Marc Bernard, né à Nîmes en 1900 et décédé en 1983, est issu d’un milieu modeste. Ayant quitté l’école à douze ans pour devenir garçon de courses, cet autodidacte, grand admirateur de Zola, a cofondé le groupe des écrivains prolétariens en 1932.
Romancier, il a aussi été journaliste, critique littéraire à l’hebdomadaire Monde (lancé par Henri Barbusse) et animateur à la radio nationale. Zig-zag, son premier roman, a été publié en 1929 et lui a valu la protection de Jean Paulhan et d’André Gide. Sa carrière littéraire a par la suite été ponctuée des prix Interallié en 1934, Goncourt en 1942 et du premier Grand Prix Poncetton, en 1970, pour l’ensemble de son œuvre.
Jean Paulhan, qui comptait parmi ses amis, au même titre que Marcel Arland, Henri Calet, Jacques Chardonne et Eugène Dabit, voyait en lui un révolutionnaire. Son œuvre, élaborée sur près de 60 ans, fait la part belle à la vie populaire, ainsi qu’à la figure maternelle, constamment évoquée avec respect et attendrissement. Cette œuvre se compose de romans : Au secours ! (1931), La cendre (1949), Une journée toute simple (1950), Salut, camarades (1955), Tout est bien ainsi (1979) ; de recueils de nouvelles : La bonne humeur (1946), Vacances (1953) ; d’essais : Zola par lui-même (1952), Sarcellopolis (1964) ; de pièces de théâtre : Les voix (1946), Le carafon (1961), sans compter des écrits pour la radio et la télévision et des contributions à la presse écrite (Les Nouvelles littéraires, Arts, Le Figaro). Au fil des jours, dernier livre de Bernard, a paru quelques mois avant sa mort survenue à Nîmes, sa ville natale, en novembre 1983.
L’écho brutal des origines
Marc Bernard aurait dû s’appeler Léonard Bernat. Le choix de signer de son deuxième prénom, « Marc », date de 1926, alors que le nom de « Bernard » est un pseudonyme accidentel, dont l’emploi remonte à la petite enfance. Roger Grenier retrace les circonstances de la méprise : « Le père se rendit à la mairie pour déclarer l’enfant. ‘Votre nom ? – Bernat.’ L’employé de l’état civil a mal entendu, ou s’est trompé. Il écrivit : ‘Bernard’. Et le fils de Juan Bernat est resté Bernard. Marc Bernard1 ». Ce père, pour sa part, ne ferait pas longtemps partie de la vie du jeune Marc. Exportateur de fruits né à Majorque, Juan Bernat s’est enfui vers l’Amérique alors que Marc n’avait pas encore cinq ans. Bernat voulait tenter sa chance au Texas, mais le rêve américain n’a pas tardé à tourner court : non seulement le père de Bernard n’a pas amassé la fortune qu’il avait espérée, mais il devait y laisser sa peau, victime d’un meurtre. La mère de Bernard ne ferait pas de vieux os elle non plus. Blanchisseuse, elle a été emportée par la tuberculose alors que Marc, âgé de treize ans, avait déjà quitté l’école depuis plus d’un an pour devenir saute-ruisseau chez un commissaire en vins.
