Jamais Anne-Marie Alonzo, dont l’activité littéraire au Québec a été fourmillante : écriture, édition, présence active partout où la cause de la culture était en jeu, jamais cette artiste d’une immense réceptivité n’est parvenue s’imposer la lecture de l’œuvre qui a pour décor la ville de ses souvenirs d’enfance. Les images qu’elle en conservait devaient demeurer inaltérables et le resteront jusqu’à sa mort le 11 juin 2005. Ce texte met en lumière la permanence et la profondeur des traces qui s’inscrivent au cœur des êtres dans les premiers moments de leur vie.
Je suis née à Alexandrie. J’ai émigré au Québec en 1963. J’avais douze ans. Trois ans plus tard, je suis paralysée, à la suite d’un accident de voiture. Je n’ai jamais revu Alexandrie. Comme je n’ai jamais lu Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell. Je connais au moins les titres Justine, Mountolive et Cléa.
J’ai déjà eu les livres en main, je devais avoir quinze ou seize ans, j’ai commencé à lire Justine, après tout, cette histoire se passait dans ma ville natale, j’ai donc commencé à lire mais le livre m’est vite tombé des mains. On lit pourtant bien cette note explicative au début du livre de poche, prêté pour ce texte par une amie égyptienne : « Le personnage principal est sans doute Alexandrie, cité exotique et décadente, pleine de beauté et de pittoresque, symbole d’un monde essentiellement érotique ».
Tout cela est bien loin de l’Alexandrie de mes douze ans. Je ne me retrouve pas dans les quelques pages que je lis furtivement. J’ai quinze ans. Je ne me suis pas encore guérie du chagrin de l’exil. Je m’ennuie des plages de Rushdie, de notre appartement rue Champollion au cinquième. L’école des sœurs bavaroises de Saint-Charles-Boromée me manque terriblement.
Je suis une enfant qui quitte sa vie, son école, ses amies. Je connais une Alexandrie sage qui me mène de la maison à l’école, à la plage, chez mes grands-parents, au sporting club où je suis des cours de ballet et de tennis.
L’amour, la passion, la jalousie s’y mêlent et contribuent à créer un climat unique, intense, extraordinairement sensuel.
Mes parents sortent souvent le soir, vont danser, vont prendre un verre avec des amis. Peut-être connaissent-ils cette Alexandrie symbole d’un monde essentiellement érotique. Rien n’y paraît. Les parents ne racontent pas leurs frasques à leur fillette de douze ans lorsqu’ils rentrent à la maison à deux heures du matin.
Vingt ans plus tard j’apprends que mon père a dû sortir ma mère furtivement d’un grand cabaret parce que le roi Farouk venait de faire son entrée.
Le roi avait l’habitude de choisir une femme dans l’assistance, de l’inviter à sa table et de la garder pour la nuit, mariée ou pas. Le mari devait s’y soumettre sans mot dire quitte à se faire montrer du doigt par la communauté bien-pensante. Alexandrie érotique
Pendant que j’écris ce texte, je lis, pour m’en inspirer, non pas les livres, ce serait tricher, mais les quatrièmes de couverture des quatre tomes du Quatuor d’Alexandrie.
Ainsi Balthazar, le tome deux, se situe en Grèce cette fois, où nous dit-on l’écrivain s’est réfugié après la débâcle de sa liaison avec Justine. Ce tome fait suite à Justine dont il est le double et le prolongement dans le cycle alexandrin que termineront Mountolive et Cléa.
Quant à Mountolive, l’Égypte pour lui c’est Alexandrie, la beauté du soir sur les eaux du lac Maréotis. Je connais si peu l’Alexandrie de mes douze ans que je ne sais même pas qu’il y a un lac Maréotis. D’Alexandrie, je ne connais que la mer sur les plages de Rushdie.
La belle Cléa clôt le Quatuor d’une Alexandrie âpre et terrifiante, car c’est ainsi que la voyait Darley avant son exil en Grèce. Mais il la voit maintenant telle qu’elle est : un port modeste sur une lagune.
Ce n’est certes pas un port modeste sur une lagune dont je me souviens de mon Alexandrie chérie. Mais un port immense pouvant accueillir une flotte complète.
Je n’ai pas lu Le quatuor d’Alexandrie au grand dam de mes amis intellectuels. Je ne crois pas le lire de si tôt. Les quatrièmes de couverture m’ont largement suffi, je préfère garder mes souvenirs exquis.
Durrell est à l’index dans les écoles, et lire les auteurs arabes n’est pas non plus monnaie courante dans les écoles catholiques d’Alexandrie en 1958. On ne connaît ni leurs noms ni leurs œuvres. Les cours en arabe à Saint-Charles-Boromée sont consacrés aux mathématiques, à la biologie et à l’étude du Coran dans le texte. Un groupe d’élèves (dont je fais partie, par paresse car la langue arabe classique est extrêmement difficile) tente de boycotter l’étude du Coran sous prétexte que les élèves musulmanes ne sont pas obligées de suivre les cours de catéchisme. Les discussions se corsent dans le bureau de la mère supérieure. Rien n’y fait. Les cours sont maintenus.
C’est au Québec que je lis Nadjib Mahfuz et tous les romanciers égyptiens ou libanais en exil dont la merveilleuse Andrée Chedid. Je publie également aux éditions Trois, les auteures Andrée Dahan et Mona Latif-Ghattas, toutes deux égyptiennes.
Je ne suis jamais retournée à Alexandrie depuis mon accident. Les barrières architecturales y sont trop importantes. Je ne pourrais donc jamais vérifier si la ville dissolue que décrit Lawrence Durrell existe toujours. Cela m’étonnerait. L’Égypte du roi Farouk n’est plus et l’État musulman ne permettrait sûrement pas une telle décadence.
J’écris Alexandrie. Dans Droite et de profil, Bleus de mine, Le livre des ruptures J’écris mon Alexandrie. Mythique. J’invente, je fabule. Je suis partie trop tôt, trop jeune. Ma langue arabe est la langue de l’enfance. La langue naïve, crédule. Nous sommes une famille francophone, nous ne parlons l’arabe qu’avec les gens du pays. C’est la raison pour laquelle nous choisissons le Canada, le Québec, Montréal. On y parle français.
Ma mère est morte le 5 avril 1999. Les trois derniers jours de sa vie, elle a regardé des photos d’Alexandrie avec ses sœurs. Peut-être retrouvait-elle cette Alexandrie by night, celle des soirées dansantes et érotiques dont parle Lawrence Durrell dans Justine. Ma mère est morte en disant « je glisse » en arabe, elle qui ne parlait plus l’arabe que pour faire des blagues ou devant les petits-enfants pour qu’ils ne la comprennent pas.
Alexandrie-la-grande, la mystérieuse, l’érotique, la sensuelle est morte le 5 avril 1999 sous les yeux fermés de ma mère.