J’étais encore adolescent quand j’ai entendu pour la première fois parler du Marquis de Sade. C’était en 1990, au cœur de la grande époque des vidéoclips : un groupe que je ne connaissais pas, Enigma, avait fait une sorte de petit film musical intitulé Sadeness qui a fini par faire le tour du monde. En le visionnant trois décennies plus tard pour écrire ce texte, je suis surpris de sa sobriété alors qu’à l’époque, c’était un scandale. Le contraste me frappe entre les synthétiseurs, qui régnaient sur ces années plastiques, et le chant pseudo-grégorien qui sert à mettre en scène l’ennui saisissant un moine en pleine étude de la Bible. Le lieu commun de l’acédia médiévale qui pousse le moine au péché de la chair, à tout le moins à se l’imaginer, prend le visage sublime d’une adolescente au regard sans sourire et plein de sous-entendus sur ce qu’elle sait de nos désirs qui surgissent en la contemplant presque nue. Sa voix feutrée, chuchotée, mime la respiration sexuelle : « Sade, dis-moi, Sade, donne-moi ». Ce regard intense à la caméra qui nous défie, laisse deviner tout un défilé d’images pornographiques pour l’instant laissées dans l’ombre, mais qui envahiront quelques années plus tard le dark Web et bientôt toute la pornographie accessible en ligne, en un clic, dans une banalisation du sexe qui laisse voir ce que le regard dur et lubrique de l’adolescente du clip ne faisait que suggérer.
Qui était ce Sade ? Pour être honnête, je n’en avais pas la moindre idée. Pas même l’image floue d’un personnage sulfureux d’Ancien Régime en redingote et prisonnier à la Bastille à l’époque de la Révolution. Je ne l’associais qu’à peine à son adjectif, sadique, sans vraiment songer à ce que ce lien pouvait receler. Rien, à la vérité ce nom ne me disait strictement rien. Et je suis convaincu qu’à l’immense majorité des millions de gens qui avaient été enjôlés par le clip d’Enigma, il ne disait presque rien non plus. Ce n’était qu’un nom vaguement noble et français portant une aura de sexualité libre et crue, une sorte de mot de passe pour entrer dans la zone de l’interdit.
Il faut avancer le curseur du temps de plusieurs années pour que je rencontre une nouvelle fois ce nom énigmatique, quand j’ai été pris d’une boulimie cinématographique et que je dévorais pendant de longues soirées de rattrapage les films des plus grands noms du cinéma pour tomber dans l’œuvre de Pasolini, dont j’admirais la puissante Trilogie de la vie et l’anarchiste Théorème. Mais au bout de cette œuvre qui célèbre dans la lumière éblouissante d’Italie la puissance des désirs et du corps, j’avais trouvé ce que l’essayiste Annie Lebrun appelle « un bloc d’abîme », c’est-à-dire le dernier film de Pasolini : Salò ou les 120 journées de Sodome. Une œuvre d’une telle monstruosité que je n’ai jamais été capable de la voir au complet, peut-être autant par lassitude que parce que j’étais heurté de voir ces dix-huit jeunes personnes subir les assauts obligatoires de personnages nazis enfermés en 1943, comme Mussolini, dans un château où tous les sévices deviennent la règle imposée. Malgré le choc de ce film, et même si j’avais bien compris qu’il y avait une référence au moins implicite à Sade, rien ne m’a permis encore d’entrer plus avant dans l’œuvre du Marquis.
Enfin, dans mes études universitaires, plus précisément dans les cours du regretté Raymond Joli à l’Université Laval, le nom du Marquis est revenu massivement, cette fois associé à des textes et à des lectures plus historiques qui me mèneront, de loin en loin, à la rencontre en personne de Michel Delon, grand interprète des œuvres du Marquis de Sade et maître d’œuvre de son édition dans la Pléiade. Or, même après toutes ces années de lecture intensive des textes des XVIIIe et XIXe siècles français, je dois avouer ici quelque chose d’inavouable, qui est le contraire du secret sexuel caché dans le regard de l’adolescente du clip d’Enigma. Voilà, je me dévoile : je n’ai jamais lu une ligne de Sade. Aucune.