C’est précisément de cette enfance nîmoise que s’inspire le roman autobiographique Pareils à des enfants en 1942. Bernard y évoque des souvenirs qui ont joué un rôle dans sa découverte du monde, entre la séparation de ses parents et sa décision de quitter l’école. De l’amitié qui l’a lié, tout jeune, à Baldy, un aide-cordonnier plutôt porté sur la bouteille, à celle qu’il a nouée avec Allégréta, la fille d’un fermier avec qui il partageait les joies et les frustrations des moins nantis, Bernard décrit sans concession ni apitoiement son quotidien d’enfant pauvre à Nîmes. Une sensibilité aiguë aux inégalités sociales et une conscience éclairée de sa condition donnent au livre une tonalité particulière. Bernard a le trait sobre et le sens du pittoresque. Ainsi, au château de Saint-Victor, à Courbessac, où sa mère travaille un temps comme cuisinière, le narrateur regarde avec envie les filles des châtelains partir à dos de cheval, admiratif de leurs bottes en cuir verni et honteux de ses pieds nus, de sa tignasse rousse et de ses pantalons retenus par un élastique. Ailleurs, le poids de sa pauvreté le pousse à persécuter un garçon gracieux simplement à cause du fossé qui le sépare de sa misère. Il y aussi le fossé entre l’enfance et l’âge adulte, qui inspire à Bernard des portraits évocateurs, de celui de son frère aîné Jean, rentré d’Amérique pour entamer une carrière militaire, à celui du vilain M. Soleiller, abuseur d’enfants, ou celui de M. Point, directeur d’une école catholique qui, sur la base d’une épithète judicieuse (« l’eau noirâtre du ruisseau »), prédit solennellement au héros-narrateur : « Tu seras écrivain ! »
Au service de ceux qui n’ont pas de voix
À la mort de sa mère, Bernard est recueilli par sa cousine Alice et son mari Eugène, auxquels il a consacré plusieurs passages de Pareils à des enfants Lui qui, à douze ans, quittait l’école pour devenir grouillot commence à exercer divers métiers : correcteur, vendangeur, épicier Il sera même fraiseur dans une usine de chaussures pendant la guerre. En 1917, il s’enthousiasme pour les idées révolutionnaires. À 19 ans, il entre au Conservatoire d’art dramatique de Marseille. Il espère échapper à sa condition ouvrière en devenant acteur. Il s’acquitte bientôt de son service militaire en Haute-Silésie, en Suvrant comme infirmier dans un hôpital. À 23 ans, il s’installe à Montparnasse, rêvant toujours de théâtre. Mais à défaut de pouvoir brûler les planches, il doit gagner son pain. À Villeneuve-Triage, il décharge des wagons. C’est à cette époque qu’il adhère au PCF et à la CGTU, devient secrétaire de syndicat, se met en rapport avec des étudiants socialistes et communistes, accointances qui conviennent au révolté qui s’agite en lui. Le travail de cheminot lui siéra moins. Il profitera d’une période de chômage pour approfondir son éducation littéraire en dévorant Villon, Montaigne, Nietzsche mais aussi Lénine.
Le milieu des années 1920 est également l’époque où Bernard fait ses débuts d’écrivain. En avril 1924, « Les Débardeurs », poème en hommage à Jaurès, est publié dans L’Humanité, le même quotidien communiste où paraîtra, en août 1926, un autre de ses textes, « Bandiera Rossa », un récit prolétarien. Déjà, Bernard se montre fidèle à ses origines modestes et met sa plume au service des humbles, dont la voix se fait si peu entendre en littérature. C’est surtout comme critique que Bernard se fera un nom. Entre 1928 et 1933, il est secrétaire, puis principal critique littéraire de la rubrique « Les Livres » dans Monde, l’hebdomadaire procommuniste lancé par Henri Barbusse. Le journal réunit Albert Einstein, Maxime Gorki, Thomas Mann et Upton Sinclair dans son comité directeur, ainsi que des pigistes de renom : Abel Gance pour le cinéma, Marie Curie pour les sciences, Louis Jouvet pour le théâtre L’ouverture d’esprit qui règne au Monde profite à Bernard, qui prend peu à peu ses distances par rapport au communisme et à Staline depuis la mort de Lénine et la radiation de Trotski en 1927. Au début de 1932, Monde devient l’organe du groupe des écrivains prolétariens.
