Le livre que je n’ai jamais lu, c’est tous les livres, ou peu s’en faut. Je ne lis presque plus. Lire m’emmerde, il faut dire. Le plus souvent, en tout cas…
Une chose est certaine : je ne lis pas pour passer le temps, pour me distraire (de quoi ?) ou pour oublier. À cet effet, il y a les mots croisés, le sudoku ou la vodka : c’est fait pour.
Je commence beaucoup de livres, j’en termine très peu. Chaque fois, pratiquement, pour la même raison : en quoi ces centaines de pages accumulées comme des moutons somnifères peuvent-elles m’intéresser ou me séduire, m’émouvoir ou me faire sortir de mes gonds ?
Ces pages se suivent et se ressemblent sans rime ni raison, elles ne viennent la plupart du temps de nulle part, ne vont nulle part, n’ont prise sur rien, comme si la littérature ne se donnait pour but que celui de se regarder marcher toute seule.
Ce type de littérature masturbatoire n’est pas nouveau (même s’il est à la mode aujourd’hui, en version rose pâle), mais il a atteint un pic – dont il n’est pratiquement jamais descendu – avec ces écrivains qui se sont désintéressés du monde pour ne se consacrer qu’à eux-mêmes, non en tant que témoins de leur temps ou en tant qu’humains vivant dans le monde réel, mais en tant que sujets écrivant hors du monde. J’écris, donc j’écris. Le vide…
Le summum de ce nombrilisme pitoyable est représenté par Joyce, dont le nauséeux Ulysse, somme inutile et imbécile de clichés fumeux, est par excellence le livre que je ne lirai jamais, pour la simple raison que ce livre m’insulte profondément, où que je l’ouvre, en tant que lecteur et en tant qu’homme. Qu’on me prenne pour un con, soit, mais qu’on ne s’attende pas à ce que je dise merci et que j’en redemande…
Tout de même, j’ai longtemps voulu savoir pourquoi Joyce était universellement considéré comme un génie littéraire – sans que qui que ce soit se donne véritablement la peine de le prouver – et j’ai essayé de lire Ulysse à plusieurs reprises. (Je n’ai pas regretté d’avoir volé le livre il y a quelques années, d’ailleurs : l’idée d’avoir dépensé un cent pour cette purge m’aurait tourmenté trop longtemps par la suite !) Car chaque fois, en effet, j’ai dû renoncer, nauséabondé jusqu’au trognon par cette prose fétide, tour à tour prétentieuse et plate, mais constamment ennuyeuse. Joyce l’avoue lui-même : « […] il n’y a pas un seul mot sérieux là-dedans ».
Tout, chez lui, respire le faux, le trafiqué, l’à-peu-près. J’ai tâté d’autres textes de ce fumiste, dans lesquels je n’ai trouvé, poussées à un degré frisant le ridicule, que les misérables recettes exploitées dans Ulysse et une avalanche de calembours calamiteux à faire pisser de rire un Lacan sénile. (Seules les lettres à Nora échappent à ce triste constat. Elles contiennent de la vie, de l’émotion, de la couleur, tout ce qui manque à Ulysse. Joyce aurait dû se contenter d’être un épistolier amoureux, une sorte de Mme de Sévigné lubrique.)
