À la mémoire de Serge Beucler
Qui, parmi les nombreux admirateurs et admiratrices de Jean Gabin dans Gueule d’Amour, depuis trois quarts de siècle, serait capable de citer l’auteur du roman éponyme dont le film de Jean Grémillon est l’adaptation1 ?
C’est qu’André Beucler (1898-1985), comme beaucoup des écrivains que notre rubrique tente de faire revivre, appartient à une génération mal-aimée de la « modernité » définie, autour des années soixante, par les théoriciens du structuralisme et du nouveau roman ; c’est d’ailleurs à cette époque que Beucler cessa de composer des fictions pour se consacrer pleinement à un travail de mémorialiste. Mais auparavant, et jusqu’à sa mort, auront été publiés une quinzaine de romans, une cinquantaine de contes et nouvelles, un millier d’articles, de chroniques et de reportages.
Cette activité impressionnante de polygraphe2 ne doit pas faire conclure à une facilité de plume mise au service de l’alimentaire ou de l’utilitaire ; certes Beucler a beaucoup écrit, et dans des registres variés, il le fit cependant avec talent, élégance, exigence et rigueur, à l’instar de ces écrivains notoires dont il sut devenir l’ami intime : Léon-Paul Fargue et Jean Giraudoux, au premier rang, mais encore Joseph Kessel, Pierre Bost, Jean Prévost, Emmanuel Bove, Blaise Cendrars, Antoine de Saint-Exupéry – qu’il révéla, en 1929, en préfaçant Courrier Sud –, Jean Cocteau, Paul Morand La liste est longue, elle prouverait à elle seule quel fut le prestige de Beucler auprès de ses contemporains les plus avertis, auteurs et critiques littéraires, sans négliger le succès public qui accompagna la sortie en librairie de ses ouvrages, au moins jusqu’à la guerre de 1939. Puisqu’il est impossible de rendre compte, d’une façon succincte, de l’œuvre beuclérienne dans son ensemble, on se contentera ici d’en retracer les étapes majeures, d’évoquer un peu plus en détail la « modernité » – en un sens évidemment différent que ci-dessus – de La ville anonyme, ouvrage à la fois inaugural et fondamental, avant de donner une idée du rôle que Beucler sut jouer à merveille, celui de témoin de son temps, à travers ses livres de souvenirs.
Participe présent : une vie dans le siècle
La carrière littéraire d’André Beucler commence en 1923, par une collaboration suivie à La Revue de Bourgogne, éditée à Dijon par Maurice Darantière, cet imprimeur exceptionnel qui, ami de Sylvia Beach et d’Adrienne Monnier3, venait de se distinguer en acceptant de composer l’Ulysse de James Joyce (1922) ; Beucler y publie des contes, des nouvelles, des poèmes et un scénario couronné à Hollywood4 ! Mais la consécration vient en 1925 lorsque Gaston Gallimard fait paraître La ville anonyme précédant « Un nouvel amour » dans la Nouvelle Revue Française; suivent le synopsis Un suicide, dans la collection « NRF-Cinario », et un conte fantastique, « Entrée du désordre », dans Les Cahiers du mois. Les éloges pleuvent très vite, adressés à Beucler par des lecteurs de choix : Max Jacob, Joseph Delteil, Edmond Jaloux et Albert Thibaudet – qui fut son professeur au lycée de Besançon5. À la littérature s’ajoute la critique de cinéma, celui des novateurs comme Eisenstein et Charlie Chaplin, lequel fut tenté de porter à l’écran Gueule d’amour, le deuxième roman de Beucler paru en 1926 : son succès fut considérable mais il ne faut pas se fier au seul film qu’en a tiré Grémillon pour en apprécier les qualités réelles dans la mesure où le scénario a fortement simplifié l’économie narrative et typé des personnages autrement plus complexes dans le récit6 ; sans compter que l’essentiel disparaît, mais c’est une perte obligée, à savoir le style propre à l’écrivain, fait de trouvailles, d’images poétiques, de portraits et de descriptions tout en finesse. Puis ce seront, en 1927, Le pays neuf, La belle de banlieue, L’amour automatique et, en 1928, Le mauvais sort, sans doute le plus dostoïevskien des romans de Beucler7.