Un ouvrier qui écrit
Ce groupe cofondé par Bernard réunissait notamment Eugène Dabit, Henry Poulaille et Tristan Rémy, des « écrivains venus du peuple et écrivant sur le peuple », et souhaitant « coup[er] les ponts avec les naturalistes et les populistes2 ». Des réunions mensuelles se tenaient au restaurant La Grille, rassemblant de quinze à vingt sympathisants, dont, à l’occasion, Barbusse et Ilya Ehrenbourg3. Mais le travail en commun n’allait pas de soi et le groupe a fini par s’étioler. Une dizaine d’années plus tard, Bernard observe que « la seule fidélité que l’on soit en droit d’exiger d’un écrivain, c’est de rester attentif à son chant profond ; pourtant il est probable que la plupart des auteurs prolétariens demeureront, sans effort, sans préoccupation utilitaire, fidèles au monde dont ils sont issus, et qui a marqué leur enfance, leur adolescence d’une empreinte ineffaçable4 ». Cette vision explique la grande part autobiographique des romans de Bernard.
À l’aube des années 1930, Bernard était pensionnaire d’un hôtel miteux, avec vue sur le cimetière Montparnasse. La bonne de l’hôtel, le voyant travailler sans relâche et découvrant un jour qu’il n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent, a commencé à le nourrir avec les restes du restaurant d’en bas. Les efforts de ce « jeune ouvrier qui écrit », comme l’appellerait Paulhan, n’allaient pas tarder à porter fruit. À la lecture du manuscrit de Zig-zag, Paulhan, grand patron de La N.R.F., lui a écrit qu’il pouvait considérer cette maison comme la sienne. De plus, Paulhan proposait de l’introduire à Gide, qui, dans les années à venir, tiendrait lui aussi ses textes en haute estime. Bernard, qui à l’époque venait d’achever de lire La symphonie pastorale, était transporté de joie. Gide représente, avec Proust, l’un des rares écrivains « bourgeois » dont il ait pris la défense. Paulhan, Gide : voilà deux alliés de taille dont l’amitié s’étendrait par-delà les ans ; Bernard n’était plus simplement un écrivain prolétarien, mais un écrivain à part entière.
Noirceur de Mauriac
Bernard s’est ensuite montré fidèle à son « chant profond ». Dans Au secours ! (1931), il fait le récit de son adolescence ouvrière. Un roman d’amour, Anny (1934), lui attire le reproche – qu’invalidera Pareils à des enfants – d’avoir « trahi » la littérature prolétarienne, « comme si l’amour était une spécificité bourgeoise5 ! » Anny n’en récolte pas moins le prix Interallié. Pour Bernard, la littérature se doit d’être révélatrice de clarté, à condition que l’écrivain tienne compte de la diversité des émotions qu’il porte en lui. « N’est-ce pas mentir que de montrer la vie sous un jour uniformément sombre6 ? » demande-t-il à Paulhan en 1931. Il songe alors à Mauriac, dont le pessimisme lui paraît exagéré : « Quoi ! voici un monsieur qui nous assomme dans ses deux douzaines de romans avec les tares de la famille bourgeoise, qui ne nous conte que d’infectes histoires de marchandage, de pourriture, d’argent, qui nous montre dans tous ses livres des gens en train de s’entre-dévorer, de sombres et médiocres tragédies de hobereaux, de petits-bourgeois, qui n’a pas de couleurs assez noires pour barbouiller ses pages et l’âme de ses personnages7 ».