Bien sûr on me dit que Joyce a voulu montrer que, a voulu faire ci, a voulu faire ça Et alors ? S’il voulait le faire, s’il voulait le montrer, pourquoi ne l’a-t-il pas fait, pourquoi ne l’a-t-il pas montré ? N’importe quelle œuvre d’art devrait être accessible en tant que telle sans qu’un bibliothécaire poussiéreux doive nous prendre par la main pour patauger dans ses méandres marécageux. Quand le propos d’un livre n’est pas compréhensible dans le texte lui-même mais qu’un mode d’emploi est nécessaire, c’est que l’auteur a raté son coup. Ou qu’il l’a trop bien réussi…
Tout l’art de Joyce aura consisté à courtiser les gloires locales de son temps et de leur rincer la gueule pour leur prouver que son œuvre à venir allait révolutionner le monde des lettres. Il y a réussi. Joyce était génial avant même de publier ! Le nier après coup, c’était risquer de passer pour le dernier des béotiens…
Joyce a vendu sa camelote avant même de la fabriquer, là est son seul génie. Il ne peut – et ne doit – être lu que parce qu’on sait a priori qu’un génie est caché à l’intérieur. Les chapitres d’Ulysse sont indécodables sans la grille livrée par Joyce lui-même à l’intention des exégètes, afin « de les occuper durant trois cents ans ». Le « clown irlandais », le « plaisantin universel » est-il en scène pour encore plus de deux siècles ?
Certes, la cuisson des rognons du quatrième chapitre, par exemple, est une pièce d’anthologie (cf le diable a inventé la cuisine), mais les rognons sont noyés dans une sauce cent fois, mille fois délayée, et par conséquent aussi insipide qu’inodore.
Les couleurs, les styles (hormis un ou deux), les personnages d’Homère, la ville de Dublin elle-même sont invisibles dans le texte. Ils ne sont révélés que par les commentateurs soi-disant érudits, eux-mêmes menés par le bout du nez par un Joyce farceur – mais conscient, cependant, de sa propre vacuité. Ulysse n’est qu’un jeu de piste tortueux destiné aux scoliastes tirlipoteurs (oh ! oui, ce bras blanc qui apparaît furtivement à une fenêtre pour jeter une pièce à un marin unijambiste et qui, des centaines de pages plus loin, se révèle être celui de Molly Quel frisson ! Mon Dieu suis-je donc un lecteur remarquable !).
La seule chose remarquable, chez Joyce, ce n’est pas ce qu’il a écrit, mais ce qu’on a écrit à son propos pour se donner l’air d’avoir compris ce qu’il a prétendu avoir mis dans un emballage vide qu’il a vendu par souscription. Joyce n’a de valeur que comme prétexte. Pour ne pas avoir l’air d’un con, il était nécessaire de s’extasier…
C’est ainsi que le mythe Joyce perdure. Il faut à tout prix avoir l’air intelligent. Avouer ne pas aimer Ulysse, c’est reconnaître qu’on s’est fait rouler. Il est nécessaire, au contraire, de s’obstiner à le porter aux nues, de prendre ses oripeaux pour des robes de lune ou de soleil – quand il suffirait d’ouvrir la fenêtre pour qu’un courant d’air rafraîchissant disperse les hardes du charlatan et qu’on s’aperçoive que le roi est nu !
Ulysse n’est pas un roman. C’est l’illustration laborieuse d’un échec annoncé. Un roman peut se révéler génial, mais on ne l’écrit pas pour qu’il le soit. Le résultat ne peut être qu’un pensum assommant auquel il faut souscrire les yeux fermés et adjoindre un mode d’emploi indigeste qui, de surcroît, pourrait s’appliquer à n’importe quel autre roman comportant – ô miracle ! – le même nombre de chapitres (Borges aurait pu écrire là-dessus une nouvelle qui aurait valu mille fois Ulysse).
Ceci montre que non seulement Ulysse est n’importe quoi, mais aussi que n’importe quoi est Ulysse. Dans le fond, Joyce a sans doute raison : son livre, cadre vacant, peut contenir tout ce qu’on veut bien y mettre, et donc l’être.
