L’identité n’est pas donnée une fois
pour toutes ; elle se construit et se
transforme tout au long de l’existence.
Amin Maalouf
Le ciel zébré d’éclairs déverse sur Montréal une averse diluvienne. Déjà près de dix-neuf heures quinze. Caroline Gilbert, la patronne, clôt la cinquième réunion de l’état-major de Publicité PluriMédias en autant de jours. Pas une minute trop tôt, de l’avis d’Evens Jean-Louis, qui a passé ces trois quarts d’heure à réprimer de peine et de misère bâillements, soupirs et tchuip1, à lutter pour maintenir ses paupières ouvertes.
La journée, la semaine ont été éreintantes. L’acquisition récente et pour le moment top secrète de leur firme par un consortium britannique s’annonce beaucoup moins harmonieuse que prévu. La coordination du déménagement du siège social, le choix des postes à supprimer en douce à l’insu du personnel concerné et les inévitables prises de tête entre gestionnaires, tout ça constitue le cocktail idéal pour l’implosion du cerveau surchauffé d’Evens Jean-Louis. Lui préférerait un cocktail tout court, à forte teneur en alcool si possible.
— Ça va aller, mon vieux ? de s’enquérir Djipy, son voisin autour de la table, en posant la main sur son épaule. T’as l’air vidé…
Evens Jean-Louis acquiesce, sans un mot. Ça va aller. Il se sent vidé en effet, vidé de lui-même, de son âme, de son cœur, tel un zombi, mais ça va aller. Si au moins le retour à la maison à Rivière-des-Prairies lui permettait de rompre avec toute l’énergie négative générée par la situation au boulot. Hélas, il anticipe les remontrances d’Alice sitôt le pas de la porte franchi. Ces temps derniers, les reproches ne cessent d’affluer, à propos des heures supplémentaires à n’en plus finir, de son absence auprès d’elle et des jumeaux, de son humeur maussade qui contamine leur foyer quand il daigne s’y manifester à une heure décente.
L’alliée tendre et compréhensive qui l’avait soutenu depuis la fin de leur adolescence dans toutes ses entreprises, dans son ambitieuse poursuite de la réussite, semble s’être métamorphosée en harpie revancharde et impossible à contenter. À croire qu’Alice ne comprend pas les enjeux du drame qui se joue au bureau et les répercussions de ceux-ci sur leur qualité de vie. L’hypothèque sur leur imposante propriété avec vue sur la rivière ne va tout de même pas se payer toute seule…
Bien qu’il ne l’admettrait jamais à quiconque de vive voix, Evens Jean-Louis troquerait volontiers cette existence harassante pour une autre, n’importe laquelle.
En s’efforçant de sourire sans trop d’amertume, il rapaille son MacBook et ses dossiers en saluant d’une voix désincarnée les collègues, en leur souhaitant sans conviction la plus agréable des fins de semaine.
Il s’autorise le temps d’une escale à son bureau, pour y ranger les documents confidentiels dans le classeur verrouillé à clé. Sur son iPhone, il clique sur l’icône de l’appli permettant de commander un taxi électrique. Depuis des années, il a coutume de laisser leur véhicule utilitaire familial à Alice, pour qu’elle puisse conduire les jumeaux à l’école et à leurs activités parascolaires et les en ramener. En revanche, il a pris goût à son mode de transport, apprécie la possibilité de programmer les points de départ et d’arrivée, de s’asseoir sur la banquette arrière sans avoir à se soucier de la densité de la circulation. Les matins et les soirs où il est plus particulièrement préoccupé par ses déboires professionnels ou personnels, il se referme comme une huître et affiche un total désintérêt pour le verbiage insignifiant de ces chauffeurs qui se croient tenus de lui faire la conversation.
Sorti de l’ascenseur au rez-de-chaussée, Evens Jean-Louis longe le comptoir de réception de l’immeuble, immense croissant de lune high-tech au cœur duquel Ahmed a pris sa place pour les prochaines heures.
— Bonne soirée, Ahmed, dit-il distraitement.
Jean-Louis ne porte pas attention à l’air interloqué qu’affiche le quarantenaire d’origine tunisienne, qui semble ne pas le reconnaître malgré ses années de service comme gardien de nuit au siège social de Publicité PluriMédias. Ahmed répond poliment à son « bonne soirée » mais donne l’impression de s’adresser à un parfait inconnu, ce dont l’Haïtien ne se formalise pas outre mesure. Il a d’autres chats à fouetter.