Même si le « spectre noir de la faim » plane sur lui (l’obtention du prix Goncourt en 1942, donc en pleine guerre, n’a pas eu pour effet d’enrichir l’auteur de Pareils à des enfants ), Bernard semble à l’épreuve du malheur. « Un homme marche dans la rue et il se met tout à coup à fredonner sans savoir au juste pourquoi. Les maisons viennent de prendre un visage sympathique, les gens qui l’entourent ont perdu leur vulgarité, le monde entier se fait aimable. Il suffira parfois d’un sourire de femme rencontrée le matin pour éclairer votre journée entière. Nous sommes à la merci du monde extérieur et il n’est pas une cuirasse d’égoïsme assez résistante pour nous isoler complètement de ce qui nous entoure8. » Bernard affronte la privation et la disette avec philosophie. « Depuis une semaine, écrit-il dans Mayorquinas (1970), nous nous nourrissons en partie de boutons d’or dont les feuilles font une salade rêche, filandreuse, amère, mais qui, mélangée à des pommes de terre, rehaussée d’ail doux, ointe d’huile d’olive, arrosée d’un filet de vinaigre de vin, saupoudrée de poivre de Cayenne et de sel de mer, fait un excellent plat. » En compagnie d’Else Reichmann, sa bien-aimée épouse de 1938 à 1969, il deviendra l’apôtre de ce que nous appelons aujourd’hui la simplicité volontaire : « En un mot comme en cent, mes profondes joies ne viennent pas de l’homme, mais du retour à une vie primitive, où c’est le corps tout entier qui jouit. Mes maîtres à penser sont le soleil et la mer. Ma joie en découvrant la neige l’an dernier, au Tyrol, a été aussi sans mesure. J’étais pendant dix jours ivre de blancheur, de scintillement. Que peuvent m’apporter les hommes, comparés à ça9 ? »
Et grandeur de Zola
Quand il s’agit de vivre, le soleil et la mer sont peut-être « deux maîtres à penser » ; mais quand il s’agit de littérature, deux noms brillent à ses yeux d’un éclat particulier : Gorki et Zola. « Je tiens Maxime Gorki pour le plus puissant écrivain de notre époque10 », écrit Bernard en septembre 1932. Pour l’heure, l’auteur des Vagabonds lui paraît réaliser l’idéal révolutionnaire. « Au milieu du faisandé de notre époque, l’œuvre de Gorki nous apporte ce prodigieux frémissement de forêt, cette chanson harmonieuse des sphères qu’avaient imaginée les anciens avant que l’humanité eût reçu dans ses veines le double poison chrétien et capitaliste. Un tel sentiment, poussé à cette puissance, ne peut agir que dans le sens révolutionnaire, c’est-à-dire d’une humanité plus totale, d’une société sans classes11. » Toutefois, dès novembre 1932, Bernard se montre carrément acerbe à l’égard du Russe, n’hésitant pas à exposer les défaillances dont lui semble empreint Klim Sanguine. Le verdict surprend par sa dureté : « Le drame de cet écrivain, c’est la révolution russe, qui l’a dévoré tout vivant après tant d’autres. [ ] Lui, qui a été l’admirable peintre des anciennes générations, ne peut plus l’être de celles qui viennent12 ». Bref, le contemporain adulé quelques semaines plus tôt se voit ostracisé en quelques pages.
L’admiration que voue Bernard à Zola est plus durable. Bernard s’engage même en faveur du père des Rougon-Macquart, à une époque où une bonne partie de l’intelligentsia le condamne et le tient toujours pour obscène. L’engagement de Bernard culmine en 1952, année du cinquantenaire de la mort de l’écrivain et date charnière pour le renouveau des études zoliennes. Bernard s’illustre par deux initiatives : en 1952, il édite Zola par lui-même dans la collection « Écrivains de toujours » du Seuil, et, l’année suivante, il dirige le recueil Présence de Zola chez Fasquelle, qui réunit les témoignages d’écrivains aussi variés que Thomas Mann, Erskine Caldwell, Stefan Zweig, Hermann Hesse, Jules Romains, Emmanuel Berl et Jean Rostand. Pour Bernard, Zola est l’écrivain qui a réussi là où le groupe des écrivains prolétariens a échoué. « Il a montré ce qu’avaient d’injuste les inégalités sociales qui ne reposent que sur l’origine » et, tout en témoignant de grands élans de sympathie pour le peuple, « a consacré [à la condition prolétarienne], avec Germinal, un chef-d’œuvre13 ». Zola a « donné voix » au corps, cette « part aveugle, barbare et muette de l’homme » ; il voyait noir mais pensait clair, et il a tracé des chemins que nous n’avons pas fini de parcourir14.