Ulysse voudrait désespérément ressembler à une toile de Jérôme Bosch, mais c’est raté. Ça ne ressemble qu’à un brouillard de Turner…
On voudrait parfois justifier le néant de Joyce en en faisant une sorte de suprême lucidité, on nous présente sa capacité d’indifférence au monde et à ses crises comme une qualité extraordinaire, comme s’il s’était placé au-dessus de ce monde pour l’observer. Or il n’était pas au-dessus, il était à côté ! À côté de la plaque. Et il n’a rien vu…
Ulysse s’en ressent. Ce n’est pas en accumulant des noms de rues ou des noms de cafés qu’on restitue une ville. Dublin est absente de ce livre comme Montréal l’est de son annuaire téléphonique. Contrairement à ce qu’on nous raconte, Ulysse pourrait se passer à Pékin ou dans un village des Abruzzes ; et Bloom pourrait être Tintin aussi bien qu’Ulysse, et les serveuses de l’hôtel Ormond les sorcières de Macbeth autant que les filles de monsieur Fenouillard ou les sirènes d’Homère.
De même, on se gargarise en reconnaissant tel ami – ou ennemi – de l’auteur sous les traits de tel ou tel fantôme traversant cette colique ; ou encore on jouit en identifiant le diable – ou la mère, ou le renouveau gaélique de l’Irlande, ou que sais-je encore ? – dans telle ou telle figure qui n’a d’énigmatique que le fait que Joyce n’en dit rien, et on veut nous faire croire qu’Ulysse est un symbole du monde – ou de ci, ou de ça On pourrait dire la même chose de n’importe quel second couteau du premier roman de gare venu.
Certes, le « oui » de Molly qui conclut le livre pourrait être ce dernier remord salvateur qui le rachèterait, mais ce seul mot peut-il suffire à nous faire oublier les 1200 pages qui le précèdent ? Ce serait faire la part belle à cette religion du pardon facile – une larme au dernier moment qui effacerait une vie de crimes ! – sur laquelle Joyce lui-même crachait volontiers.
Le néant de Joyce n’a trouvé à s’articuler que sur lui-même, bouffon désabusé en train d’écrire ce livre que je refuse de lire et qui me dit : « Je suis en train de me branler devant toi parce que tu n’es qu’un branleur toi-même ». Derrière Bardamu, derrière Marcel, derrière Artemio Cruz ou derrière l’homme sans qualités, il y a l’homme. L’homme dans sa société, l’homme dans le monde. Et cette société, et ce monde…
Mais personne n’habite Bloom. L’homme, la société et le monde sont aussi absents d’Ulysse que d’une toile de Molinari. Il ne reste qu’un ramassis de trucs pitoyables devant lesquels on n’en finit pas de se pâmer pour avoir l’air plus malin que les autres, une boîte verdâtre pleine de machins méconnaissables dont on se demande si ça vaudrait vraiment la peine de les recycler. Tout y est trop minuscule. « Ne faites pas de moi une idole, confessait-il, je ne suis qu’un tout petit représentant de la classe moyenne. » On le voit, Joyce n’a pas dit que des conneries…
Si Ulysse est le livre total, ce n’est pas à la manière encyclopédique mais en creux : collection maniaque et fastidieuse de tout ce qui, en littérature, est dénué du moindre intérêt. Lire Ulysse pour ensuite en éviter chaque mot comme la peste
En finir avec les chefs-d’œuvre, proposait Artaud. Commençons donc par ce faisan malfaisant de Joyce, foutons-le aux chiottes et tirons la chasse. Le monde n’en sera pas plus drôle, mais il sera débarrassé d’une triste croûte aussi inutile qu’un étron oublié sur le bord d’une route en Arizona.
D’ailleurs, Joyce le confessait lui-même : « Je suis devenu un monument, non une vespasienne ».
Cependant, paradoxalement – bien que le paradoxe ne soit qu’apparent –, si je devais emporter un seul livre sur une île déserte (autre question d’été qui permet de faire croire qu’on a lu Joyce, Proust ou Musil puisqu’on prétend qu’on va les relire), ce ne pourrait bien sûr être qu’Ulysse…
Être isolé un temps indéfini avec ce qu’on aime serait intolérable, on finirait par le détester, par se détester soi-même. Tandis que la promiscuité avec un pavé aussi indigeste nous entretiendrait jusqu’au bout dans une hargne salvatrice.
Août 2008