Par la grande baie vitrée de l’atrium, il voit dehors devant l’immeuble une voiture électrique aux couleurs de l’agence avec laquelle il fait affaire quotidiennement. Il presse le pas, présumant qu’il s’agit de son taxi, puis ralentit en apercevant sous la pluie torrentielle la silhouette d’un homme vêtu d’un imper sombre, semblable au sien, qui ouvre la portière et monte dans l’auto.
Bientôt, la Kia Soul électrique verte et blanche s’éloigne dans la brunante, sur la chaussée inondée, changée en un sombre miroir.
Evens Jean-Louis sort son iPhone de sa poche, pour vérifier l’heure d’arrivée de son véhicule. Il fronce les sourcils à la lecture du message affiché sur l’écran tactile de l’appareil : à en croire l’appli, il se trouve présentement à bord du taxi qui vient de quitter le siège social de Publicité PluriMédias en direction de l’est de l’île.
Voyons donc !
C’est une erreur grotesque et inédite.
D’une part, Jean-Louis s’étonne de ce que le chauffeur ne se soit pas enquis de l’identité de l’homme qui montait à bord, ainsi que le veulent les consignes de l’agence. De l’autre, puisque le point d’arrivée est déjà prédéterminé dans l’appli, comment et pourquoi l’usurpateur ne s’est-il pas rendu compte qu’il roule vers une destination qui ne peut pas être la sienne ?
Jean-Louis essaie de commander une autre voiture, mais l’appli lui signale qu’il n’est pas possible de le faire tandis qu’il est déjà à bord d’un véhicule de l’agence. Il tente d’annuler la course, mais le logiciel l’informe que l’opération n’est pas permise pour un voyage en cours.
Il se met en tête de contacter la centrale, mais le standard automatique l’avise que les bureaux ne sont ouverts que de huit heures à dix-sept heures, du lundi au vendredi, et de neuf heures à quinze heures les samedis, puis l’invite à laisser un message après le timbre sonore. Il s’exécute, irrité, même s’il se doute bien que personne ne prendra son message avant lundi matin, ce qui lui fait pour l’instant une belle jambe.
Il compose le numéro de la maison-mère de l’agence de taxis électriques, en fulminant contre cet empire médiatique local qui multiplie depuis plusieurs années les acquisitions dans divers domaines d’activité économique. Évidemment, pas moyen de parler à un être humain ! Encore un standard automatique qui lui décline les heures d’ouverture du bureau.
En grommelant en créole, pareil à feu son père dont les sempiternelles colères pour un oui ou pour un non l’agaçaient du temps de sa jeunesse, il appelle l’une des agences de taxi traditionnel appartenant au même empire et finit par obtenir quelqu’un à qui expliquer sa mésaventure.
— Je ne comprends pas ce que vous souhaitez, monsieur, d’avouer l’employée, confuse.
— Je souhaite que vous annuliez la course en cours et que vous m’envoyiez une autre voiture à l’adresse de départ qui apparaît dans l’appli.
— Il n’est pas possible d’annuler un voyage une fois que le passager est monté à bord d’une de nos voitures.
— Mais puisque je vous dis qu’il y a eu une méprise et que je suis toujours à l’adresse de départ.
— Nos chauffeurs ont pour consigne de vérifier l’identité du passager avant de partir vers la destination.
— Eh bien, laissez-moi vous dire que ce chauffeur-là n’a pas suivi la consigne, riposte Evens Jean-Louis tout en s’efforçant de rester posé. Présentement, son passager voyage à mes frais… Ne pourriez-vous pas le rejoindre et lui expliquer la situation ?
— Il n’est pas possible de joindre un chauffeur une fois que la course est amorcée.
— Donc, je vais me retrouver à offrir un voyage à un inconnu à bord de l’une de vos voitures.
— Pour toute réclamation, vous devrez vous adresser au service à la clientèle. Les bureaux sont ouverts du lundi au vendredi, de huit heures à…
Kò manman, ki kaka sa ? aurait éructé le père de Jean-Louis. Qu’est-ce que cette merde ? Ça dépasse son entendement ; il a l’impression de transiger avec un robot.
— Vous vous moquez de moi ? s’énerve-t-il.
— Est-ce que je peux faire quoi que ce soit d’autre pour vous ? de s’enquérir la dame, indifférente à la saute d’humeur du client.
Faire quoi que ce soit d’autre ? Quel culot tout de même, de la part de quelqu’un qui s’était jusqu’à présent montré inutile sur toute la ligne !
— Pouvez-vous au moins m’envoyer une voiture ?
— Il est impossible d’envoyer un taxi électrique tant que la course en cours inscrite à votre compte n’est pas terminée.