La chère disparue
Il est d’autres chemins que Bernard a parcourus de manière incessante, dont celui du travail de deuil, entamé avec La mort de la bien-aimée (1972) et poursuivi dans Au-delà de l’absence (1976) et Tout est bien ainsi (1979). Tenant son titre d’un poème de Rainer Maria Rilke, La mort de la bien-aimée raconte comment l’agonie, puis la mort d’Else (l’épouse de Bernard) ont entraîné, de façon aussi étrange qu’inattendue, une période de quintessence amoureuse, voire de mystérieux bonheur. Bernard avait épousé en 1940 une émigrée juive autrichienne, Else Reichmann, docteure ès lettres de l’Université de Vienne, qu’il avait rencontrée deux ans plus tôt au musée du Louvre. Elle venait alors de fuir l’Autriche de l’Anschluss. Passée clandestinement en Alsace, elle s’apprêtait à gagner l’Amérique. Dans La mort de la bien-aimée, Bernard procède « en zigzag, laissant les souvenirs remonter au hasard », de manière à évoquer, tout en tendresse, l’histoire de leur union, de leur première rencontre en 1938 aux sinistres progrès de la maladie en 1969. Résigné à se déshabituer de celle qui était « le sel et la lumière de sa vie », Bernard voulait, par ce livre, se souvenir de « la vivante éphémère, non la morte éternelle ». Il signe alors des pages de vie ; Bernard, aux heures les plus sombres de son destin, cherche avant tout la clarté.
C’est d’ailleurs sa qualité maîtresse, selon Roger Grenier : « Ce qui fait la qualité de Marc, en tant qu’écrivain, c’est le regard posé sur le malheur du monde, mais aussi ses joies. Un regard qui n’appartient qu’à lui. Il est surtout à l’aise lorsqu’il abandonne le masque de la fiction pour parler directement à son lecteur. Alors s’élève une voix qui va droit au cœur. La franchise et la pudeur, l’amour de la vie et la connaissance de la misère, la volonté de comprendre et d’aimer, l’honnêteté de la pensée et de la langue, une sincérité complète, donnent leur prix à ces confessions. L’effort pour tout dire aboutit à une phrase modeste qui ne cherche jamais l’effet, et qui donne une impression de vérité totale, au point que l’on en est presque choqué. Il est rare de voir la vérité aussi nue15 ». Bernard a été le tout premier lauréat du Grand Prix Poncetton, créé en 1970 par la Société des gens de lettres, devançant en cela Louis Calaferte (1976), Louis Guilloux (1977), Claude Aveline (1978) et André Beucler (1981).
1. Roger Grenier, « Préface », dans Marc Bernard, Vacances, coll. « L’Imaginaire », Gallimard, Paris, 2004 [1953], p. 9-10.
2. Marc Bernard, « Le groupe des écrivains prolétariens » (1942), dans À hauteur d’homme, Finitude, Bordeaux, 2006, p. 144.
3. Michel Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, Le Livre de poche, Paris, 2006 [1986], p. 186.
4. Marc Bernard, « Le groupe des écrivains prolétariens » (1942), dans À hauteur d’homme, p. 149-150.
5. Michel Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, p. 216.
6. Marc Bernard, lettre à Jean Paulhan du 1er septembre 1952, cité par Stéphane Bonnefoi, préface d’À hauteur d’homme, p. 13.
7. Marc Bernard, « À propos d’André Gide : Indignations » (1932), dans À hauteur d’homme, p. 118-119.
8. Marc Bernard, « Conceptions du bonheur » (1928), dans À hauteur d’homme, p. 44-45.
9. Marc Bernard, lettre à Jean Paulhan du 1er septembre 1952, cité par Stéphane Bonnefoi, préface d’À hauteur d’homme, p. 9.
