D’aube et de civilisation est une imposante anthologie de Nicole Brossard préparée par Louise Dupré, qui signe le choix de poèmes, tirés de vingt recueils publiés entre 1965 et 2007, et la préface. L’ouvrage se termine par des extraits de la réception critique des recueils et l’impressionnante chronologie de Brossard. Dans sa préface, Dupré synthétise magistralement le long parcours de Brossard, montre la cohérence et l’évolution de son œuvre (notamment vers la lisibilité), qui donne au mot « intime » une envergure insoupçonnée. Constamment « ouverte à tous les possibles », surtout à l’altérité, au autrement et à l’ailleurs, « cette poésie, nous dit Dupré, veut tout : une vision d’ensemble et un regard singulier, l’intellectuel et le sensible, le je et le nous, le passé et le futur, l’ici et l’ailleurs ».
Sensuelle, érotique, accueillante, positive, jubilatoire, désirante, la langue brossardienne est doublement curieuse : avide de connaissance, elle cherche à comprendre le cerveau humain et le monde ; étrange, déroutante, elle cultive les « dérapages contrôlés ». Hélas, cet aspect de son écriture m’a toujours « dérangé ». Je ne vois guère la pertinence des fautes de syntaxe (« tout n’est pas dit je le sais puisque c’est absolument [sic] que j’aime dans les langues »), des accrocs au genre (« Ma continent »), des impropriétés lexicales, des élisions en fin de vers, des jeux de mots approximatifs ou des artifices typographiques, qui entravent la lecture et ne passent pas dans la voix. Bien sûr, ce sont des procédés qui participent à la production du sens et à la subversion du langage – formalisme oblige ? –, mais cela a rarement donné de grands poèmes. On me pardonnera de préférer ces vers, d’une merveilleuse simplicité : « [O]n se trompe rarement / à regarder vers le nord » ou « [L]’énormité du hasard et des gestes simples », à ceux qui multiplient les parenthèses, pointillés, traits prolongés, barres obliques, italiques, etc.
Cela dit, Dupré a réussi à me convaincre que l’engagement poétique ininterrompu de Brossard valait qu’on s’y attarde : la profession de foi du premier recueil – « j’ai la poésie plantée au ventre et au cœur » – trouve encore un écho vigoureux dans le dernier : « [O]n parlait de physiquement posséder / la poésie ». Elle m’a fait entrevoir sa farouche beauté (notamment dans les poèmes publiés à partir de 1989), sa modernité et, surtout, sa profonde humanité : « [É]crire n’a de sens que pour s’appliquer à bien vivre ». La poésie de Brossard assume exemplairement son devoir de lucidité tout en menant une incessante quête d’amour et de beauté à travers le travail risqué de la langue, gourmande, indocile, obscure.