Au début des années 1930, André Beucler rejoint, à Berlin, l’équipe française de l’U.F.A. à laquelle il apportera sa collaboration comme adaptateur, scénariste, dialoguiste et co-réalisateur, ce qui lui donne l’occasion de forger des amitiés durables parmi les monstres sacrés de l’époque : Charles Boyer, Pierre Blanchar, Jean Gabin, Ginette Leclerc, Françoise Rosay, Madeleine Ozeray Rentré en 1934 d’Allemagne, où il est devenu indésirable8, il retrouve Paris et sa vie intellectuelle, mais aussi sa maison de Bondeval, dans le Doubs ; c’est là qu’il renoue avec l’écriture romanesque en s’attelant à un récit très ambitieux, La fleur qui chante – l’expression est empruntée à Balzac –, où est évoquée l’atmosphère parisienne de l’entre-deux-guerres, « interpénétration équivoque de la politique, des arts et des mondanités », selon Paul Renard qui compare cette démarche à celle de Drieu La Rochelle dans Gilles, également paru en 1939, ou à celle d’Aragon dans Aurélien (1944) : « À l’instar de ces deux récits, La fleur qui chante est un roman à clefs, qui transpose la société littéraire dans le milieu de la peinture9 ». Sorti des presses en septembre 1939, donc, l’ouvrage est passé inaperçu tout comme L’âge d’homme de Michel Leiris, à cette différence que celui-ci bénéficiera d’une seconde vie en 1946 : la Fleur, elle, attend patiemment que Gallimard la rafraîchisse !
À la Libération, André Beucler, tout en créant diverses émissions radiophoniques dont « Modes et Travers de ce temps » ou « Le Bureau de Poésie », poursuit son œuvre de fiction littéraire mais dans une esthétique nouvelle par rapport à sa manière d’avant-guerre et sur un rythme ralenti : en l’espace de vingt ans, il donne quatre romans, 29 bis troisième étage (1947), Le carnet de vengeance (1954), Charmante (1956) et Ténébrus (1968). D’une facture moins « farfelue » – au sens malrucien10 du terme –, ces récits révèlent un don magistral de conteur et, par rapport à la première période, une constante, la place privilégiée faite aux créatures féminines, énigmatiques, envoûtantes, à la fois « êtres de fuite » et physiquement très présentes : on en trouve le modèle original dans La ville anonyme sous le prénom faussement ingénu d’Isabelle, le même que Giraudoux donnera en 1933 à la jeune institutrice d’Intermezzo, amoureuse de spectres et de mystères.
Participe futur : un roman d’anticipation
Dans une « autobiographie » destinée à un enregistrement radiophonique (23 juin 1957), André Beucler déclarait : « Dans mon premier roman, La ville anonyme, j’imaginai, ce qui est au fond tentant et facile, même avant le napalm, les avions de bombardement et l’énergie thermonucléaire, j’imaginai la France au lendemain d’une catastrophe. […] On ne savait plus où se trouvaient les cités, les rails, les corps constitués, tous les éléments, tous les rouages d’un monde qui marche, et il fallait presque uniquement songer à réinventer les objets indispensables de la vie courante : échelles, sièges, alphabets, vaisselle, vêtements, véhicules… Ce passage de la vie organisée au chaos, puis du chaos aux aspirations secrètes, était personnifié par des êtres tout à fait normaux que je m’efforçai de maintenir dans la vie quotidienne11. »