10. Marc Bernard, « Maxime Gorki » (1932), dans À hauteur d’homme, p. 120.
11. Ibid., p. 125-126.
12. Marc Bernard, « Maxime Gorki : Klim Sanguine » (1932), dans À hauteur d’homme, p. 130.
13. Marc Bernard, Zola par lui-même, coll. « Écrivains de toujours », Seuil, Paris, 1952, p. 170.
14. Marc Bernard, liminaire de Présence de Zola, Fasquelle, Paris, 1953, p. 8.
15. Roger Grenier, « Préface » de Vacances, p. 21.
Marc Bernard a publié, entre autres :
Pareils à des enfants…, « L’Imaginaire », Gallimard, 1994 [1942] ; Zola par lui-même, « Écrivains de toujours », Seuil, 1952 ; Présence de Zola (témoignages), Fasquelle, 1953 ; Vacances, « L’Imaginaire », Gallimard, 2004 [1953] ; La mort de la bien-aimée, « L’Imaginaire », Gallimard, 1984 [1972] ; Au-delà de l’absence, « L’Imaginaire », Gallimard, 1995 [1976] ; À l’attaque !, Le Dilettante, 2004 ; À hauteur d’homme, Finitude, 2006.
EXTRAITS
J’avais souvent entendu parler de Guy par le fiancé d’Alice, mais je le rencontrais pour la première fois et le détestai aussitôt, avec d’autant plus de force que les éloges que j’en avais entendu faire me parurent justifiés. C’est qu’il m’arrivait de me haïr, d’avoir honte de mes cheveux roux, de ma pauvreté ; je souhaitais passionnément d’être autre. Aussi, si je rencontrais un garçon qui me paraissait supérieur, je ne pouvais que lui vouer une affection ardente ou en faire un ennemi. Je n’avais pas le choix. Le fiel emplit à l’instant mon cœur, la jalousie la plus basse m’agitait. Tout me brûlait chez Guy : ses cheveux noirs, coquettement séparés par une raie ; ses beaux yeux ; son costume bien coupé ; le large col qui se rabattait sur son veston ; sa façon aisée, de se présenter aux gens, de leur tendre la main, d’incliner la tête avec grâce. Je voyais là l’image même de ce que j’aurais choisi d’être si le choix m’eût été offert.
Pareils à des enfants…, p. 189-190.
Je rougis en voyant M. Point élever au-dessus de la chaire, loin de nos misérables têtes, le cahier à couverture verte qui renfermait dans ses flancs minces et frémissants le vocable glorieux, tandis que mes camarades me jetaient de biais de rapides regards qui ajoutaient à ma confusion, car j’avais de plus en plus le sentiment d’une escroquerie. Se pouvait-il que des éloges aussi éclatants me fussent décernés pour une action où je me sentais si peu de part ? La tête m’en tournait.
Mais ma gêne devint insoutenable lorsque j’entendis M. Point déclarer, l’index tendu :
– Tu seras écrivain !
Cependant que la classe entière perdant toute retenue rompait avec la discipline et me regardait avec autant de stupéfaction que si je m’étais à l’instant changé en Chinois.
Pareils à des enfants…, p. 264.
De temps à autre je fais mes comptes. Elle avait soixante-six ans, deux mois et quatre jours. Je ne la verrai pas dans sa plus extrême vieillesse. Je serai seul dans le miroir à me regarder, toujours plus cruellement grimé par le temps. Je mets à la colonne du crédit la proximité de ma mort.
C’est ainsi que je cherche des remèdes. Je pense aussi à ceux qui se jettent par la fenêtre, au plus fort de la vague, qui se font sauter comme un roc. Moi, j’écris, ainsi qu’elle me l’a ordonné.
La mort de la bien-aimée, p. 16.