— Et une voiture ordinaire du reste de votre flotte ?
— Je peux envoyer une voiture régulière à l’adresse de votre choix, mais il faudra payer le chauffeur directement puisque votre compte est pour l’instant bloqué par la course en cours.
Il lui faudra par surcroît patienter près d’une demi-heure avant l’arrivée de la nouvelle voiture. Mais pas d’autre solution, sinon le métro et l’autobus qui le feraient arriver encore plus tard chez lui.
Résigné, Evens Jean-Louis accepte l’offre de l’automate à l’autre bout du fil, la remercie par pur principe, puis raccroche.
Dans le vestibule entièrement vitré, il attend un peu moins longtemps que redouté. Au bout d’une quinzaine de minutes, une berline quatre portes, noire comme la nuit, s’immobilise dans le stationnement avant de l’immeuble.
— Z’êtes m’sieur Evans ? s’enquiert le chauffeur, Haïtien d’origine haïtienne comme lui qui, au moins, suit les consignes de l’agence.
— Evens, rectifie-t-il, épuisé, en s’affalant sur la banquette arrière.
— Et de quel côté allons-nous, mèt Evens ?
Jean-Louis énonce son adresse, en priant pour n’être pas tombé sur un de ces bavards dont il peut se passer du papotage. Hélas, il s’agit bien de l’un de ces spécimens qui amorcent leur déclinaison de sujets d’éditoriaux en observant leur passager par intermittence dans le rétroviseur. Ce chauffeur lui rappelle quelqu’un, il ne sait trop qui. Peut-être est-il déjà monté dans cette voiture, dont l’air embaume du parfum quasi étouffant d’un diffuseur d’une huile essentielle de vétiver.
La pluie martèle intensément la carrosserie et les vitres de la Chevrolet Malibu. Par pure politesse, Evens ponctue de an-han approbateurs le monologue décousu de son chauffeur qui aborde tour à tour les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient, les variations du coût de l’essence à la pompe, la lamentable situation dans leur pays natal et les déboires juridiques de Donald Trump.
C’est à peine s’il suit les méandres du discours du conducteur.
Selon un rythme qui épouse celui des essuie-glaces sur le parebrise, il se revoit plutôt avec Alice, à divers stades de leur relation. Leur rencontre à leur entrée à l’école secondaire. Les tours pendables qu’il prenait plaisir à lui jouer, seule manière qu’il avait trouvée d’être en contact avec elle. Les promenades au parc Jarry, après que les taquineries avaient cédé la place à un lien fort comme des cordes d’amarrage. Ce premier baiser au crépuscule, quand du cocon du flirt a émergé le papillon de la suite. Le premier repas de l’un chez l’autre, et vice-versa. La complicité qui se raffermit d’un jour à l’autre. La question, l’angoissante question au milieu de la vingtaine. L’inespérée réponse, plus enivrante que le plus décapant des tafias. Les noces somptueuses, la grossesse sans histoire d’Alice, la naissance des jumeaux, Claude et Chloé, leurs premiers pas, leurs premières victoires de bambins.
— On dirait qu’il y a juste le boulot qui compte pour toi, lui a un jour hurlé Alice, à un poil de la crise de nerfs. Les enfants te voient si peu que je m’étonne qu’ils arrivent à te reconnaître d’une fois à l’autre…
Bordel ! Pourquoi ne pouvait-elle pas se mettre dans la tête que c’était pour elles et eux qu’il trimait aussi fort ? Pourquoi et comment leur amour pourtant si sincère s’était-il émoussé au fil de querelles oiseuses, de tensions improductives ? Combien de temps Alice et lui vont-ils pouvoir poursuivre dans ce climat délétère pour toute la maisonnée ?
Plus forte que le crépitement de la pluie sur le toit et contre les vitres du taxi, la voix de Serge Reggiani l’arrache à ses méditations : « Le monsieur qui passe ».
Il relève la tête et croise le regard du chauffeur dans le rétroviseur. Sans même s’en rendre compte, Evens Jean-Louis s’était mis à fredonner dès les premières mesures de la chanson.
— Ah, konpè, je constate que vous êtes amateur de grande chanson française.
— Mon père. Il avait le disque des plus grands succès de Reggiani, explique-t-il, rêveur. Il le mettait le dimanche après la messe, tandis que maman finissait de préparer le festin dominical : diri ak pwa, bannan peze, macaroni gratiné, poulet rôti à l’haïtienne.
— Han, bon bagay nèt ! s’exclame le chauffeur.