De fait, c’est bien d’une fable visionnaire qu’il s’agit, l’aspect le plus frappant du roman étant certainement le tableau d’un continent totalement chamboulé par une Révolution à l’échelle européenne, un « grand déménagement social qui avait brouillé les nations » ; on n’en sait pas grand-chose sauf qu’elle a été déclenchée au nom du bien-être des peuples : « […] on leur avait promis le bonheur et le loisir, ils en exigèrent des formes immédiates : on leur donna de l’argent et de l’oisiveté ». L’auteur de ces propos est Pierre Varanges, le personnage principal, qui n’a rien d’un démocrate progressiste (« il détestait les événements nouveaux et principalement ceux destinés à la masse ») et dont on devine qu’il interprète ce bouleversement historique comme les conséquences d’un bolchevisme quasi planétaire ou d’une planification à l’américaine12, sur fond de guerre mondiale. Tout le récit tourne en effet autour d’une évocation nostalgique de l’« ancienne société » dans laquelle on trouvait « des ingénieurs et des capitaines », des banques, des églises et des prisons, des automobiles et des chemins de fer, des journaux et des livres : désormais, seuls quelques « poèmes de Tagore » ont survécu, il n’y a « plus d’heure pour rien », « plus aucun moyen de transport », plus de police, plus de travail, plus d’administration et, surtout, plus de beauté, plus de fantaisie, plus de rêve. Où cela se passe-t-il ? Dans une « ville anonyme », quelque part aux marches orientales de l’Europe, sans doute. « Comment était-il arrivé là où il se trouvait ? Il se le rappelait mal : un train, des gens qui criaient, des provinces tordues dans la course, encombrées de circulations et de foules […]. On avait marché pendant des heures et des jours, on ne savait rien ; le train s’était arrêté comme un orage. » Le héros, exilé de Paris, devient le compagnon d’infortune d’autres personnages emblématiques de la vieille Europe – Lord Scornhope, la princesse Tcherskovna, le baron von Elenbaum et sa fille Olga, Alquarez de la Zujar –, représentants d’un cosmopolitisme aristocratique dignes d’un récit de Valery Larbaud, mais également de quelques figures du peuple parisien – Mimile, Quille, Pistache – tout droit sortis, eux, des romans d’un Francis Carco ou d’un Pierre Mac Orlan ; tous se retrouvent la nuit dans une maison de plaisir tenue par Mme Angèle, aidée de ses sept filles. Ce « bordel » est, en fait, le symbole du désordre régnant un peu partout, et qui va aller s’accentuant à mesure que la narration avance, dans cet endroit qui, paradoxalement, avait été conçu pour l’ordre et la régularité : « […] les rues ont des noms pris dans les manuels d’économie politique ou des lettres comme autrefois les autobus », des « rues numérotées, bien peignées et munies de cierges, sous un dais nocturne cloué dans le ciel par mille étoiles funèbres » ; et, plus loin, toujours en un style inspiré par l’inquiétante étrangeté du lieu : « Les quartiers venaient lentement avec une majesté confuse et forte dans la densité de l’espace, offrant les mêmes plans parfaits passés au blanc de lune ». Cette cité, Pierre Varanges voudrait lui voir donner « enfin un nom, un hôtel de ville et une heure qui viendrait de la tour Eiffel », lui qui, dans l’exode, a perdu ses deux amours, Isabelle et Paris. Si les protagonistes racontent pour la plupart leur vie antérieure, qui dans sa Russie impériale, qui dans ses colonies britanniques, le jeune homme, secondé par ses compatriotes, ne cesse de faire revenir à la mémoire l’atmosphère de la Capitale perdue avec une précision onomastique qui contraste avec l’anonymat de l’endroit présent : Billancourt, Pigalle, Montmartre, l’avenue de Friedland, la rue de Douai, la place Beauvau dessinent une sorte de « Monopoly13 » et, d’ailleurs, c’est un véritable jeu de société qui s’organise. « Lord Scornhope personnifiait la place de la Concorde, l’Élysée, Abel Hermant, les gardes républicains, le traité de Versailles, la gare du Nord et le Grand-Prix ; la princesse Tcherskovna, les avenues, les représentations de gala, Sacha Guitry, les ballets, les fêtes de charité […] ; Olga, la Sorbonne, le Louvre, la gare de l’Est, l’autobus, le central téléphonique et les concerts Touche ; Pistache, les grands boulevards, la place de la République, les bas de soie sans couture, les taxis, les académies de billard, Montmartre, la gare Saint-Lazare […] ; Mimile, le Petit Parisien, le chèque sans provision, les tramways de banlieue, la Seine à partir de la Samaritaine, le boulot, la pelouse, les élections, les Buttes-Chaumont et ce Paris qui commence au faubourg du Temple ; Pierre Varanges était la poésie et la fusion de tout cela. »
