Julio Cortázar est né en 1914 à Bruxelles de parents argentins, il est mort en 1984 à Paris, où il a été enseignant et traducteur pendant une trentaine d’années. Il est notamment l’auteur, mondialement connu, de Marelle, Les armes secrètes, et du Livre de Manuel, pour lequel on lui a décerné le Prix Médicis étranger en 1974. Cette entrevue a été réalisée en mai 1978.
Nuit blanche : Julio, on a l’impression que tu contestes en permanence la réalité telle qu’on la vit par exemple dans la quotidienneté, que tu la contestes, ou que tu la refuses. Tu sembles avoir un malin plaisir à rechercher le grain de sable capable de dérégler l’ordre apparent, l’unité factice. Est-ce que tu es d’accord avec cette façon de voir qui est peut-être très présente dans Marelle, par exemple ?
Julio Cortázar : Oui, en principe je suis d’accord, mais si tu veux, en l’ajustant un tout petit peu. Parce que ce serait faux de dire que je refuse ou que je regrette la réalité. Au contraire, du point de vue vital, personnel, je suis très réaliste. S’il y a quelqu’un qui est heureux d’être vivant, c’est moi. J’ai le sentiment que j’ai une vie, une vie unique ; et tout le long de cette vie j’ai essayé de vivre de la façon la plus intense possible. Donc, de ce point de vue, je suis très content d’être plongé dans la réalité ; et la réalité me donne énormément de choses.
Ceci dit, dès l’enfance, mon idée de cette réalité n’était pas la même que celle de mes camarades d’études, parce que pour eux la réalité était toujours l’acceptation un peu conformiste d’une réalité imposée par la voix intellectuelle. Ils savaient déjà ce qu’était une chaise, un crayon, leur maman. Et pour moi, tout était un peu flou, c’est-à-dire que tout le temps j’avais une impression un peu poreuse de la réalité. Et c’est encore ainsi aujourd’hui. C’est-à-dire que j’accepte la réalité ; mais pour moi en tout cas, c’est une espèce d’immense éponge pleine de trous, et par ces trous il se glisse tout le temps des éléments, des prétendues coïncidences, qu’on appelle le hasard aussi, qui la modifie, qui la fait basculer, qui la fait changer. Et alors, c’est à ce moment-là que je sens arriver ce qui dans mes contes prend le côté du fantastique, de ce qu’on appelle fantastique.
Il y a une chose aussi qui traverse ton œuvre par rapport à cette perception de la réalité ; on a l’impression que tu as des comptes à régler avec un vieux principe occidental, la causalité.
J.C. : Ah ! oui, ça, certainement. Si tu fais une allusion directe à ces deux choses qu’on appelle le temps et l’espace dont on ne connaît pas la nature. On peut être aristotélicien, on peut être kantien, on peut même les sentir comme les sentent les hindous, par exemple. C’est-à-dire que la notion du temps et de l’espace, qui détermine la causalité, les relations de cause et d’effet dans le temps et dans l’espace, pour moi ça ne marche pas simplement. J’ai l’impression qu’il y a des causes qui déclenchent des effets absolument imprévus selon une logique aristotélicienne, et qu’il y a des prétendus effets qui peuvent répondre à un système de causes qui n’est pas celui qu’apparemment aurait déterminé cet effet-là. C’est une chose que j’éprouve tous les jours, et tu as dû en trouver des traces dans des histoires comme « L’homme à l’affût » et dans d’autres récits.
L’impression que j’ai comme lecteur, c’est que j’assiste à une série d’effets dont j’ignore les causes. Et à ce moment-là – et ça c’est une autre question – qu’est-ce que le fantastique et quels types de rapports détermine-t-il entre littérature et réalité ?