Juste l’évocation de ces plats traditionnels suffit à susciter un nouvel accès de nostalgie. À la radio communautaire haïtiano-montréalaise, le personnage à qui l’Italien prête sa voix chevrotante continue de rêver à une vie autre.
Qu’il me fait envie, que je voudrais être
Ce monsieur qui passe et qui n’est pas moi
Moi dont je suis las, dans qui je m’empêtre
Que je n’aime pas
Sous le déluge, le Chevrolet quitte Notre-Dame Est et remonte le boulevard Saint-Jean-Baptiste en direction nord. Quelques minutes encore, se dit-il en fermant les yeux pour endiguer ses larmes qu’il peine à s’expliquer, et il sera à la maison.
Lakay li.
Silencieusement, la voiture s’immobilise en face de l’imposante propriété. Le chauffeur s’affaire à préparer le terminal de paiement sans fil. De son côté, Evens Jean-Louis sort de sa poche son iPhone pour payer.
— Transaction déclinée, lui annonce son chauffeur.
Décidément, les tuiles ne viennent jamais seules ! Une deuxième tentative, puis une troisième ne s’avèrent pas plus fructueuses. Pis encore, le terminal n’accepte pas non plus les deux cartes de crédit pourtant valides qu’il plaque contre le lecteur du terminal. Par bonheur, il lui reste quelques petites coupures dans son portefeuille. Le chauffeur sourcille, comme s’il avait lui aussi perdu l’habitude de l’argent comptant. Il cherche dans son coffre à gants de quoi rendre la monnaie au client mais, grand seigneur, Evens lui laisse la différence, assez importante, en guise de pourboire, puis s’extrait de la voiture et referme délicatement la portière.
Une brume légère a remplacé la pluie torrentielle et rendu tout le voisinage flou. Debout dans l’allée de sa demeure, Evens Jean-Louis fige à la vue de la scène muette à laquelle il assiste, confus, à travers la grande fenêtre de son salon familial.
Sur le divan, un Haïtien d’à peu près son âge, qui lui ressemble vaguement mais qui n’est pas lui, s’amuse à chatouiller Claude et Chloé, qui en redemandent, sous le regard attendri d’Alice. Elle affiche un sourire radieux, qu’Evens ne lui a pas vu depuis si longtemps. De dehors, il ne peut entendre les rires, les propos, mais il perçoit le bonheur qui se dégage de leurs interactions à tous les quatre, l’absence totale de tension entre les acteurs de ce tableau idyllique.
Ce bonheur dont il avait rêvé pour sa famille, sans jamais avoir su comment le lui assurer.
Ça lui saute aux yeux.
Ça le heurte comme une gifle.
En proie à l’insolite impression d’être en décalage, il ressent en même temps une certaine tendresse à contempler cet homme qui n’est pas lui mais qui occupe sa place dans ce qui n’est manifestement plus sa maison, manifestement plus sa vie.
Surtout, il comprend qu’il ne lui servirait à rien de faire irruption dans ce décor autrefois familier et d’exiger des comptes.
C’est désormais lui, l’intrus.
Il se repasse en mémoire les signes avant-coureurs qui lui ont été balancés en pleine face depuis quelque temps.
Il prend conscience qu’il a été l’objet d’une éviction. Et s’efforce de l’accepter avec sérénité.
— On dirait que vous aurez encore besoin de mes services, de lui lancer le chauffeur de la Chevrolet Malibu, par la vitre baissée de son véhicule.
Curieusement, le taximan lui semble présenter un certain air de famille avec son père décédé il y a un plus d’un quart de siècle.
Résigné, il rouvre la portière et reprend place sur la banquette arrière. « Kote nap wale, mèt Evens ? Où est-ce que je vous conduis ? »
Celui qui devine n’être plus tout à fait Evens Jean-Louis n’a pas la moindre idée de sa destination de ce soir ni de la suite de son trajet, d’ordinaire balisé et routinier.
Il lève les yeux vers le reflet de ceux du chauffeur, encadré dans le rétroviseur.
— Roulez, tout simplement, laisse-t-il tomber dans un soupir. Roulez, compère.
La voiture redémarre, puis s’engage sur le boulevard, jusqu’à disparaître dans le brouillard de cette nuit noire, très noire.
Nouvelle extraite du recueil La pénombre propice, à paraître l’an prochain
1. Tchuip : onomatopée désignant en créole haïtien un bruit de succion, modulé par le passage de la langue et la position des lèvres, qui exprime l’agacement, la désapprobation, voire le mépris à l’égard d’autrui.