Le titre de son essai nous donne à penser qu’Andreas Kappeler1 va nous permettre de comprendre comment, à partir d’un même berceau historique, deux ethnies frères, qui se sont développées côte à côte pendant un millénaire, se trouvent empêtrées aujourd’hui dans un conflit qui tient l’Occident en haleine.
La surprise que réserve au lecteur l’essai de Kappeler réside dans le fait qu’il ne porte pas, à proprement dit, sur la genèse récente du conflit entre la Russie et l’Ukraine ; il en présente plutôt les lointaines prémisses.
De tout temps, et jusqu’à tout récemment, les Ukrainiens et les Russes furent considérés et se considéraient eux-mêmes comme des frères. Malgré une apparente dissymétrie sur les plans géographiques, culturels et démographiques, « sous l’Empire des tsars, les différences entre les deux peuples étaient ténues, beaucoup d’Ukrainiens étaient totalement ou partiellement russifiés ». Même sous l’Union soviétique, le frère ukrainien était considéré comme particulièrement proche de la Russie et des Russes – par la langue d’abord, le russe et l’ukrainien appartenant à la famille des langues slaves orientales, et par l’origine ensuite, Russes et Ukrainiens la faisant remonter à la médiévale Rous’ de Kiev, qui englobait, en gros, la Biélorussie actuelle, l’Ukraine et une partie de la Russie, avec Kiev pour épicentre. Cette entité géopolitique, qui avait fait son apparition au IXe siècle, formait une fédération lâche de principautés gouvernées par des branches de la dynastie des Riourikides, le prince de Kiev faisant figure de primus inter pares.
« La fédération connut son apogée au XIIe siècle. La Rous’ de Kiev abrita le ‘berceau commun’ des trois peuples frères selon la formule officiellement en cours sous l’URSS. Certes le berceau ne fut pas préparé par des parents slaves, mais installé par des étrangers : ce sont les Rous’ ou Varègues (des Normands, donc venus de Scandinavie) qui fondèrent la dynastie. »
La Rous’ de Kiev a été et reste le mythe fondateur des nations ukrainienne et russe, des États russe et ukrainien, mais aussi de l’orthodoxie russe et de l’orthodoxie ukrainienne. En effet, « depuis cette époque, la majorité [des Ukrainiens] sont de confession orthodoxe […] L’emploi longtemps dominant du vieux slavon comme langue littéraire fut pendant des siècles un lien fort [qui les unissait] ».
Enfin – c’est bien connu –, rien ne vaut des ennemis communs pour souder des alliances ou créer des fraternités. Dans le cas de la Russie et de l’Ukraine, ce furent, après le Grand schisme d’Orient (1054), leur « haine » du catholicisme romain, vu comme un christianisme dévoyé, et leurs combats mutuels contre les hordes de Tatars qui pillaient et rançonnaient depuis le XIIIe siècle populations russe et ukrainienne.
La fissure
C’est en effet au XIIIe siècle que les Tatars firent la conquête des principautés de la Rous’ de Kiev. Mais, au siècle suivant, l’ouest et le sud-ouest de l’Ukraine tombèrent dans l’escarcelle du grand-duché de Lituanie et du Royaume de Pologne, tutelle qui durera entre 300 et 450 ans selon les régions. Par cette incorporation au royaume de Pologne/Lituanie, l’Ukraine s’ouvrait à l’Occident, aussi bien sur le plan des idées et de la foi (catholique romaine) que sur celui de la démographie. « Beaucoup d’Allemands, de Polonais, de Juifs et d’Arméniens furent invités à s’installer sur place. » En outre, la création à Kiev, en 1632, du Collège Mohyta (du nom de son fondateur) marqua l’ouverture du « premier lieu d’enseignement supérieur de tout l’espace slave [qui] fut un creuset pour la formation culturelle des élites ukrainiennes et un vecteur d’occidentalisation pour les Russes ».
Au milieu du XVIIe siècle, l’Ukraine se libère enfin du joug polonais grâce à l’aide des Cosaques zaporogues qui peuplaient les rives du Dniepr. Ces communautés frontalières, apparues au XVIe siècle, recrutaient parmi les paysans fugitifs et les aventuriers de tout poil, et avaient pour tradition d’élire leur chef, l’hetman. Ils créèrent ainsi un État « démocratique et indépendant », appelé Hetmanat, qui fut en quelque sorte le premier État national de l’Ukraine. Même si, sous Catherine II, dite la Grande, l’Hetmanat fut dissous, « les Cosaques, avec leurs idéaux de liberté et d’égalité, devinrent un symbole national opposé à l’autocratique Russie et à l’aristocratique Pologne, même aujourd’hui ». À preuve, l’Ukraine actuelle fait encore usage de la symbolique cosaque, reprenant dans ses propres armoiries des éléments de l’ancienne Rous’, dont le motif du trident (tryzub), et reprenant aussi le nom de la monnaie nationale, la hryvnia, par exemple.
Des nations jeunes
En raison de l’absence de continuité étatique, c’est essentiellement sur une base ethnique que se construisit, tardivement, la nation ukrainienne. Pour leur part, les régimes autoritaires des tsars, comme celui des soviets, barrèrent la route à l’évolution démocratique, à l’émancipation politique de la société russe et à son intégration à une nation citoyenne. De ce fait, on peut dire que la Russie et l’Ukraine sont des nations qui ont émergé tardivement.