Quant à Isabelle, elle est bien sûr indissociable, dans le cœur de Varanges, de la passion qu’il éprouve pour « sa » ville, de même qu’Elsa le sera pour Aragon – et Bérénice pour Aurélien – ; l’inépuisable réserve poétique qu’offre « Panam » se conjugue avec la fantaisie inventive de la muse mutine. « Tout ce que nous aimions était beau. Les abondants miracles de Paris finissaient dans votre chambre par des programmes, des migraines, des stocks de choses brillantes et une sorte d’atmosphère en désordre qui soufflait au hasard des fleurs rapides à vivre, comme des télégrammes. » Dans de très nombreux textes, André Beucler a contribué à une poétique de Paris qui, pour le vingtième siècle littéraire, définit un véritable genre, de Léon Daudet à Georges Perec, en passant par Eugène Dabit ou Colette et, bien évidemment, Léon-Paul Fargue. Mais Beucler fut aussi un amoureux des grands voyages et des trains qui leur donnaient, à leur tour, leur poésie ; ainsi, dans La ville anonyme, l’espoir des exilés se porte vers la reconstruction d’une voie ferrée transeuropéenne et la promesse d’un convoi qui les emportera14 ; l’événement central est justement constitué par l’arrivée, puis le départ, de cet attelage devenu mythique dans l’imaginaire collectif. Au début du chapitre VII, on lit : « La Compound brisa doucement la résistance humaine et lumineuse et s’enfonça dans les clameurs avec une fumée de bien-être magnifiquement crachée. L’événement s’était fait sans bruit, au commencement de la voie déclive ; longue chose vivante décorée de nuages, la locomotive avait troué la nuit de son œil incandescent. Un souffle de bête puissante ; 4028, le halètement du westinghouse, une ville sur roues, deux grincements nets qui s’achevèrent dans un seul et même choc, et ce fut tout. […] De loin, Pierre Varanges relisait pour la quarantième fois : Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens. Voiture-lits, no 2635 A ; sleeping-car, no 2635 A. Quels souvenirs ! »
Oui, quels souvenirs ! Vigny, Zola, Cendrars, Larbaud, Proust, Morand Fantasmagorie d’un animal-machine métamorphosé en palace roulant, symbole d’un univers hybride, tendu vers le modernisme et idéalisant le passé, sentiment romantique, au fond, tel qu’éprouvé par le héros : « Il désirait ce qu’il n’avait pas et se détachait de ce qu’il possédait ». Même tension alors que le train s’apprête à quitter la « ville anonyme ». « La cheminée de la 4028 envoya dans le fouillis des étoiles, des jets de chalumeau oxhydrique. Les essieux s’étirèrent, une satisfaction de fer courut le long des boggies, dilata les châssis, jaillit par tous les pores des wagons. Des grappes d’hommes se suspendirent au ceps de cuivre, un sifflement ouvrit la serrure de l’espace et le train démarra. »
Cette magnifique prose d’un « transsibérien » n’en reste cependant pas à la fascination exercée par la techno-science sur l’homme puisque le récit se conclut sur le retour à la nature de Pierre Varanges, sensible à l’herbe, aux feuilles, aux arbres et qui, découvrant que le convoi dans lequel il n’a pas pu monter emporte « son » Isabelle, se met « à suivre les rails ». Il n’y avait plus qu’àmarcher15, dirait Jean Giono, ce qui sera le mode adopté par André Beucler, au moins de façon allégorique, pour suivre ou accompagner, dans le monde des arts et des lettres, les personnalités parmi les plus attachantes du siècle passé.