Elle a dit « c’est fichu » comme si elle voulait retirer à sa mort de son importance. Après lui avoir proposé de mourir avec elle, j’ai ajouté : « Je ne pourrais pas vivre sans toi. » Il y a près de deux ans de cela. Si elle avait dit oui, l’aurais-je fait, n’aurais-je pas trouvé je ne sais quelle justification à mon dédit ? Me serais-je décidé, indemne, en pleine force, à disparaître avec elle ?
J’en ai rêvé : somnifères, gaz sifflant. Nous aurions pu choisir le jour, l’heure. Non pas nous jeter dans le vide, mais nous retirer en nous-mêmes jusque-là où nous ne serions plus. C’est cela que j’ai refusé, car enfin, tandis qu’elle dormait, je n’avais qu’à abréger l’inéluctable et l’accompagner. Nous aurions fini du même souffle. Mais cela n’a pas été, la vie fut la plus puissante ; j’en avais encore trop en moi sans doute. Je suis resté sur l’autre rive, trouvant en ce moment même à l’air un goût de fruits et de fleurs, assis devant le jardin de Cala.
La mort de la bien-aimée, p. 31.
Étant soldat j’ai vu mourir des garçons ; après l’occupation j’ai vu fusiller trois hommes ; en Haute-Silésie j’ai vu exhumer le commandant Montalègre ; j’ai pu voir cela qui n’avait pas de nom : galons moisis, képi affaissé, médailles rouillées, rubans décolorés. Pourtant j’ignorais ce qu’était la mort. Elle était un spectacle fascinant mais qui me demeurait étranger. Je pouvais m’étonner, m’apitoyer, m’indigner, mais en spectateur.
La mort de la bien-aimée, p. 54.
La mort ne fauche pas, elle cueille. Elle ne s’empare que de ce qui n’est plus ; elle nettoie, assainit. Là où elle passe la douleur disparaît. Je me reproche de l’avoir calomniée. Lorsqu’elle a permis à Else de cesser de souffrir, j’ai découvert sa nature pitoyable.
Mais nous ne pouvons prendre notre parti de l’absence.
Comment ne pas nous tourner dans toutes les directions ainsi qu’un homme perdu au sommet d’une montagne tandis que la nuit tombe et que sa solitude lui point le cœur ; comment nous reprocher de chercher un sentier, une vague lueur ? Ce n’est pas une vue de l’esprit ; nous voici engagés corps et âme dans cette attente, dans cet espoir. Rien d’autre ne peut avoir d’intérêt. Donnez-moi du pain, de l’eau, des haillons, je vous baiserai les mains si vous me laissez l’espoir de revoir celle que j’ai perdue.
La mort de la bien-aimée, p. 186-187.
Lorsque j’écrivis mon premier livre je travaillais encore dans une usine de la partie la plus misérable de la banlieue parisienne, qui porte le nom bizarre de Kremlin-Bicêtre. Cette région pouilleuse se situe au-delà de la porte d’Italie. D’énormes camions y font nuit et jour trembler les pavés.
En 1927 les fortifications y dressaient encore leur tertre minable. C’est sur ces monticules vaguement ombrés par de minces micocouliers que nous venions manger en été, pendant la coupure, notre « fromage de tête » étalé dans un papier gras, couleur de paille.
Devant nous, à nos pieds, en contrebas, s’étendait, pour achever ce riant paysage, le village nègre, fait de tôle ondulée, de carton, de morceaux de planches arrachés à je ne sais quels naufrages urbains. Prodigieux vomitoire de Paris. Une population ahurissante de cosaques, de clochards, de mangeurs de tomates crues, de civets de chat, s’accommodait de cette terre spongieuse, de cette argile collante, giclante, puante, truffée d’ordures, de chiffons gras, de ferblanterie mangée de rouille comme la tête des lardons de l’endroit de vermine.
« Jean Paulhan, explorateur de la jeune littérature », À hauteur d’homme, p. 21-22.