J.C. : Il y a là deux questions. La première touche toujours à ce problème de la causalité, et surtout au problème du temps, du fait que moi, je me sens projeté très souvent dans des bifurcations du temps, dans des temps qui ne sont plus ceux que je peux mesurer avec ma montre-bracelet. Une bonne partie de mes contes fantastiques se jouent autour de cette modification de la notion ordinaire, causale du temps. Ça, je ne peux pas l’expliquer. Simplement, je le subis. Il y a des moments où je me trouve placé dans des situations temporelles qui ne coïncident plus avec les situations ordinaires de la temporalité. Quant à ta dernière question, je l’ai déjà oubliée.
Quels types de rapports, dans l’œuvre de Cortázar, littérature et réalité suscitent-elles? Est-ce que le fantastique transforme la réalité? Est-ce que le fantastique perçoit un certain nombre de choses qui sont au-delà de la réalité?
J.C. : Oui, mais tu vois, là, une fois de plus, il y a le problème de la terminologie et du vocabulaire qui est très dangereux, parce que nous, les Occidentaux, nous sommes par définition des êtres binaires et assez manichéens dans l’ensemble. Faire cette division vraiment manichéenne entre réalité et fantastique, moi, je ne l’ai jamais accepté. Je pense que le fantastique fait partie de la réalité. C’est, si tu veux, le côté moins connu, plus exceptionnel et qui n’est pas l’objet des lois. Il n’y a pas de lois qui embrassent le fantastique. Mais, pour moi, le fantastique est aussi réel que la prétendue réalité. C’est seulement des moments interstitiels, si tu veux, dans la réalité, les trous dans l’éponge, mais qui pour moi ont une charge de réalité en général plus forte que la réalité elle-même. Quand il y a une irruption fantastique, soit dans ma vie, soit dans un conte que j’écris, le côté fantastique est plus réel que la réalité. En fait, le fantastique fait un peu rétrograder la réalité, l’estompe, la met en deuxième plan, jusqu’à ce qu’il arrive à sa fin ; et alors la réalité reprend tout son poids, parce que nous revenons à notre système, à nos codes, à nos lois, à notre logique.
Dans tes livres, l’animal paraît représenter la plupart du temps une menace occulte, ou encore il introduit, dans l’ordre linéaire de la réalité, une rupture. Je pense particulièrement à une nouvelle que je trouve très belle, qui est « Été », où dans l’image du cheval blanc se concentre tout ce qui n’est pas dit. Est-ce que tu peux dire à quoi correspond à ce moment-là l’animalité ? Ou je pense encore à l’image du tigre qui se promène dans cet appartement sans qu’on sache exactement ce qu’il y fait.
J.C. : Oui. Je crois pouvoir répondre, peut-être à moitié, à la question, parce que ce sentiment initial par rapport aux animaux, et surtout aux insectes, s’est un peu extrapolé le long de ma vie, et ça a compris disons l’ensemble du règne animal. J’ai toujours vu les animaux comme des êtres qui partagent une grande partie de mon monde, parce que j’ai avec eux des rapports, des parallèles de ressemblance que je n’ai pas avec les plantes. Je méprise assez le règne végétal, où l’incommunication est totale, tandis qu’avec les animaux, même ceux qui sont le plus loin de moi, je partage le fait de bouger, de crier, de coïncider sur tant de plans. C’est pour cela que je ne trouve pas très étrange qu’à un moment donné, quand j’ai commencé à écrire des contes fantastiques, certaines forces, appelons ça pulsions si tu veux, qui étaient très intenses en moi et qui avaient besoin de s’exprimer, mais ne pouvaient pas s’exprimer de façon directe parce qu’il n’y a pas de façon directe, se soient pour ainsi dire incarnées, aient trouvé leur symbole dans un animal ou une conduite animale.