Une comparaison rapide entre la Russie et l’Ukraine « montre que les formations respectives des deux nations se firent en situation d’étroite interaction et d’influence réciproque. [Toutefois], le jeu des forces était en réalité très compliqué […]. La société ukrainienne était, du point de vue sociopolitique, marquée par une mentalité égalitaire et libertaire, ce qui constituait un contraste saisissant avec la société russe marquée par le sceau de l’autocratie ».
En plus et à cause de cette interpénétration des sociétés, « l’entrée [de l’élite ukrainienne] dans la noblesse d’Empire conduisit, à moyen terme, à une russification au moins partielle de l’aristocratie [ukrainienne]. La société ukrainienne devait ainsi perdre son élite pour la deuxième fois, après la polonisation de la noblesse à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle ».
En dépit de ce métissage culturel, la Russie et les Russes n’ont jamais, depuis la fin du XVIIIe siècle, reconnu l’Ukraine et les Ukrainiens comme des partenaires à traiter d’égal à égal. « Le grand frère aime le petit frère quand il chante et danse bien, mais il en est et reste le tuteur, et lui impose sa volonté et sa langue. Si le cadet veut s’affranchir de la tutelle de l’aîné, ce dernier réagit rudement et s’y oppose par tous les moyens. » Cette sujétion du petit frère au grand était profondément ancrée dans les mentalités, aussi bien russe qu’ukrainienne.
Ce qui explique qu’après l’effondrement de l’URSS en 1991, « les Ukrainiens eux-mêmes furent surpris, pour une majorité, par une accession à l’indépendance et mirent beaucoup de temps à se faire à l’idée que la Russie était devenue un pays étranger ». Le petit frère ukrainien s’était finalement détaché de l’influence du grand frère russe. Du moins le croyait-il, jusqu’à ce qu’un nouveau potentat russe, pris de nostalgie pour la grandeur perdue de l’Empire soviétique, décide de la restaurer quoi qu’il en coûte. Nous en sommes à ce carrefour de l’histoire au moment d’écrire ces lignes.
Querelle d’héritage
Dans son introduction, Andreas Kappeler explique avoir « adopté la méthode de l’histoire croisée qui traite de l’interaction sur la longue durée, des transferts, des rencontres et des conflits entre États, sociétés et cultures ».
Fidèle à cette méthode, il établit, d’abord, une trame chronologique de l’histoire territoriale et culturelle de ces territoires. En filigrane, il propose une réflexion sur la construction des récits historiques et pose la question centrale de l’instrumentalisation de ces récits, notamment par le pouvoir russe actuel. « Poutine n’a-t-il pas maintes fois déclaré que l’ancienne Rous’ était chose russe et clairement indiqué que seule la Russie avait une prétention à [son] héritage? » Mais pour la plupart des Ukrainiens, « il ne fait aucun doute que ce sont eux les héritiers de l’ancienne Rous’ », nous rappelle l’auteur.
Andreas Kappeler est spécialiste de l’histoire des pays de l’Est européen et professeur émérite de l’Université de Vienne. Son essai, d’abord publié en Allemagne en 2017, trois ans après l’annexion de la Crimée par la Russie, et plusieurs fois réédité, paraît pour la première fois en français. Érudit, foisonnant, solidement documenté, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux n’est toutefois pas d’une lecture facile.
C’est précisément cette avalanche d’informations pas toujours assez contextualisées qui peut étourdir le lecteur. En plus, comme l’auteur couvre plus de mille ans de brassages et d’échanges entre deux peuples, il doit forcément condenser certains épisodes de cette histoire, parfois au prix de la clarté du récit. Pour ces raisons, le livre de Kappeler s’apparente davantage à une somme universitaire destinée aux passionnés de l’histoire slave qu’à un ouvrage de vulgarisation qui prétendrait expliquer à un large public l’actualité du moment, même s’il n’élude pas celle-ci complètement.
* Dmitri Georgievitch Narbut, Zaporozhian Host (détail).
1. Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen Âge à nos jours, traduit de l’allemand par Denis Eckert, CNRS, Paris, 2022, 316 p.
EXTRAITS
Lorsqu’une partie de l’Ukraine passa en 1654 sous la domination russe, le tsar Alexeï Mikhaïlovitch intégra l’expression « Grande et Petite-Rous’ » à son titre, l’Ukraine restant d’ailleurs désignée officiellement comme « Petite-Russie » […] « Petits-Russes » […].
Le terme « Ukraine » ne fut en fait officiellement adopté qu’au moment de la fondation des éphémères « Républiques populaires » d’Ukraine et d’Ukraine occidentale dans les années 1917-1920.
p. 33-35
Dans les narrations historiques russes classiques […], les histoires du peuple et de l’État ainsi que de la Grande et de la Petite-Russie sont unifiées dans un « grand récit » […].
Cette représentation d’une histoire millénaire de l’État, du peuple et de l’Église est encore dominante dans la Russie actuelle. Les Ukrainiens n’ont aucune place dans cette narration […].
p. 41
Les Russes et les Ukrainiens ont emprunté des chemins différents entre le XIVe et le XVIIe siècle. La mémoire collective de cette période s’est construite de part et d’autre de manière sensiblement différenciée, chacune de ces versions ayant joué un rôle important dans la construction des mythes nationaux.
p. 66