Il y a quelque temps, j’ai rêvé de Nelly Arcan. Elle se présente sur un plateau de télévision vêtue d’un tailleur Chanel noir et d’un chemisier ivoire boutonné jusqu’au cou, les cheveux libres et le même regard désemparé. Malaise. Qu’est-ce que le pou (c’est ainsi que Nelly Arcan désigne l’animateur de Tout le monde en parle dans sa nouvelle « La honte ») et le fou, le journaliste et l’humoriste, vont bien pouvoir lui dire s’il n’y a plus de décolleté sur lequel s’épancher ? Lui parler de littérature ? Allons, un peu de sérieux ! Réduits à quia, ils pérorent à qui mieux mieux en se fondant dans le rêve, lequel renvoie à une interview humiliante d’Arcan à Tout le monde en parle, et à la sécheresse de cœur des quatre hommes présents devant celle qui se noie.
La littérature est un chemin périlleux à emprunter pour les femmes. De nos jours encore, s’il est besoin de le préciser. Patricia Smart, professeure émérite à l’Université Carleton, explore le « je » féminin d’ici qui a osé s’écrire pendant plus de trois siècles, du début de la colonie à nos jours. Autobiographes, épistolières ou diaristes, elles sont une trentaine ; Smart les situe dans leur époque et analyse avec minutie le contenu et la portée de ces écritures intimes.
Le cycle s’amorce par une entrée en lettres flamboyante, celle de Marie Guyart, dite de l’Incarnation, qui au XVIIe siècle rompt avec son devoir maternel, délaisse son fils de onze ans et choisit l’aventure de la Nouvelle-France. C’est dans une tension irrésolue entre le divin et l’humain, nous apprend Smart, que s’élabore la seule autobiographie spirituelle féminine d’Amérique. La grande mystique, qui a connu l’amour physique, est consciente de son « corps dilaté, possédé, brisé ou prêt à exploser sous la pression de l’immense amour qui l’abrite ». Elle se désenclave de son ego par l’ascèse et les privations multiples. Ce faisant, elle renforce son caractère déjà bien trempé, et donne, selon l’essayiste, les pages parmi les plus érotiques de la littérature québécoise. Béatifiée en 1980, puis canonisée en 2014, elle suscite aujourd’hui, par son itinéraire, un intérêt redoublé.
Le même couvent, celui des Ursulines de Québec, relie sa fondatrice Marie de l’Incarnation et l’élève Claire Martin qui, trois siècles plus tard, y étudie. Smart paraphrase Boileau : « Enfin Claire Martin vint ». Le récit de la deuxième autobiographe féminine, intitulé Dans un gant de fer, secoue la société canadienne-française en pleine Révolution tranquille. Appuyé sur un pacte d’authenticité avéré, son « je », diffracté sur l’horreur d’une enfance, dévoile la cruauté tant familiale, sociale que religieuse.
Dans le vaste désert qui sépare l’amazone missionnaire et l’enfant martyre, alors que l’espace vital des femmes se rétrécit peu à peu, Smart fouille les archives et retrace la correspondance et les journaux intimes de femmes écartelées entre leurs devoirs et leurs désirs. Parmi celles-là, Julie Papineau dont elle reprend les portraits opposés, celui acéré de Fernand Ouellet et celui romancé de Micheline Lachance, et redessine un tableau évolutif, fait à partir des deux compositions. Il s’en dégage l’idée que c’est faute de pouvoir que Julie Papineau, ardente patriote, serait devenue cette compagne hargneuse et cette mère autoritaire.
Lorsqu’elle aborde le « matriarcat » canadien-français, prenant soin de loger le mot entre guillemets, on aurait aimé que l’essayiste corrige cette bêtise de l’histoire. Si le patriarcat est l’organisation sociale dans laquelle l’homme exerce le pouvoir dans les domaines politique, économique, religieux, qu’est-ce donc que ce soi-disant matriarcat ? Pensez, les Canadiennes françaises s’étaient vu retirer le droit de vote en 1849 ; elles ne le recouvreront qu’un siècle plus tard, en 1940.
Le voyage au long cours dans ces écritures intimes s’achève sur une autre figure de style, l’autofiction, que Nelly Arcan, mue par une conscience suraiguë de son image, poussera dans ses extrêmes limites, aux confins de contradictions intenables qui finiront par la briser. Elle était belle, talentueuse et soluble dans cette modernité qu’elle embrassait et exécrait tout à la fois. Pétrie d’intelligence, son œuvre scandaleuse s’aboute à l’origine de notre monde. Dans Putain, elle écrit : « Ce qui me tue était là bien avant moi, […] on peut porter en soi le récit de trois siècles sans histoire ».
De l’incarnation d’une Marie Guyart qui a forgé son destin à la dissolution dans le néant d’une Nelly Arcan, les plumes féminines transcendent les genres littéraires où souvent se fusionnent auteure, narratrice et personnage, et tracent des frontières fluides entre l’autobiographie, la correspondance, le journal intime et l’autofiction. Quel qu’en soit le registre, leurs textes sont des bouées de sauvetage, des têtes chercheuses, des marqueurs d’identité timides ou rebelles. Les sources de référence primaires de l’ouvrage sont nombreuses, l’avancée chronologique et la structuration, dynamiques. Surtout, la passion de Patricia Smart se révèle contagieuse.
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