Tu as cité deux, trois contes. J’en ajouterais un qui me vient à la mémoire maintenant. C’est l’histoire de l’homme qui vomit des petits lapins. Ces lapins évidemment incarnent, à ce moment-là de ma vie, une névrose, une névrose assez forte, assez grave, que j’ai subie à cette époque-là ; et ça trouve son incarnation, son expression symbolique, dans l’image des petits lapins. Et dans ce conte, « Été », qui est aussi très autobiographique, le cheval blanc a été pour moi l’incarnation totale d’une force démoniaque, d’une force qui essayait non seulement de me détruire mais aussi tout ce qui m’entourait, et surtout ce moment de ma vie qui était sur le point de se briser d’ailleurs. Le cheval blanc incarnait la force qui essayait de le briser et qui l’a finalement brisé. Tu sais ça vient d’une hallucination visuelle ; dans la grande fenêtre d’une maison d’été (de l’autre côté il n’y avait que les ténèbres de la campagne, du jardin), un soir où j’écoutais de la musique, j’ai senti comme si d’une seconde à l’autre une grande tête de cheval blanc pouvait s’y précipiter et, si tu veux, me menacer de l’extérieur rien qu’en me regardant. Et j’ai eu très peur. Ça a été comme un cauchemar éveillé. J’ai senti la présence d’un cheval blanc. Après j’ai oublié, mais mes contes se déclenchent toujours comme ça. Ce sont des espèces d’irruption. Et puis tout le reste s’est passé sur la machine à écrire.
Il semble y avoir chez Julio Cortázar deux esthétiques. Dans un texte, tu décris l’esthétique de la nouvelle en utilisant des images tirées du combat de boxe, celle de la forme du gant par exemple, alors que dans le roman on a l’impression que la matière s’étale, s’étale mais en se fragmentant. À quoi correspond chez Julio Cortázar l’écriture d’une nouvelle, et à quoi correspond l’écriture d’un roman ?
J.C. : La question est très claire, et j’espère que la réponse le sera aussi. Tout dépend du point de départ. Tu sais, moi, je ne suis pas un homme systématique, je ne fais pas de plan de travail. Soit pour la nouvelle, soit pour le roman, il y a une espèce de situation, une espèce d’irruption qui se fait à un moment donné en moi. N’importe quel incident, n’importe quelle chose parfois assez banale, assez triviale, déclenchent un besoin de les continuer sous la forme narrative. Et je me mets à ma machine à écrire, et je commence soit un roman soit une nouvelle, la plupart du temps sans savoir exactement comment ça va finir. Ce qui provoque pour moi le plaisir ludique d’écrire, étant moi-même celui qui ne sait pas exactement ce qui va se passer.
Mais il y a une chose que je sais parfaitement bien. Avant d’écrire la première phrase, je sais que le sujet A va donner une nouvelle et que le sujet B a besoin d’un roman. Et ça porte à une autre chose qui est assez importante, en tout cas dans mon esprit, c’est-à-dire la différence capitale entre la nouvelle et le roman. Dans ces réflexions dont tu parlais tout à l’heure, j’assimile la nouvelle à la notion de la sphère, la sphère comme corps géométrique parfait, qui est absolument fermé sur lui-même dans la perfection, parce que pas un seul point ne peut dépasser sa surface. Ça, c’est le symbole de la nouvelle. Une nouvelle est une chose fatale, un récit très court qui doit se boucler d’une façon parfaite, comme une sphère, pour être vraiment une nouvelle telle que je l’entends. Par contre, le roman n’est jamais une sphère. Le roman est ce que Umberto Eco appelle l’œuvre ouverte, c’est-à-dire la possibilité de se déplier, de bifurquer. Le roman est un arbre, et la nouvelle est une sphère.
À mon avis, l’image est très juste, parce que les romans chez toi ne se terminent pas.
J.C. : Si, et j’en suis très content. J’espère qu’ils se continuent dans le lecteur. Ça, c’est mon ambition et mon espoir.
Depuis la prise du pouvoir par Videla et ses successeurs en Argentine, il y a quelque chose qui s’est dessiné chez toi, qui est – l’expression est sans doute maladroite – une problématique de l’engagement. Par exemple, tu as fait partie du tribunal Russell.
J.C. : Oui.
Est-ce que tu pourrais décrire comment tu entrevois ce rôle comme écrivain par rapport à ton pays d’origine ?
