui la fonde et la sociologie qui en est l’objet2. Retracer le développement de la conscience historique québécoise, tel était le projet de jeunesse – développé dans une multitude d’articles à partir de 1957 – qu’il a parachevé par la publication de Genèse de la société québécoise. C’est par l’étude de la construction d’une référence collective que l’on retrouve les éléments qui servent à formuler les discours identitaires : la mémoire historique, l’imaginaire littéraire et les idéologies. Cette réflexion, ces analyses transcendent à proprement parler l’historiographie. Fernand Dumont s’intéresse d’abord et avant tout à la « manière dont nos sociétés se souviennent de l’homme dans le même temps où elles le transforment et parfois le désagrègent », comme il l’écrit dans « Itinéraire sociologique ». Cette mémoire doit se façonner, selon lui, à partir d’une nouvelle appropriation du passé collectif.
Le lien entre le monde affectif, le monde de l’appartenance et celui de la science est un présupposé majeur dans sa pensée : « Où est la frontière, dites-moi, entre le poème, travail obstiné sur la forme, et les immenses efforts d’imagination que sont les théories scientifiques ? », conclut-il lors d’une entrevue pour Perspectives3.
1. Recherches sociographiques, Vol. XV, no 2-3, 1974.
2. « Ce curieux produit de culture », dans Sociologie et sociétés, Vol. XIV, no 2, octobre 1982, p. 147.
3. « Un théoricien qui ne craint pas de mettre la main à la pâte », par Jean Blouin, 2 décembre 1978, p. 16.
Fernand Dumont a publié, entre autres :
L’Ange du matin (poésie), de Malte, 1952 ; « L’Institution juridique », mémoire présenté pour l’obtention d’une maîtrise en sciences sociales, Québec, Université Laval, 1953 ; L’analyse des structures sociales régionales, avec Yves Martin, PUL, 1963 ; Pour la conversion de la pensée chrétienne, HMH, 1964, Mame, 1966 ; Le lieu de l’homme, HMH, 1968, « Nénuphar » Fides, 1994 ; La dialectique de l’objet économique, Anthropos, 1970 ; Parler de septembre (poésie), l’Hexagone, 1970 ; La vigile du Québec, HMH, 1971 ; Chantiers, Essai sur la pratique des sciences de l’homme, HMH, 1973 ; Les idéologies, PUF, 1974 ; L’anthropologie en l’absence de l’homme, PUF, 1981 ; L’institution de la théologie, Fides, 1987 ; Le sort de la culture, l’Hexagone, 1987 ; Genèse de la société québécoise, Boréal, 1993.
Sélection d’ouvrages sous sa direction : Situation de la recherche au Canada français, avec Yves Martin, PUL, 1962 ; Les idéologies au Canada français, 4 tomes (1850-1900 ; 1900-1929 ; 1929-1940 ; 1940-1970), avec Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy, PUL, 1969, 1972, 1978, 1983 ; Traité d’anthropologie médicale, avec Jacques Dufresne et Yves Martin, IQRC/PUQ/Presses de l’Université de Lyon, 1985 ; Une société des jeunes ?, IQRC, 1986 ; La société québécoise après 30 ans de changements, IQRC, 1990 ; Traité des problèmes sociaux, IQRC, 1994 ; L’avenir de la mémoire, « Conférence », Nuit blanche éditeur, à paraître en 1995.