Participe passé : les souvenirs d’un témoin capital
André Beucler a laissé cinq recueils de souvenirs, heureusement tous offerts en librairie : Dimanche avec Léon-Paul Fargue (1947), Les instants de Giraudoux (1948), Vingt ans avec Léon-Paul Fargue (1952), De Saint-Pétersbourg à Saint-Germain-des-Prés (1980) et Plaisirs de mémoire en 1982. Si les trois premiers, datant de la maturité, sont explicitement consacrés aux deux écrivains que Beucler fréquenta assidûment16, les deux autres, composés au crépuscule d’une longue vie, font apparaître des figures plus variées, côté littérature et côté peinture : Valery Larbaud, Saint-John Perse, Paul Morand, Gaston Gallimard, Robert Desnos, Max Jacob, Louis Jouvet, Drieu La Rochelle, Martin du Gard, Jean Cocteau, Pablo Picasso, André Gide, André Malraux, Pierre Bonnard, Joseph Kessel, André Dunoyer de Segonzac, Paul Valéry, Marie Laurencin, Blaise Cendrars, Jacques Thévenet, Emmanuel Berl, Kees Van Dongen et Georges Clémenceau « romancier17 », pour s’en tenir aux seuls titres des chapitres ; mais, bien entendu, les personnalités rencontrées sont beaucoup plus nombreuses. Et, comme il n’est pas question de les convoquer toutes, on retiendra quelques éléments des portraits que Beucler a tracés de ses deux modèles favoris, comme cette analyse de l’esprit giralducien, fait d’insouciance et de mélancolie, de lucidité et d’idéal : « Nous étions en 1939. […] La guerre montait l’escalier, regardait par le trou de la serrure. Il le savait. Mais déjà il semblait appartenir à quelque civilisation disparue avec son élégance, avec sa loyauté et ses temples d’Éphèse ; non qu’il ne fût plus de ce monde, qu’il ne suivît plus le peloton dans la course à la mort ; il restait léger au contraire, il restait jeune, sportif, curieux, il aimait les farces, les parties de machines à sous, la flânerie, la causette avec la caissière du grand café, la province, mais il aurait voulu revenir en arrière, ou courir plus vite que les autres et arriver dans un monde neuf, lavé à grande eau, encaustiqué, débastillé, purgé, prêt à recevoir les purs, les heureux. Il aurait voulu tout recommencer par le minéral, les plantes, les insectes, les bêtes et les jeunes filles. »
Quant à l’auteur du Piéton de Paris, c’est cent anecdotes qu’il faudrait citer mais on préférera d’une part un passage qui montre quelle complicité fraternelle l’unissait à Beucler, de l’autre à quel point Fargue fut reconnu bien plus grand poète par ses pairs qu’on ne le sait aujourd’hui : « ‘Tu me racontes que tu t’apprêtes à aller passer deux ou trois mois en Russie. Pour quoi faire ? Reste avec nous…’
« Nous, c’étaient les hommes du gaz que l’on accompagnait parfois sur leur parcours, les concierges des grands hôtels, les huissiers avec lesquels Fargue était en relation et dont il lisait tout haut les exploits, comme des poèmes ; c’étaient les phasmes et les caméléons du Jardin des Plantes devant lesquels il se plantait comme une caméra ; le passage Choiseul où il se souvenait de l’arrivée d’Anatole France muni de ses adjectifs ; parfois la clientèle du Mont de Piété ; […] Enfin, nous, c’était Paris, âme damnée. »
Et voici l’irruption de Paul Claudel, un hôte inattendu, alors que Fargue devenu hémiplégique n’a plus que quelques semaines à vivre : « Les deux hommes s’étaient rencontrés chez Mallarmé, avaient connu Verlaine et serraient la main, dans leur jeunesse, à un vieux méconnu qui avait serré celle de Baudelaire. Je présumais que l’auteur de L’annonce s’était inquiété de la santé d’un important et excellent ami qu’il admirait, et lui avait apporté du réconfort. Pas du tout. Ils avaient constaté ensemble que le Verbe se trouvait toujours au commencement, que la vie est un texte, que la question de la rime devenait brûlante, mais que Dieu, comme l’avait écrit Claudel ailleurs, ne cessait de fournir la matière inépuisable des récits et des chants du plus grand poète comme du plus pauvre oiseau. Bref, me confia Fargue, nous avons sauvé le monde à voix basse. »
Quel plus bel hommage rendre à celui qui, en mourant, laissait un inédit au titre emblématique, Vivre ensemble18 ? Ainsi l’œuvre d’André Beucler oscille-t-elle de la fantaisie à la sensibilité la plus fine, de la projection vers un avenir inquiétant au retour vers un passé consolant, de l’humour à l’émotion et mêle à peu près tous les genres narratifs avec une inventivité peu commune ; l’écrivain, qui de surcroît était un excellent dessinateur, a su illustrer le vingtième siècle littéraire, dans sa diversité et sa richesse, tant par ses fictions que par ses témoignages. « Gide était considéré comme le contemporain capital, selon André Rouveyre et bien d’autres », rappelle-t-il dans Plaisirs de mémoire : ne pourrait-on pas estimer qu’à sa manière, il fut et reste un des meilleurs « contemporains » ?