J.C. : Mon rôle, hélas, est le rôle de tous les intellectuels en exil, c’est-à-dire très modeste. Nous n’avons plus les illusions que les intellectuels avaient au XIXe siècle, où ils se prenaient pour des petits dieux. Ils croyaient que la littérature et la poésie pourraient modifier le cours de l’histoire. Nous savons très bien que ce n’est pas possible. Mais justement, ayant perdu ces illusions naïves, nous avons une conscience plus précise et plus efficace de nos possibilités. Je continue à croire que le travail combattant, disons, d’un écrivain avec ses armes à lui, qui ne sont pas la mitraillette et le fusil mais la machine à écrire, est beaucoup plus efficace que ne le pensent certains militants qui voudraient que tout le monde soit des guérilleros ou des combattants armés. Je crois que le travail qu’on a pu faire dans des institutions comme le tribunal Russell ou la commission d’Helsinki et des organisations comme Amnesty et tant d’autres est un travail qui oblige très souvent les dictatures latino-américaines à rebrousser chemin sur certaines voies, à contrôler un peu plus leurs actes. Et finalement, je crois que notre travail fera partie du , appelons ça le détonateur définitif, qui un jour nous rendra la liberté et la souveraineté.
Ce qui n’empêche que dans une certaine mesure il y a une espèce de scission chez Julio Cortázar, parce qu’à ma connaissance, à l’exception peut-être du Livre de Manuel, on ne peut pas parler, mais pas du tout, de littérature engagée.
J.C. : Non, en effet. Je n’appartiens pas à ce genre d’écrivains qui obéissent à cent pour cent à une ligne politique. Je n’appartiens à aucune ligne politique. J’ai une idéologie socialiste ; ça, c’est bien clair dans ce que j’écris et dans ce que je vis, mais je garde ma totale liberté d’écrivain et je lutte pour que les véritables intellectuels défendent et gardent leur totale liberté de création. C’est-à-dire que je peux écrire un livre engagé comme le Livre de Manuel ou certaines nouvelles, dont par exemple deux ont été interdites par la junte à Buenos Aires. Mais en même temps je garde le droit d’écrire des textes carrément narratifs, ludiques, poétiques, avec de l’humour, et où les allusions politiques, l’engagement politique, n’existent pratiquement pas. Sans la liberté de création, pourrions-nous lutter pour la liberté ?
Julio Cortázar a publié :
Les gagnants, Fayard, 1961, « Folio », Gallimard, 1982 ; Gites, Gallimard, 1968 ; Tous les feux le feu, Gallimard, 1970 ; Soixante-deux maquettes à monter, Gallimard, 1971 ; Les armes secrètes, « Folio », Gallimard, 1973, 1993 ; Livre de Manuel, Gallimard, 1974, « Folio », Gallimard, 1987 ; Octaèdre : nouvelles, Gallimard, 1976 ; Le bestiaire d’Aloys Zoti, Ricci, 1976 ; Façons de perdre, Gallimard, 1978 et 1993 ; Tapies, Maeght, 1979 ; Marelle, Gallimard, 1979 ; Les Rois, Actes Sud, 1982 ; Nous l’aimons tant Glenda, Gallimard, 1982 ; Les Autonautes de la cosmoroute ou un voyage intemporel Paris-Marseille, Gallimard, 1983 ; Heures indues, Gallimard, 1986 ; Entretiens avec Omar Prego, Gallimard, 1986 ; Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, Gallimard, 1987 ; Cronopes et Fameux, Gallimard, 1987, « Folio », 1993 ; Prose de l’observatoire, Gallimard, 1988 ; Un certain Lucas, Gallimard, 1989 ; Fantômas contre les vampires des multinationales, La Différence, 1991 ; Soupe à la sainte-façon, La Différence, 1991 ; Épreuves, La Différence, 1991 ; Nouvelles intégrales : 1945-1982, Gallimard, 1993 ; Les fils de la vierge, M. Solal, 1994.