Pourquoi donc ?
J’essaie de comprendre ici ce drôle de phénomène qui par exemple m’a poussé à lire avec délectation Casanova mais jamais Sade, auquel on l’oppose souvent. Il y a évidemment une question de goût personnel dans cette étrange omission : je n’ai jamais été fasciné ni même intrigué par les récits de débauche ; tout ça me laisse de glace et me fait regarder l’espèce humaine comme des vers reproducteurs se tortillant en vase clos. L’aspect monstrueux de Sade, au contraire de m’appeler, me repousse, comme une banalité déjà connue et déjà lue cent fois, avant même d’ouvrir le livre. J’ai l’impression, sans doute à tort, d’avoir fait défiler des milliers de fois le déroulé des images pornographiques suggérées par le regard licencieux de l’adolescente du clip d’Enigma. Tout ça me semble connu, ressassé, archi-connu depuis toujours, alors que je n’en ai lu aucune ligne.
Pourquoi donc (bis) ?
On pourrait dire au contraire que notre époque est l’une des plus prudes de l’histoire et que la morale restrictive a envahi l’espace de nos consciences de manière sournoise et inaperçue. Qu’après avoir été relégué aux enfers des bibliothèques pendant des décennies, Sade est entré maintenant dans le saint des saints de la Pléiade et dans les cursus d’enseignement les plus prestigieux, mais que son apothéose, au XXe siècle, tire sans doute à sa fin et qu’elle entame probablement un grand retour dans un nouvel index moral.
Peut-être peut-on voir les choses ainsi. Mais il y a quelque chose qui a profondément changé depuis l’enfermement de Sade : la libération des sexualités n’a plus rien de révolutionnaire aujourd’hui. Beaucoup de contemporains affichent en public leur goût pour le BDSM ou pour la sexualité de groupe. Beaucoup de voix littéraires ont fait leur fonds de commerce de l’exploration des zones d’ombre de l’humain, et leur aura de scandale de jadis a maintenant des allures de pétard mouillé. Tout ceci, qui était explosif il y a peu encore, a été récupéré de nos jours par l’industrie de la culture de soi et des imprescriptibles penchants et goûts de chacun. En réalité, notre époque affiche les deux penchants simultanément : l’orgie sadienne côtoie l’impératif moral kantien au quotidien, dans une étrange dissociation qui réussit à s’accommoder de son contraire le plus radical. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je ne lis pas tellement Kant non plus ?
Une chose m’apparaît néanmoins certaine : les crises de société dont nous héritons (climatiques, sociales, féministes, autochtones) ne pourront se régler en faisant fi de cette dissociation qui permet aux grandes fractures de s’agrandir sans cesse. Entre ces deux extrêmes, il faut se frayer un chemin qui nous permette en toute liberté de contempler le monstre en nous, sans quoi toute agitation ne sera que vœu pieu et reconduira encore le même état dissociatif de la modernité. Mais, soyons bien clair : ce monstre sadien ne saurait être la solution, il faut le connaître, certes, sans quoi nous restons à la surface kitsch de nous-mêmes, mais nous ne pouvons non plus nous cantonner dans cette version dévastatrice d’Homo sapiens, qui a tout écrasé sur son passage depuis la sortie d’Afrique, il y a 250 000 ans, et dont la cruauté et le pouvoir de dévastation ne sont plus à démontrer.
Tout bien considéré, je vais aller lire Sade, « les yeux ouverts », comme disait Yourcenar (Mémoires d’Hadrien), mais justement pour lui enlever toute puissance sur moi et pouvoir ensuite tourner mes regards vers autre chose que le futur appelle.