Ce roman construit aux frontières de l’histoire et du mysticisme appartient à l’autre versant de l’œuvre de Jean Bédard : d’un côté, de grandes figures telles que Nicolas de Cues ou Maître Eckhart ; de l’autre, des destins apparemment plus modestes, mais lourds eux aussi de questionnements essentiels. Les noms, aussi bien ceux des humains que ceux des navires ou des lieux, indiquent ici clairement que l’œil doit dépasser l’apparence des choses. Si le bateau s’appelle Devil Boat, la fillette qui survivra à son naufrage portera le beau nom de différents déserts.
La transition s’effectue de Londres à la côte étatsunienne, au moment où l’esclavage, malgré certaines abolitions officielles, étale encore ses horreurs et ses promesses des deux côtés de l’océan. Petite Liberté, astucieuse , profitera du flou de son naufrage pour se faufiler dans la classe sociale des nantis. Elle ne prendra que lentement conscience des souffrances qui entourent et fondent son confort personnel. Plus lentement encore, elle comprendra qu’elle appartient au monde du marteau et que les esclaves de son riche époux servent d’enclume. En arrive-t-elle enfin au terme de ses déserts ? Pas encore, car elle est sans défense devant les roueries des possédants qui la manipulent et se rient de ses naïvetés. Ses bons sentiments ne profitent guère à ceux qu’elle voudrait aider, mais dont elle provoque la perte à force de maladresse. Un moment, elle tiendra dans ses mains les armes qui pourraient liquider les exploitants, mais elle s’abstiendra finalement d’opposer la violence à la violence. Ne lui restera alors que la rédemption par l’amour, le don, l’élévation. « Le désert est universel et une chaloupe lie tous les mondes. » La femme aura offert et espéré son rachat.
Jean Bédard ne se prive pas de condamner la voracité qui multiplie les déserts et fait disparaître toutes les races aux pouvoirs limités. Il s’abstient cependant de tout ramener à l’affrontement. La liberté se conquiert et se défend par d’autres moyens. L’écriture elle-même, adaptée à ce plaidoyer, est nerveuse, originale, parfois délinquante. Ainsi, cette phrase étrange et belle : « Leur main tremblait l’une dans l’autre ». Bédard exige beaucoup, mais il récompense.