1. Produit en 1937, d’après un scénario de Charles Spaak, avec Jean Gabin et Mireille Balin dans les rôles principaux.
2. Une bibliographie complète, ainsi qu’une biographie – à laquelle le présent article emprunte de précieuses informations –, et de nombreux documents sont présentés sur le très beau site Internet de l’Association André Beucler. (http://www.andrebeucler.com)
3. Voir Passage de l’Odéon (2003) de Laure Murat, « Folio », 2005, p. 202-214.
4. « [Gaston Gallimard ] ne voulut jamais me laisser m’embarquer pour les États-Unis, où j’avais cependant reçu un grand prix, à Hollywood, pour un scénario intitulé Le dernier jour » ; De Saint-Pétersbourg à Saint-Germain-des-Prés, Gallimard, 1980, p. 103.
5. Dans le volume d’hommage au critique (La NRF, 1er juillet 1936), Beucler a signé un article intitulé « Thibaudet, professeur d’histoire à Besançon », p. 76-83.
6. Voir la « Notule à propos du film tiré du roman » dans la réédition « Folio » de Gueule d’amour, p. 11-12.
7. Beucler, né à Saint-Pétersbourg, était à demi russe par sa mère, son père étant, lui, originaire du Pays de Montbéliard ; sa jeunesse se partagera ainsi entre une scolarité de pensionnaire en Franche-Comté et des vacances en Russie ; sa femme Natacha, qu’il épousera trois fois, était elle-même une émigrée russe.
8. Sur la demande d’Emmanuel Berl, Beucler sera l’auteur de la première biographie du Führer, L’ascension de Hitler : du village autrichien au coup d’État de Munich, Les Éditions Nationales, 1937.
9. Paul Renard, « Exercices d’amitié : Léon-Paul Fargue et André Beucler », Revue des Sciences Humaines, « Fargue… variations », n° 274, 2/2004, p. 189-190.
10. Beucler avait consacré un article aux premiers titres publiés par Malraux dans La Revue des Vivants en septembre-octobre 1932 ; repris dans le n° 1 (juin 1993) de Plaisirs de mémoire et d’avenir, cahiers publiés par l’Association André Beucler, fondée par les deux fils de l’écrivain, Serge et Roland Beucler.
11. Document présenté sur le site Internet.
12. Même sentiment, à la même époque, chez Joseph Delteil – ami de Beucler : « […] favorable à l’Europe […], inquiet comme tous les Européistes face à la menace bolchevique, face à la montée des États-Unis aux dépens des vieux pays européens. » (Robert Briatte, Préface à L’homme coupé en morceaux de Joseph Delteil, Le Temps qu’il fait, 2005, p. 11-12).
13. Encore une anticipation puisque ce jeu, américain à l’origine et devenu quasi universel, a été créé en 1935.
14. On pense au film d’Emir Kusturika, La Vie est un miracle (2004), titre que n’aurait pas renié Beucler ; le climat de « bordel » est d’ailleurs commun aux deux œuvres. Le chemin de fer est également un thème essentiel du Mauvais sort, ainsi que le note François Bott : « Dans ce roman, André Beucler désigne les gares et les trains comme le rendez-vous de tous les sentiments. » (Sur la planète des sentiments, Le Cherche Midi, 1998, p. 15).
15. Le Temps qu’il fait, 1989 (posthume).
16. Fargue et Beucler ont signé, en 1945, une série de textes écrits à deux mains sous le titre Composite.
17. Chose peu connue, le « Tigre » avait publié en 1898 un roman, Les plus forts.
18. Publié la première fois par Le Temps qu’il fait en 1999.
Ouvrages d’André Beucler offerts en librairie :
Romans et nouvelles : Le mauvais sort, roman, Le Castor Astral, 1995 ; Entrée du désordre, nouvelles, Phébus, 1995 ; La ville anonyme, roman, « L’Imaginaire », Gallimard, 1998 ; Gueule d’amour, roman, Folio, 2003.
Souvenirs et portraits : De Saint-Pétersbourg à Saint-Germain-des-Prés, Gallimard, 1980 ; Plaisirs de mémoire, Gallimard, 1982 ; Les instants de Giraudoux, Le Castor Astral, 1995 ; Dimanche avec Léon-Paul Fargue, Le Temps qu’il fait, 1997 ; Vingt ans avec Léon-Paul Fargue, Mémoire du Livre, 1999.